Ce fut le vingt-cinq septembre que commencèrent les travaux de la nouvelle façade du Bonheur des dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse, avait enlevé l'affaire, dans la dernière réunion générale du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à la réalisation de son rêve : cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-Décembre, était comme l'épanouissement même de sa fortune. Aussi voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il en fit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs, leur donna le soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur le chantier, le geste victorieux dont il scella la pierre, d'un coup de truelle. Depuis des semaines, il était inquiet, agité d'un tourment nerveux, qu'il ne parvenait pas toujours à cacher ; et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Tout l'après-midi, il sembla revenu à sa gaieté d'homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu'il traversa le réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il reparut fiévreux, souriant d'un air pénible, les traits tirés par le mal inavoué qui le rongeait. Il était repris.

Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d'être désagréable à Denise. Elle avait remarqué l'amour transi de Colomban, elle eut l'idée de plaisanter les Baudu. Comme Marguerite taillait son crayon en attendant les clientes, elle lui dit à voix haute :

Vous savez, mon amoureux d'en face... Il finit par me chagriner dans cette boutique noire, où il n'entre jamais personne.

Il n'est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit épouser la fille du patron.

Tiens ! reprit Clara, ce serait drôle de l'enlever alors !... Je vais en faire la blague, parole d'honneur !

Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-ci lui pardonnait tout ; mais l'idée de sa cousine Geneviève mourante, achevée par cette cruauté, la jetait hors d'elle. Justement, une cliente se présentait, et comme madame Aurélie venait de descendre au sous-sol, elle prit la direction du comptoir, elle appela Clara.

Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de cette dame que de causer.

Je ne causais pas.

Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame tout de suite.

Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force, sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis une autorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promena en silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses. Marguerite s'était remise à tailler son crayon, dont la mine cassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde de résister à Mouret, hochant la tête, n'avouant pas l'enfant qu'elle avait fait par hasard, mais déclarant que, si l'on se doutait des embarras d'une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.

Vous vous fâchez ? dit une voix derrière Denise.

C'était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène, elle parlait bas, en souriant.

Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir à bout de mon petit monde.

La lingère haussa les épaules.

Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous voudrez.

Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie. Depuis la fin d'août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise, disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait maintenant en sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur était qu'on ne les envoyât un beau matin s'aimer dehors, car ces messieurs de la direction décrétaient l'amour exécrable et mortel à la vente. C'était au point que, lorsqu'elle rencontrait Baugé dans les galeries, elle affectait de ne pas le connaître. Justement, elle venait d'avoir une alerte, le père Jouve avait failli la surprendre causant avec son mari, derrière une pile de torchons.

Tenez ! il m'a suivie, ajouta-t-elle, après avoir conté vivement l'aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez !

Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté de blanc, le nez à l'affût de quelque faute. Mais, lorsqu'il aperçut Denise, il fit le gros dos et passa d'un air aimable.

Sauvée ! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans la gorge... Dites donc, s'il m'arrivait malheur, vous parleriez pour moi ? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné, on sait qu'un mot de vous révolutionnerait la maison.

Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi, troublée de ces allusions amicales. C'était vrai, du reste. Elle avait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries qui l'entouraient. Lorsque madame Aurélie remonta, et qu'elle trouva le rayon tranquille et actif, sous la surveillance de la seconde, elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouret lui-même, son amabilité grandissait chaque jour pour une personne qui pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première. Le règne de Denise commençait.

Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu'il continuait contre la jeune fille, il y avait d'abord une antipathie de nature. Il la détestait pour sa douceur et son charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui mettrait la maison en péril, le jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte : ce qu'on avait gagné par les femmes, s'en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitait avec le dédain d'un homme sans passion, dont le métier était de vivre d'elles, et qui avait perdu ses illusions dernières, en les voyant à nu, dans les misères de son trafic. Au lieu de le griser, l'odeur des soixante-dix mille clientes lui donnait d'intolérables migraines : il battait ses maîtresses, dès qu'il rentrait chez lui. Et ce qui l'inquiétait surtout, devant cette petitevendeuse devenue peu à peu si redoutable, c'était qu'il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de ses refus. Pour lui, elle jouait un rôle, le plus habile des rôles ; car, si elle s'était livrée le premier jour, Mouret sans doute l'aurait oubliée le lendemain ; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n'aurait pas agi d'une autre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute son attitude simple, sans être pris maintenant d'une peur véritable, comme s'il avait eu, en face de lui, une mangeuse de chair déguisée, l'énigme sombre de la femme, la mort sous les traits d'une vierge. De quelle manière déjouer la tactique de cette fausse ingénue ? Il ne cherchait plus qu'à pénétrer ses artifices, dans l'espoir de les dévoiler au grand jour ; certainement, elle commettrait quelque faute, il la surprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la maison retrouverait enfin son beau fonctionnement de machine bien montée.

Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle à l'inspecteur. C'est moi qui vous récompenserai.

Mais Jouve y apportait de la mollesse, car il avait pratiqué les femmes, et il songeait à se mettre du côté de cette enfant, qui pouvait être la maîtresse souveraine du lendemain. S'il n'osait plus y toucher, il la trouvait diablement jolie. Son colonel, autrefois, s'était tué pour une gamine pareille, une figure insignifiante, délicate et modeste, dont un seul regard retournait les cœurs.

Je veille, je veille, répondait-il. Mais, parole d'honneur ! je ne découvre rien.

Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant de commérages abominables, sous les flatteries et le respect que Denise sentait monter autour d'elle. La maison entière, à cette heure, racontait qu'elle avait eu jadis Hutin pour amant ; on n'osait jurer que la liaison continuât, seulement on les soupçonnait de se revoir, de loin en loin. Et Deloche aussi couchait avec elle : ils se retrouvaient sans cesse dans les coins noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritable scandale !

Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des dentelles ? répétait Bourdoncle.

Non, monsieur, rien encore, affirmait l'inspecteur.

C'était surtout avec Deloche que Bourdoncle comptait surprendre Denise. Un matin, lui-même les avait aperçus en train de rire dans le sous-sol. En attendant, il traitait la jeune fille de puissance à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assez forte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service, s'il perdait la partie.

Je vous recommande le jeune homme des dentelles, concluait-il chaque fois. Ils sont toujours ensemble. Si vous les pincez, appelez-moi, et je me charge du reste.

Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Etait-ce possible ? cette enfant le torturait à ce point ! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous semoquaient d'elle, lui-même l'avait trouvée laide d'abord. Laide ! et, maintenant, elle l'aurait fait mettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s'était amusé à cette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l'aimait-il depuis la première minute, même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un groupe de fillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une enfant pareille, était-ce possible ? Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.

Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait, il voulait se dégager de cette possession imbécile. Qu'avait-elle donc pour le lier ainsi ? ne l'avait-il pas vue sans chaussures ? n'était-elle pas entrée presque par charité ? Au moins, s'il se fût agi d'une de ces créatures superbes qui ameutent la foule mais cette petite fille, cette rien du tout ! Elle avait, en somme, une de ces figures moutonnières dont on ne dit, rien. Elle ne devait même pas être d'une intelligence vive, car il se rappelait ses mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui une rechute de passion,comme une terreur sacrée d'avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu'on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montait un charme, d'une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la première venue ; bientôt, le charme agissait avec une force lente, invincible ; on lui appartenait à jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et son menton troués de fossettes ; tandis que ses lourds cheveux blonds semblaient s'éclairer aussi, d'une beauté royale et conquérante. Il s'avouait vaincu, elle était intelligente comme elle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être. Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n'avaient qu'une éducation de frottement, le vernis qui s'écaille des filles déclassées, elle, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine. Les idées commerciales les plus larges naissaient de la pratique, sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient la volonté et l'amour de l'ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.

Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination ? Vingt fois, il l'avait suppliée, augmentant ses offres, offrant de l'argent, beaucoup d'argent. Puis, il s'était dit qu'elle devait être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dès qu'un rayon serait vacant. Et elle refusait, elle refusait encore ! C'était pour lui une stupeur, une lutte où son désir s'enrageait. Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder, car il avait toujours regardé la sagesse d'une femme commeune chose relative. Il ne voyait plus d'autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres ; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeurait tremblant, bouleversé de son impuissance.

Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse. L'image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d'elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures : besogne qu'il accomplissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disant toujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritable conseil des ministres, une réunion des douze intéressés de la maison, qu'il lui fallait présider : on discutait les questions d'ordre intérieur, on examinait les achats, on arrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus compliquées. Après le conseil, elle l'accompagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne des comptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait toute une foule, les fabricants de la France entière, de hauts industriels, des banquiers, des inventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée des millions, entretiens rapides où l'on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minute en décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la retrouvait debout, à un élancement de son cœur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu'ellene voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait signer le courrier, le travail machinal de sa main recommençait, pendant qu'elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule, durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journée recommençait, ces journées si actives, si pleines d'un colossal labeur, que l'ombre fluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.

Mais c'est surtout pendant son inspection quotidienne des magasins, qu'il sentait sa misère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser de douleur, parce qu'une petite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, il traînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, le dégoût le prenait de sa puissance, il ne lui venait que des nausées, d'un bout à l'autre des galeries. D'autres fois, il aurait voulu étendre son empire, le faire si grand, qu'elle se serait livrée peut-être, d'admiration et de peur.

D'abord, en bas, dans les sous-sols, il s'arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvait toujours rue Neuve-Saint-Augustin ; mais on avait dû l'élargir, elle avait maintenant un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix haute des grandes eaux ; c'étaient des arrivages du monde entier, des files de camions venus de toutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomber chez lui, il songeait qu'il était un des maîtres de la fortune publique, qu'il tenait dans sesmains le sort de la fabrication française, et qu'il ne pouvait acheter le baiser d'une de ses vendeuses.

Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partie des sous-sols en bordure sur la rue Monsigny. Vingt tables s'y allongeaient, dans la clarté pâle des soupiraux ; tout un peuple de commis s'y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises, les marquant en chiffres connus ; et l'on entendait sans relâche le ronflement voisin de la glissoire, qui dominait les voix. Des chefs de rayon l'arrêtaient, il devait résoudre des difficultés, confirmer des ordres. Ce fond de cave s'emplissait de l'éclat tendre des satins, de la blancheur des toiles, d'un déballage prodigieux où les fourrures se mêlaient aux dentelles, et les articles de Paris, aux portières d'Orient. Lentement, il marchait parmi ces richesses jetées sans ordre, entassées à l'état brut. En haut, elles allaient s'allumer aux étalages, lâcher le galop de l'argent à travers les comptoirs, aussi vite emportées que montées, dans le furieux courant de vente qui traversait la maison. Lui, songeait qu'il avait offert à la jeune fille des soies, des velours, tout ce qu'elle voudrait prendre à pleines mains, dans ces tas énormes, et qu'elle avait refusé, d'un petit signe de sa tête blonde.

Ensuite, il se rendait à l'autre bout des sous-sols, pour donner son coup d'œil habituel au service du départ. D'interminables corridors s'étendaient, éclairés au gaz ; à droite et à gauche, les réserves, fermées par des claies, mettaient comme des boutiques souterraines, tout un quartier commerçant, des merceries, des lingeries, des ganteries, des bimbeloteries, dormant dans l'ombre. Plus loin, se trouvait un des trois calorifères ; plus loin encore,un poste de pompiers gardait le compteur central, enfermé dans sa cage métallique. Il trouvait, au départ, les tables de triage encombrées déjà des charges de paquets, de cartons et de bottes, que des paniers descendaient continuellement ; et Campion, le chef du service, le renseignait sur la besogne courante, tandis que les vingt hommes placés sous ses ordres distribuaient les paquets dans les compartiments, qui portaient chacun le nom d'un quartier de Paris, et d'où les garçons les montaient ensuite aux voitures, rangées le long du trottoir. C'étaient des appels, des noms de rues jetés, des recommandations criées, tout un vacarme, toute une agitation de paquebot, sur le point de lever l'ancre. Et il restait un moment immobile, il regardait ce dégorgement de marchandises, dont il venait de voir la maison s'engorger, à l'extrémité opposée des sous-sols : l'énorme courant aboutissait là, sortait par-là dans la rue, après avoir déposé de l'or au fond des caisses. Ses yeux se troublaient, ce départ colossal n'avait plus d'importance, il ne lui restait qu'une idée de voyage, l'idée de s'en aller dans des pays lointains, de tout abandonner, si elle s'obstinait à dire non.

Alors, il remontait, il continuait sa tournée, parlant et s'agitant davantage, sans pouvoir se distraire. Au second étage, il visitait le service des expéditions, cherchait des querelles, s'exaspérait sourdement contre la régularité parfaite de la machine qu'il avait réglée lui-même. Ce service était celui qui prenait de jour en jour l'importance la plus considérable : il nécessitait à présent deux cents employés, dont les uns ouvraient, lisaient, classaient les lettres venues de la province et de l'étranger, tandis queles autres réunissaient dans des cases les marchandises demandées par les signataires. Et le nombre des lettres croissait tellement, qu'on ne les comptait plus ; on les pesait, il en arrivait jusqu'à cent livres par jour. Lui, fiévreux, traversait les trois salles du service, questionnait Levasseur, le chef, sur le poids du courrier : quatre-vingts livres, quatre-vingt-dix parfois, le lundi cent. Le chiffre montait toujours, il aurait dû être ravi. Mais il demeurait frissonnant, dans le tapage que l'équipe voisine des emballeurs faisait en clouant des caisses. En vain, il battait la maison : l'idée fixe restait enfoncée entre ses deux yeux, et à mesure que sa puissance se déroulait, que les rouages des services et l'armée de son personnel défilaient devant lui, il sentait plus profondément l'injure de son impuissance. Les commandes de l'Europe entière affluaient, il fallait une voiture des Postes spéciale pour apporter la correspondance ; et elle disait non, toujours non.

Il redescendait, visitait la caisse centrale, où quatre caissiers gardaient les deux coffres-forts géants, dans lesquels venaient de passer, l'année précédente, quatre-vingt-huit millions. Il donnait un coup d'œil au bureau de la vérification des factures, qui occupait vingt-cinq employés, choisis parmi les plus sérieux. Il entrait au bureau de défalcation, un service de trente-cinq jeunes gens, les débutants de la comptabilité, chargés de contrôler les notes de débit et de calculer le tant pour cent des vendeurs. Il revenait à la caisse centrale, s'irritait à la vue des coffres-forts, marchait au milieu de ces millions, dont l'inutilité le rendait fou. Elle disait non, toujours non.Non toujours, dans tous les comptoirs, dans les galeries de vente, dans les salles, dans les magasins entiers ! Il allait de la soie à la draperie, du blanc aux dentelles ; il montait les étages, s'arrêtait sur les ponts volants, prolongeait son inspection avec une minutie maniaque et douloureuse. La maison s'était agrandie démesurément, il avait créé ce rayon, cet autre encore, il gouvernait ce nouveau domaine, il étendait son empire jusqu'à cette industrie, la dernière conquise ; et c'était non, toujours non, quand même. Aujourd'hui, son personnel aurait peuplé une petite ville : il y avait quinze cents vendeurs, mille autres employés de toute espèce, dont quarante inspecteurs et soixante-dix caissiers ; les cuisines seules occupaient trente-deux hommes ; on comptait dix commis pour la publicité, trois cent cinquante garçons de magasin portant la livrée, vingt-quatre pompiers à demeure. Et, dans les écuries, des écuries royales, installées rue Monsigny, en face des magasins, se trouvaient cent quarante-cinq chevaux, tout un luxe d'attelage déjà célèbre. Les quatre premières voitures qui remuaient le commerce du quartier, autrefois, lorsque la maison n'occupait encore que l'angle de la place Gaillon, étaient montées peu à peu au chiffre de soixante-deux : petites voitures à bras, voitures à un cheval, lourds chariots à deux chevaux. Continuellement, elles sillonnaient Paris, conduites avec correction par des cochers vêtus de noir, promenant l'enseigne d'or et de pourpre du Bonheur des dames. Même elles sortaient des fortifications, couraient la banlieue ; on les rencontrait dans les chemins creux de Bicêtre, le long des berges de la Marne, jusque sous les ombrages de la forêt de Saint-Germain ; parfois, du fond d'une avenue ensoleillée, enplein désert, en plein silence, on en voyait une surgir, passer au trot de ses bêtes superbes, en jetant à la paix mystérieuse de la grande nature la réclame violente de ses panneaux vernis. Il rêvait de les lancer plus loin, dans les départements voisins, il aurait voulu les entendre rouler sur toutes les routes de France, d'une frontière à l'autre. Mais, il ne descendait même plus visiter ses chevaux, qu'il adorait. A quoi bon cette conquête du monde, puisque c'était non, toujours non ?

Maintenant, le soir, lorsqu'il arrivait devant la caisse de Lhomme, il regardait encore par habitude le chiffre de la recette, inscrit sur une carte, que le caissier embrochait dans une pique de fer, à côté de lui ; rarement le chiffre tombait au-dessous de cent mille francs, il montait parfois à huit ou neuf cent mille, les jours de grande exposition ; et ce chiffre ne sonnait plus à son oreille comme un coup de trompette, il regrettait de l'avoir regardé, il en emportait une amertume, la haine et le mépris de l'argent.

Mais les souffrances de Mouret devaient grandir. Il devint jaloux. Un matin, dans le cabinet, avant le conseil, Bourdoncle osa lui faire entendre que cette petite fille des confections se moquait de lui.

Comment ça ? demanda-t-il très pâle.

Eh oui ! elle a des amants ici même.

Mouret eut la force de sourire.

Je ne songe plus à elle, mon cher. Vous pouvez parler... Qui donc, des amants ?

Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentelles, Deloche, ce grand garçon bête... Je n'affirme rien, je ne les ai pas vus. Seulement, il paraît que ça crève les yeux.

Il y eut un silence. Mouret affectait de ranger des papiers sur son bureau, pour cacher le tremblement de ses mains. Enfin, il dit sans lever la tête.

Il faudrait des preuves, tâchez de m'apporter des preuves... Oh ! pour moi, je vous le répète, je m'en moque, car elle a fini par m'agacer. Mais nous ne pourrions tolérer des choses pareilles chez nous.

Bourdoncle répondit simplement :

Soyez tranquille, vous aurez des preuves un de ces jours. Je veille.

Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n'eut plus le courage de revenir sur cette conversation, il vécut dans la continuelle attente d'une catastrophe, où son cœur resterait broyé. Et son tourment le rendit terrible, la maison entière trembla. Il dédaignait de se cacher derrière Bourdoncle, il faisait lui-même les exécutions, dans un besoin nerveux de rancune, se soulageant à abuser de sa puissance, de cette puissance qui ne pouvait rien pour le contentement de son désir unique. Chacune de ses inspections devenait un massacre, on ne le voyait plus paraître, sans qu'un frisson de panique soufflât de comptoir en comptoir. Justement, on entrait dans la morte-saison d'hiver, et il balaya les rayons, il entassa les victimes, poussant tout à la rue. Sa première idée était de chasser Hutin et Deloche ; puis, il avait réfléchi que, s'il ne les gardait pas, il ne saurait jamais rien ; et les autrespayaient pour eux, le personnel entier craquait. Le soir, quand il se retrouvait seul, des larmes lui gonflaient les paupières.

Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyait remarquer que le gantier Mignot volait. Toujours des filles aux allures étranges rôdaient devant son comptoir ; et l'on venait d'arrêter une d'elles, les hanches garnies et la gorge bourrée de soixante paires de gants. Dès lors, une surveillance fut organisée, l'inspecteur prit Mignot en flagrant délit, facilitant les tours de main d'une grande blonde, une ancienne vendeuse du Louvre tombée au trottoir : la manœuvre était simple, il affectait de lui essayer des gants, attendait qu'elle se fût emplie, et la menait ensuite à une caisse, où elle en payait une paire. Justement, Mouret se trouvait là. D'habitude, il préférait ne pas se mêler de ces sortes d'aventures, qui étaient fréquentes ; car, malgré le fonctionnement de machine bien réglée, un grand désordre régnait dans certains rayons du Bonheur des dames, et il ne se passait pas de semaine, sans qu'on chassât un employé pour vol. Même la direction aimait mieux faire le plus de silence possible autour de ces vols, jugeant inutile de mettre la police sur pied, ce qui aurait étalé une des plaies fatales des grands bazars. Seulement, ce jour-là, Mouret avait le besoin de se fâcher, et il traita violemment le joli Mignot, qui tremblait de peur, la face blême et décomposée.

Je devrais appeler un sergent de ville, cria-t-il au milieu des autres vendeurs. Mais répondez ! quelle est cette femme ?... Je vous jure que j'envoie chercher le commissaire, si vous ne me dites pas la vérité.

On avait emmené la femme, deux vendeuses la déshabillaient. Mignot balbutia :

Monsieur, je ne la connais pas autrement... C'est elle qui est venue...

Ne mentez donc pas ! interrompit Mouret avec un redoublement de violence. Et personne ici qui nous avertisse ! Vous vous entendez tous, ma parole ! Nous sommes dans une véritable forêt de Bondy, volés, pillés, saccagés ! C'est à n'en plus laisser sortir un seul, sans fouiller ses poches !

Des murmures se firent entendre. Les trois ou quatre clientes, qui achetaient des gants, restaient effarées.

Silence ! reprit-il furieusement, ou je balaie la maison !

Mais Bourdoncle était accouru, inquiet à l'idée du scandale. Il murmura quelques mots à l'oreille de Mouret, l'affaire prenait une gravité exceptionnelle ; et il le décida à conduire Mignot dans le bureau des inspecteurs, une pièce située au rez-de-chaussée, près de la porte Gaillon. La femme se trouvait là, en train de remettre tranquillement son corset. Elle venait de nommer Albert Lhomme. Mignot, questionné de nouveau, perdit la tête, sanglota : lui, n'était pas coupable, c'était Albert qui lui envoyait ses maîtresses ; d'abord, il les avantageait simplement, les faisait profiter des occasions ; puis, quand elles finissaient par voler, il était trop compromis déjà pour avertir ces messieurs. Et ceux-ci apprirent alors toute une série de vols extraordinaires : des marchandises enlevées par des filles, qui allaient les attacher sous leurs jupons, dans les cabinets luxueux, installés près dubuffet ; au milieu des plantes vertes ; des achats qu'un vendeur négligeait d'appeler à une caisse, lorsqu'il y conduisait une cliente, et dont il partageait le prix avec le caissier ; jusqu'à de faux " rendus ", des articles qu'on annonçait comme rentrés dans la maison, pour empocher l'argent remboursé fictivement ; sans compter le vol classique, des paquets sortis le soir sous la redingote, roulés autour de la taille, parfois même pendus le long des cuisses. Depuis quatorze mois, grâce à Mignot et à d'autres vendeurs sans doute qu'ils refusèrent de nommer, il se faisait ainsi, à la caisse d'Albert, une cuisine louche, tout un gâchis impudent, pour des sommes dont on ne connut jamais le chiffre exact.

Cependant, la nouvelle s'était répandue dans les rayons. Les consciences inquiètes frissonnaient, les honnêtetés les plus sûres d'elles redoutaient le coup de balai général. On avait vu Albert disparaître dans le bureau des inspecteurs. Ensuite Lhomme était passé, étouffant, le sang au visage, le cou serré déjà par l'apoplexie. Puis, madame Aurélie elle-même venait d'être appelée ; et elle, la tête haute sous l'affront, avait la bouffissure grasse et blême d'un masque de cire. L'explication dura longtemps, personne n'en sut au juste les détails : on raconta que la première des confections avait giflé son fils, à lui retourner la tête, et que le vieux brave homme de père pleurait, pendant que le patron, sorti de toutes ses habitudes de grâce, jurait comme un charretier, en voulant absolument livrer les coupables aux tribunaux. Cependant, on étouffa le scandale. Seul, Mignot fut chassé sur-le-champ. Albert ne disparut que deux jours plus tard ; sans doute, sa mère avait obtenuqu'on ne déshonorât pas la famille par une exécution immédiate. Mais la panique souffla plusieurs jours encore, car, après la scène, Mouret s'était promené d'un bout à l'autre des magasins, l'œil terrible, sabrant devant lui ceux qui osaient simplement lever les yeux.

Que faites-vous là, monsieur, à regarder les mouches ?... Passez à la caisse !

Enfin, l'orage éclata un jour sur la tête de Hutin lui-même. Favier, nommé second, mangeait le premier, afin de le déloger de sa place. C'était la continuelle tactique, des rapports sournois adressés à la direction, des occasions exploitées pour faire prendre le chef de comptoir en défaut. Donc, un matin, comme Mouret traversait la soie, il s'arrêta, surpris de voir Favier en train de modifier les étiquettes de tout un solde de velours noir.

Pourquoi baissez-vous les prix ? demanda-t-il. Qui vous en a donné l'ordre ?

Le second, qui menait grand bruit autour de ce travail, comme s'il eût voulu accrocher le directeur au passage, en prévoyant la scène, répondit d'un air naïvement surpris :

Mais c'est monsieur Hutin, monsieur.

Monsieur Hutin !... Où est donc monsieur Hutin ?

Et lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeur était descendu le chercher, une explication vive s'engagea. Comment ! il baissait maintenant les prix de lui-même ! Mais il parut très étonné à son tour, il avait simplement causé de cette baisse avec Favier, sansdonner un ordre positif. Alors, ce dernier prit l'air chagrin d'un employé qui se voit dans l'obligation de contredire son supérieur. Pourtant, il voulait bien accepter la faute, s'il s'agissait de le tirer d'un mauvais pas. Du coup, les choses se gâtèrent.

Entendez-vous ! monsieur Hutin, criait Mouret, je n'ai jamais toléré ces tentatives d'indépendance... Nous seuls décidons de la marque.

Il continua, d'une voix âpre, avec des intentions blessantes, qui surprirent les vendeurs, car d'ordinaire ces sortes de discussions avaient lieu à l'écart, et le cas pouvait du reste venir en effet d'un malentendu. On sentait chez lui comme une rancune inavouée à satisfaire. Enfin, il le prenait donc en défaut, ce Hutin qu'on donnait pour amant à Denise ! il pouvait donc se soulager un peu, en lui faisant sentir durement qu'il était le maître ! Et il exagérait les choses, il finissait par insinuer que la baisse des prix cachait des intentions peu honnêtes.

Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettre cette baisse... Elle est nécessaire, vous le savez, car ces velours n'ont pas réussi.

Mouret voulut couper court, par une dernière dureté.

C'est bien, monsieur, nous examinerons l'affaire... Et ne recommencez pas, si vous tenez à la maison.

Il tourna le dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant que Favier pour vider son cœur, lui jura qu'il allait flanquer sa démission à la tête de cette brute-là. Puis, il ne parla plus de s'en aller, il remuait seulement toutes les accusations abominables qui traînaient parmi lesvendeurs contre les chefs. Et Favier, l'œil luisant, se défendait, avec de grandes démonstrations de sympathie. Il avait dû répondre, n'est-ce pas ? et puis, est-ce qu'on pouvait s'attendre à une pareille histoire pour des bêtises ? Sur quoi donc marchait le patron, depuis quelque temps, qu'il devenait indécrottable ?

Oh ! sur quoi il marche, on le sait, reprit Hutin. Est-ce ma faute, à moi, si cette grue des confections le fait tourner en bourrique !... Voyez-vous, mon cher, le coup vient de là. Il sait que j'ai couché avec, et ça ne lui est pas agréable ; ou bien c'est elle qui veut me faire flanquer à la porte, parce que je la gêne... Je vous jure qu'elle aura de mes nouvelles, si jamais elle tombe sous ma patte.

Deux jours plus tard, comme Hutin était monté à l'atelier des confections, en haut, sous les toits, pour recommander lui-même une ouvrière, il eut un léger sursaut, en apercevant, au bout d'un couloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtre ouverte, si enfoncés dans une conversation intime, qu'ils ne tournèrent pas la tête. L'idée de les faire surprendre lui vint brusquement, lorsqu'il s'aperçut que Deloche pleurait. Alors, il se retira sans bruit ; et, dans l'escalier, ayant rencontré Bourdoncle et Jouve, il leur conta une histoire, un des extincteurs dont la porte semblait arrachée de cette façon, ils monteraient, ils tomberaient sur les deux autres. Bourdoncle les découvrit le premier. Il s'arrêta net, dit à Jouve d'aller chercher le directeur, pendant que lui resterait là. L'inspecteur dut obéir, très contrarié de se compromettre dans une pareille affaire.

C'était un coin perdu du vaste monde où s'agitait le peuple du Bonheur des dames. On y arrivait par une complication d'escaliers et de couloirs. Les ateliers occupaient les combles, une suite de salles basses et mansardées, éclairées de larges baies taillées dans le zinc, uniquement meublées de longues tables et de gros poêles de fonte ; il y avait, à la file, des lingères, des dentelières, des tapissiers, des confectionneuses, vivant l'été et l'hiver dans une chaleur étouffante, au milieu de l'odeur spéciale du métier ; et l'on devait longer toute l'aile, prendre à gauche après les confectionneuses, monter cinq marches, avant d'atteindre ce bout écarté de corridor. Les rares clientes, qu'un vendeur amenait là parfois, pour une commande, reprenaient haleine, brisées, effarées, avec la sensation de tourner sur elles-mêmes depuis des heures, et d'être à cent lieues du trottoir.

Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche qui l'attendait. Comme seconde, elle était chargée des rapports du rayon avec l'atelier, où l'on ne faisait d'ailleurs que les modèles et les retouches ; et, à toute heure, elle montait, pour donner des ordres. Il la guettait, inventait un prétexte, filait derrière elle ; puis, il affectait la surprise, quand il la rencontrait, à la porte des confectionneuses. Elle avait fini par en rire, c'étaient comme des rendez-vous acceptés. Le corridor longeait le réservoir, un énorme cube de tôle qui contenait soixante mille litres d'eau ; et il y en avait, sur le toit, un second d'égale grandeur, auquel on arrivait par une échelle de fer. Un instant, Deloche causait, appuyé d'une épaule contre le réservoir, dans le continuel abandon de son grand corps ployé de fatigue. Des bruits d'eau chantaient,des bruits mystérieux dont la tôle gardait toujours la vibration musicale. Malgré le profond silence, Denise se retournait avec inquiétude, ayant cru voir passer une ombre sur les murailles nues, peintes en jaune clair. Mais, bientôt, la fenêtre les attirait, ils s'y accoudaient, s'y oubliaient dans des bavardages rieurs, des souvenirs sans fin sur le pays de leur enfance. Au-dessous d'eux, s'étendait l'immense vitrage de la galerie centrale, un lac de verre borné par les toitures lointaines, comme par des côtes rocheuses. Et ils ne voyaient au-delà que du ciel, une nappe de ciel, qui reflétait, dans l'eau dormante des vitres, le vol de ses nuages et le bleu tendre de son azur.

Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.

J'avais six ans, ma mère m'emmenait dans une carriole au marché de la ville. Vous savez qu'il y a treize bons kilomètres, il fallait partir de Briquebec à cinq heures... C'est très beau, par chez nous. Est-ce que vous connaissez ?

Oui, oui, répondait lentement Denise, les regards au loin. J'y suis allée une fois, mais j'étais bien petite... Des routes, avec des gazons à droite et à gauche, n'est-ce pas ? et, de loin en loin, des moutons lâchés deux à deux, traînant la corde de leurs entraves...

Elle se taisait, puis reprenait avec un vague sourire :

Nous autres, nous avons des routes droites pendant des lieues, entre les arbres qui font de l'ombre... Nous avons des herbages entourés de haies plus grandes que moi, où il y a des chevaux et des vaches... Nous avons une petite rivière, et l'eau est très froide, sous les broussailles, dans un endroit que je sais bien.

C'est comme nous ! c'est comme nous ! criait Deloche ravi. Il n'y a que de l'herbe, chacun enferme son morceau avec des aubépines et des ormes, et l'on est chez soi, et c'est tout vert, oh ! d'un vert qu'ils n'ont pas à Paris... Mon Dieu ! que j'ai joué au fond du chemin creux, à gauche, en descendant du moulin !

Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés et perdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l'infini, le Cotentin trempé par les haleines de l'océan, baigné d'une vapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat d'aquarelle. En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine en travail ; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes qui s'écrasaient là ; et eux, emportés par leur rêve, à sentir ainsi cette profonde et sourde clameur dont les toits frémissaient, croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, en secouant les grands arbres.

Mon Dieu ! mademoiselle Denise, balbutia Deloche, pourquoi n'êtes-vous pas plus gentille ?... Moi qui vous aime tant !

Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme elle voulait l'interrompre d'un geste, il continua vivement :

Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore... Nous nous entendrions si bien ensemble ! On a toujours à causer, quand on est du même pays.

Il suffoqua, elle put enfin dire doucement :

Vous n'êtes pas raisonnable, vous m'aviez promis de ne plus parler de cela... C'est impossible. J'ai beaucoup d'amitié pour vous, parce que vous êtes un brave garçon ; mais je veux rester libre.

Oui, oui, je sais, reprit-il d'une voix brisée, vous ne m'aimez pas. Oh ! vous pouvez le dire, je comprends ça, je n'ai rien pour que vous m'aimiez... Tenez ! il n'y a eu qu'une bonne heure dans ma vie, le soir où je vous ai rencontrée à Joinville, vous vous souvenez ? Un instant, sous les arbres, où il faisait si noir, j'ai cru que votre bras tremblait, j'ai été assez bête pour m'imaginer..

Mais elle lui coupa de nouveau la parole. Son oreille fine venait d'entendre les pas de Bourdoncle et de Jouve, au bout du corridor.

Ecoutez donc, on a marché.

Non, dit-il, en l'empêchant de quitter la fenêtre. C'est dans ce réservoir : il en sort toujours des bruits extraordinaires, on croirait qu'il y a du monde dedans.

Et il continua ses plaintes timides et caressantes. Elle ne l'écoutait plus, reprise d'une songerie à ce bercement d'amour, promenant ses regards sur les toitures du Bonheur des dames. A droite et à gauche de la galerie vitrée, d'autres galeries, d'autres halls luisaient au soleil, entre les combles troués de fenêtres et allongés symétriquement, comme des ailes de caserne. Des charpentes métalliques se dressaient, des échelles, des ponts, qui découpaient leur dentelle dans le bleu de l'air ; tandis que la cheminée des cuisines faisait une grosse fumée de fabrique, et que le grand réservoir carré, tenu en plein ciel sur des piliers de fonte, prenait un étrangeprofil de construction barbare, haussée à cette place par l'orgueil d'un homme. Au loin, Paris grondait.

Lorsque Denise revint de ces espaces, de ce développement du Bonheur où ses pensées flottaient comme dans une solitude, elle vit que Deloche s'était emparé de sa main. Et il avait le visage si bouleversé, qu'elle ne la retira pas.

Pardonnez-moi, murmura-t-il. C'est fini maintenant, je serais trop malheureux, si vous me punissiez en reprenant votre amitié... Je vous jure que je voulais vous dire autre chose. Oui, je m'étais promis de comprendre la situation, d'être bien sage...

Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d'affermir sa voix.

Car, enfin, je connais mon lot, dans l'existence. Ce n'est pas maintenant que la chance peut tourner. Battu là-bas, battu à Paris, battu partout. Voici quatre ans que je suis ici, et je reste le dernier du rayon... Alors, je voulais vous dire de ne pas avoir de la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus. Tâchez d'être heureuse, aimez-en un autre ; oui, ça me fera plaisir. Si vous êtes heureuse, je serai heureux... Ce sera mon bonheur.

Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avait posé les lèvres sur la main de la jeune fille, qu'il baisait d'un humble baiser d'esclave. Elle était très touchée, elle dit simplement, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitié des mots :

Mon pauvre garçon !

Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devant eux.

Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans les magasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvelle façade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait de longues heures, il tentait de s'intéresser à ces travaux, dont il avait si longtemps rêvé. C'était son refuge contre ses tourments, au milieu des maçons établissant les piles d'angle en pierre de taille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes. Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, les baies du premier étage, un développement de palais à l'état d'ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l'architecte l'ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les fers et les briques, descendait jusque dans les caves ; et le ronflement de la machine à vapeur, le tic-tac des treuils, le tapage des marteaux, la clameur de ce peuple d'ouvriers, au travers de cette grande cage entourée de planches sonores, arrivaient à l'étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre, noir de limaille, les pieds éclaboussés par les robinets des prises d'eau, si peu guéri de son mal, que l'angoisse revenait et battait son cœur à coups plus retentissants, à mesure que le vacarme du chantier s'éteignait derrière lui. Précisément, ce jour-là, une distraction lui avait rendu sa gaieté, il se passionnait en regardant sur un album les dessins des mosaïques et des terres cuites émaillées, qui devaient décorer les frises, lorsque Jouve était venu le chercher, essoufflé, très ennuyé de salir sa redingote parmi ces matériaux. D'abord, il avait crié qu'on pouvait bien l'attendre ; puis, sur un mot de l'inspecteur dit à voixbasse, il l'avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rien n'existait, la façade croulait avant d'être debout : à quoi bon ce triomphe suprême de son orgueil, si le nom seul d'une femme, murmuré tout bas, le torturait à ce point !

En haut, Bourdoncle et Jouve crurent prudent de disparaître. Deloche s'était enfui. Seule, Denise restait en face de Mouret, plus blanche que d'habitude, mais le regard franchement levé sur lui.

Mademoiselle, veuillez me suivre, dit-il d'une voix dure.

Elle le suivit, ils descendirent deux étages, traversèrent les rayons des meubles et des tapis, sans dire un mot. Quand il fut devant son cabinet, il ouvrit la porte toute grande.

Entrez, mademoiselle.

Et il referma la porte, il marcha jusqu'à son bureau. Le nouveau cabinet du directeur était plus luxueux que l'ancien, une tenture de velours vert avait remplacé le reps, un corps de bibliothèque incrusté d'ivoire tenait tout un panneau ; mais, sur les murs, on ne voyait toujours que le portrait de madame Hédouin, une jeune femme au beau visage calme, qui souriait dans son cadre d'or.

Mademoiselle, dit-il enfin, en tâchant de garder une sévérité froide, il y a des choses que nous ne pouvons tolérer... La bonne conduite est ici de rigueur...

Il s'arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colère qui lui montait des entrailles. Eh quoi ! c'était ce garçon qu'elle aimait, ce misérable vendeur, la risée deson comptoir ! c'était le plus humble et le plus gauche de tous qu'elle lui préférait, à lui, le maître ! car il les avait bien vus, elle abandonnant sa main, lui couvrant cette main de baisers.

J'ai été très bon pour vous, mademoiselle, continua-t-il, en faisant un nouvel effort. Je ne m'attendais guère à être récompensé de cette façon.

Denise, dès la porte, avait eu les yeux attirés par le portrait de madame Hédouin ; et, malgré son grand trouble, elle en demeurait préoccupée. Chaque fois qu'elle entrait à la direction, son regard se croisait avec celui de cette dame peinte. Elle en avait un peu peur, elle la sentait pourtant très bonne. Cette fois, elle trouvait là comme une protection.

En effet, monsieur, répondit-elle doucement, j'ai eu tort de m'arrêter à causer, et je vous demande pardon de cette faute... Ce jeune homme est de mon pays...

Je le chasse ! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce cri furieux.

Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant une vendeuse coupable d'une infraction au règlement, il se répandit en paroles violentes. N'avait-elle pas honte ? une jeune fille comme elle s'abandonner à un être pareil ! Et il en vint à des accusations atroces, il lui reprocha Hutin, d'autres encore, dans un tel flot de paroles, qu'elle ne pouvait même se défendre. Mais il allait faire maison nette, il les jetterait dehors à coups de pied. L'explication sévère qu'il s'était promis d'avoir, en suivant Jouve, tombait aux brutalités d'une scène de jalousie !

Oui, vos amants !... On me le disait bien, et j'étais assez bête pour en douter... Il n'y avait que moi ! il n'y avait que moi !

Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches. Elle n'avait pas compris d'abord. Mon Dieu ! il la prenait donc pour une malheureuse ? A un mot plus dur, elle se dirigea vers la porte, silencieusement. Et, sur un geste qu'il fit pour l'arrêter :

Laissez, monsieur, je m'en vais... Si vous croyez ce que vous dites, je ne veux pas rester une seconde de plus dans la maison.

Mais il se précipita devant la porte.

Défendez-vous, au moins !... Dites quelque chose !

Elle restait toute droite, dans un silence glacé. Longtemps, il la pressa de questions, avec une anxiété croissante ; et la dignité muette de cette vierge semblait une fois encore le calcul savant d'une femme rompue à la tactique de la passion. Elle n'aurait pu jouer un jeu qui le jetât à ses pieds, plus déchiré de doute, plus désireux d'être convaincu.

Voyons, vous dites qu'il est de votre pays... Vous vous êtes peut-être rencontrés là-bas... Jurez-moi qu'il ne s'est rien passé entre vous.

Alors, comme elle s'entêtait dans son silence, et qu'elle voulait toujours ouvrir la porte et s'en aller, il acheva de perdre la tête. Il eut une explosion suprême de douleur.

Mon Dieu ! je vous aime, je vous aime... Pourquoi prenez-vous plaisir à me martyriser ainsi ? Vous voyez bien que plus rien n'existe, que les gens dont je vous parle ne me touchent que par vous, que c'est vous seule maintenant qui importez dans le monde... Je vous ai crue jalouse et j'ai sacrifié mes plaisirs. On vous a dit que j'avais des maîtresses ; eh bien ! je n'en ai plus, c'est à peine si je sors. Ne vous ai-je pas préférée, chez cette dame ? n'ai-je pas rompu pour être à vous seule ? J'attends encore un remerciement, un peu de gratitude... Et, si vous craignez que je retourne chez elle, vous pouvez être tranquille : elle se venge, en aidant un de nos anciens commis à fonder une maison rivale... Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre cœur ?

Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il était prêt à lui pardonner, à s'aveugler, si elle daignait mentir. Et il disait vrai, le dégoût lui venait des filles ramassées dans les coulisses des petits théâtres et dans les restaurants de nuit ; il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis les pieds chez madame Desforges, où Bouthemont régnait maintenant, en attendant l'ouverture des nouveaux magasins : les Quatre Saisons, qui emplissaient déjà les journaux de réclames.

Dites, dois-je me mettre à genoux ? répéta-t-il, la gorge étranglée de larmes contenues.

Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son trouble, profondément remuée par cette passion souffrante.

Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sont des mensonges... Ce pauvre garçon de tout à l'heure est aussi peu coupable que moi.

Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant elle.

C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection... Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vous n'aimez personne ?

Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.

Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix tremblante. Oh ! vous pouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses... Vous aimez quelqu'un.

Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même la vérité sur son visage.

Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.

A son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendre contre lui ? aurait-elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments tout courage ? Quand il luiparlait ainsi, quand elle le voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait ; et elle ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison qui la tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du bonheur quelle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquille, et non pour obéir à l'idée de la vertu. Elle serait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le cœur séduit, si elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain. L'amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à l'approche du mâle.

Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta des papiers qu'il reposa tout de suite, en disant :

Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder malgré vous.

Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant. Si vous me croyez honnête, je reste... On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui le sont, je vous assure.

Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le portrait de madame Hédouin, de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison. Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu'il reconnaissait. Et c'était comme une résurrection, il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle qu'il avaitperdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.

Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites de moi ce qu'il vous plaira.

Alors, elle reprit sa gaieté :

C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humble qu'elle soit, est toujours utile à écouter, quand elle a un peu d'intelligence... Je ne ferai de vous qu'un brave homme, allez ! si vous vous remettez entre mes mains.

Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme. Il eut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu'à la porte, comme une dame.

Le lendemain, Denise était nommée première. La direction avait dédoublé le rayon des robes et costumes, en créant spécialement en sa faveur un rayon de costumes pour enfants, qui fut installé près du comptoir des confections. Depuis le renvoi de son fils, madame Aurélie tremblait, car elle sentait ces messieurs devenir froids et elle voyait de jour en jour grandir la puissance de la jeune fille. N'allait-on pas la sacrifier à cette dernière, en profitant d'un prétexte quelconque ? Son masque d'empereur soufflé de graisse semblait avoir maigri de la honte qui entachait maintenant la dynastie des Lhomme : et elle affectait de s'en aller chaque soir au bras de son mari, rapprochés tous deux par l'infortune, comprenant que le mal venait de la débandade de leur intérieur ; tandis que le pauvre homme, plus affecté qu'elle, dans la peur maladive qu'on ne le soupçonnât lui-même de vol, comptait deux fois les recettes,bruyamment, en faisant avec son mauvais bras de véritables miracles. Aussi, lorsqu'elle vit Denise passer première aux costumes pour enfants, éprouva-t-elle une joie si vive, qu'elle afficha à l'égard de celle-ci les sentiments les plus affectueux. C'était bien beau de ne pas lui avoir pris sa place. Et elle la comblait d'amitiés, la traitait désormais en égale, allait causer souvent avec elle, dans le rayon voisin, d'un air d'apparat, comme une reine mère rendant visite à une jeune reine.

Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination de première avait abattu autour d'elle les dernières résistances. Si l'on clabaudait toujours, par cette démangeaison de langue qui ravage toute réunion d'hommes et de femmes, on s'inclinait très bas jusqu'à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, se répandait en éloges. Clara elle-même, travaillée d'un sourd respect en face de cette fortune dont elle était incapable, avait plié la tête. Mais la victoire de Denise était plus complète encore sur ces messieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent que courbé en deux, sur Hutin pris d'inquiétude en sentant craquer sa situation, sur Bourdoncle enfin réduit à l'impuissance. Quand ce dernier l'avait vue sortir du cabinet de la direction, souriante, de son air tranquille, et que le lendemain le directeur avait exigé du conseil la création du nouveau comptoir, il s'était incliné, vaincu sous la terreur sacrée de la femme. Toujours il avait cédé ainsi devant la grâce de Mouret, il le reconnaissait pour son maître, malgré les fuites du génie et les coups de cœur imbéciles. Cette fois, la femme était la plus forte, et il attendait d'être emporté dans le désastre.

Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant. Elle était touchée de ces marques de considération, elle voulait y voir une sympathie pour la misère de ses débuts et le succès final de son long courage. Aussi accueillait-elle avec une joie rieuse les moindres témoignages d'amitié, ce qui la fit réellement aimer de quelques-uns, tellement elle était douce et accueillante, toujours prête à donner son cœur. Elle ne montra une invincible répulsion que pour Clara, car elle avait appris que cette fille s'était amusée, comme elle en annonçait en plaisantant le projet, à mener un soir Colomban chez elle ; et le commis, emporté par sa passion enfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que la triste Geneviève agonisait. On en causait au Bonheur, on trouvait l'aventure drôle.

Mais ce chagrin, le seul qu'elle eût au-dehors, n'altérait pas l'humeur égale de Denise. C'était surtout à son rayon qu'il fallait la voir, au milieu de son peuple de bambins de tout âge. Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, on comptait là une cinquantaine de fillettes, autant de garçons, tout un pensionnat turbulent, lâché dans les désirs de la coquetterie naissante. Les mères perdaient la tête. Elle, conciliante, souriait, faisait aligner ce petit monde sur des chaises, et, quand il y avait dans le tas une gamine rose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même, apportait la robe, l'essayait sur les épaules potelées, avec des précautions tendres de grande sœur' Des rires clairs sonnaient, de légers cris d'extase partaient, au milieu de voix grondeuses. Parfois, une fillette déjà grande personne, neuf ou dix ans, ayant auxépaules un paletot de drap, l'étudiait devant une glace, se tournait, la mine absorbée, les yeux luisant du besoin de plaire. Et le déballage encombrait les comptoirs, des robes en toile d'Asie rose ou bleue pour enfants d'un an à cinq ans, des costumes de marin en zéphir, jupe plissée et blouse ornée d'appliques en percale, des costumes Louis XV, des manteaux, des jaquettes, un pêle-mêle de vêtements étroits, raidis dans leur grâce enfantine, quelque chose comme le vestiaire d'une bande de grandes poupées, sorti des armoires et livré au pillage. Denise avait toujours au fond des poches quelques friandises, apaisait les pleurs d'un marmot désespéré de ne pas emporter des culottes rouges, vivait là parmi les petits, comme dans sa famille naturelle, rajeunie elle-même de cette innocence et de cette fraîcheur sans cesse renouvelées autour de ses jupes.

Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations amicales avec Mouret. Quand elle devait se rendre à la direction pour prendre des ordres ou pour donner un renseignement, il la retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'elle appelait en riant " faire de lui un brave homme ". Dans sa tête raisonneuse et avisée de Normande, poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur le nouveau commerce, qu'elle osait effleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait exprimé quelques-unes, le beau soir de leur promenade aux Tuileries. Elle ne pouvait s'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans être travaillée du besoin de mettre de l'ordre, d'améliorer le mécanisme. Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des dames, elle était surtout blessée par le sort précaire des commis ; les renvois brusques lasoulevaient, elle les trouvait maladroits et iniques, nuisibles à tous, autant à la maison qu'au personnel. Ses souffrances du début la poignaient encore, une pitié lui remuait le cœur, à chaque nouvelle venue qu'elle rencontrait dans les rayons, les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant sa misère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie des anciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et le triste défilé commençait : toutes mangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu, beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, les plus heureuses mariées, enterrées au fond d'une petite boutique de province. Etait-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année ? Et elle plaidait la cause des rouages de la machine, non par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés de l'intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on emploie du bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt du travail, des frais répétés de mise en train, toute une déperdition de force. Parfois, elle s'animait, elle voyait l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre. Il l'accusait de socialisme, l'embarrassait en lui montrant des difficultés d'exécution ; car elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s'en remettait bravement à l'avenir, lorsqu'elle s'apercevait d'un trou dangereux, au bout de sa pratique de cœur tendre. Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissantedes maux endurés, si convaincue, lorsqu'elle indiquait des réformes qui devaient consolider la maison ; et il l'écoutait en la plaisantant, le sort des vendeurs était amélioré peu à peu, on remplaçait les renvois en masse par un système de congés accordés aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secours mutuels, qui mettrait les employés à l'abri des chômages forcés, et leur assurerait une retraite. C'était l'embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle.

D'ailleurs, Denise ne s'en tenait pas à vouloir panser les plaies vives dont elle avait saigné : des idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle fit aussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu'il nourrissait depuis longtemps, celui de créer un corps de musique, dont les exécutants seraient tous choisis dans le personnel. Trois mois plus tard, Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction, le rêve de sa vie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les magasins, un concert et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à la clientèle, au monde entier. Les journaux s'en occupèrent, Bourdoncle lui-même, ravagé par ces innovations, dut s'incliner devant l'énorme réclame. Ensuite, on installa une salle de jeu pour les commis, deux billards, des tables de trictrac et d'échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours d'anglais et d'allemand, cours de grammaire, d'arithmétique, de géographie ; on alla jusqu'à des leçons d'équitation et d'escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à la disposition des employés. Et l'on ajouta encore un médecin à demeure donnant des consultations gratuites, des bains, des buffets, un salon de coiffure.Toute la vie était là, on avait tout sans sortir, l'étude, la table, le lit, le vêtement. Le Bonheur des dames se suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris, occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait si largement dans le fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au plein soleil.

Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise. Comme Bourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers qu'il aurait donné beaucoup pour la coucher lui-même dans le lit de Mouret, il fut acquis qu'elle n'avait pas cédé, que sa toute-puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elle devint populaire. On n'ignorait pas les douceurs qu'on lui devait, on l'admirait pour la force de sa volonté. En voilà une, au moins, qui mettait le pied sur la gorge du patron, et qui les vengeait tous, et qui savait tirer de lui autre chose que des promesses ! Elle était donc venue, celle qui faisait respecter un peu les pauvres diables ! Lorsqu'elle traversait les comptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air tendre et invincible, les vendeurs lui souriaient étaient fiers d'elle, l'auraient volontiers montrée à la foule. Denise, heureuse, se laissait porter par cette sympathie grandissante. Etait-ce possible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu des engrenages de la terrible machine ; longtemps, elle avait eu la sensation de n'être rien, à peine un grain de mil sous les meules qui broyaient un monde ; et, aujourd'hui, elle était l'âme même de ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un mot précipiter ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, elle n'avait pas voulu ces choses, elle s'était simplement présentée, sans calcul,avec l'unique charme de la douceur. Sa souveraineté lui causait parfois une surprise inquiète : qu'avaient-ils donc tous à lui obéir ? elle n'était point jolie, elle ne faisait pas le mal. Puis, elle souriait, le cœur apaisé, n'ayant en elle que de la bonté et de la raison, un amour de la vérité et de la logique qui était toute sa force.

Une des grandes joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoir être utile à Pauline. Celle-ci était enceinte, et elle tremblait, car deux vendeuses, en quinze jours, avaient dû partir au septième mois de leur grossesse. La direction ne tolérait pas ces accidents-là, la maternité était supprimée comme encombrante et indécente, à la rigueur, on permettait le mariage, mais on défendait les enfants. Pauline, sans doute, avait un mari dans la maison ; elle se méfiait pourtant, elle n'en était pas moins impossible au comptoir ; et, afin de retarder un renvoi probable, elle se serrait à étouffer, résolue de cacher ça tant qu'elle pourrait. Une des deux vendeuses congédiées venait justement d'accoucher d'un enfant mort, pour s'être torturé ainsi la taille ; on désespérait de la sauver elle-même. Cependant, Bourdoncle regardait le teint de Pauline se plomber, tandis qu'il lui trouvait une raideur pénible dans la démarche. Un matin, il était près d'elle, aux trousseaux, quand un garçon de magasin, qui enlevait un paquet, la heurta d'un tel coup, qu'elle porta les deux mains à son ventre, en poussant un cri. Tout de suite, il l'emmena, la confessa, soumit au conseil la question de son renvoi, sous le prétexte qu'elle avait besoin du bon air de la campagne : l'histoire du coup allait se répandre, l'effet serait désastreux sur le public, si elle faisait une fausse couche, comme il y en avait eu déjà une auxlayettes, l'année précédente. Mouret, qui n'assistait pas à ce conseil, ne put donner son avis que le soir. Mais Denise avait eu le temps d'intervenir, et il ferma la bouche de Bourdoncle, au nom des intérêts mêmes de la maison. On voulait donc ameuter les mères, froisser les jeunes accouchées de la clientèle ? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariée, qui deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femme spéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnes mœurs.

Le lendemain, lorsque Denise monta voir à l'infirmerie Pauline, qui avait dû s'aliter à la suite du coup reçu, celle-ci l'embrassa violemment sur les deux joues.

Que vous êtes gentille ! Sans vous ils me jetaient dehors... Et ne vous inquiétez pas, le médecin affirme que ce ne sera rien.

Baugé, échappé de son rayon, était là, de l'autre côté du lit. Il balbutiait aussi des remerciements, troublé devant Denise, qu'il traitait maintenant en personne arrivée et d'une classe supérieure. Ah ! s'il entendait encore des saletés sur son compte, c'était lui qui fermerait le bec des jaloux ! Mais Pauline le renvoya, en haussant amicalement les épaules.

Mon pauvre chéri, tu ne dis que des bêtises... Tiens ! laisse-nous causer.

L'infirmerie était une longue pièce claire, où douze lits s'alignaient, avec leurs rideaux blancs. On y soignait les commis logés dans la maison, lorsqu'ils ne témoignaient pas le désir de rejoindre leurs familles. Mais, ce jour-là, Pauline seule s'y trouvait couchée, près d'une des grandes fenêtres, qui ouvraient sur la rueNeuve-saint-Augustin. Et les confidences, les paroles tendres et chuchotées vinrent tout de suite, au milieu de ces linges candides, dans cet air assoupi, parfumé d'une vague odeur de lavande.

Il fait donc quand même ce que vous voulez ?... Comme vous êtes dure, de lui causer tant de peine ! Voyons, expliquez-moi ça puisque j'ose aborder ce sujet. Vous le détestez ?

Elle avait gardé la main de Denise, assise près du lit, accoudée au traversin ; et cette dernière, gagnée par une soudaine émotion, les joues envahies de rougeur, eut une faiblesse, à cette question directe et inattendue. Son secret lui échappa, elle cacha la tête dans l'oreiller, en murmurant :

Je l'aime !

Pauline restait stupéfaite.

Comment ! vous l'aimez ? Mais, c'est bien simple : dites oui.

Denise, le visage toujours caché, répondait non, d'un branle énergique de la tête. Et elle disait non, justement parce qu'elle l'aimait, sans expliquer cela. Certainement, c'était ridicule ; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire. La surprise de son amie augmentait, elle demanda enfin :

Alors, tout ça, c'est pour en arriver à ce qu'il vous épouse ?

Du coup, la jeune fille se redressa. Elle était bouleversée.

Lui, m'épouser ! oh ! non, oh ! je vous jure que je n'ai jamais voulu une pareille chose !... Non, jamais un tel calcul n'est entré dans ma tête, et vous savez que j'ai horreur du mensonge !

Dame ! ma chère, reprit doucement Pauline, vous auriez l'idée de vous faire épouser, que vous ne vous y prendriez pas autrement... Il faudra bien que ça finisse, et il n'y a encore que le mariage, puisque vous ne voulez point de l'autre affaire... Ecoutez, je dois vous prévenir que tout le monde a la même pensée : oui, on est persuadé que vous lui tenez la dragée haute pour le mener devant monsieur le maire... Mon Dieu ! quelle drôle de femme vous êtes !

Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur le traversin, sanglotant, répétant qu'elle finirait par s'en aller, puisqu'on lui prêtait sans cesse toutes sortes d'histoires, qui ne pouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand un homme aimait une femme, il devait l'épouser. Mais elle ne demandait rien, elle ne calculait rien, elle suppliait seulement qu'on la laissât vivre tranquille, avec ses chagrins et ses joies, comme tout le monde. Elle s'en irait.

A la même minute, en bas, Mouret traversait les magasins. Il avait voulu s'étourdir, en visitant les travaux une fois encore. Des mois s'étaient écoulés, la façade dressait maintenant ses lignes monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui la cachait au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l'œuvre : des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes ; on dorait le groupe central au-dessus de la porte, tandis que, surl'acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des villes manufacturières de la France. Du matin au soir, le long de la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnaient une foule de badauds, le nez en l'air, ne voyant rien, mais préoccupés des merveilles qu'on se racontait de cette façade, dont l'inauguration allait révolutionner Paris. Et c'était sur ce chantier enfiévré de travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son rêve, commencée par les maçons, que Mouret venait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de sa fortune. La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine, cette pensée qui, sans relâche, le traversait d'une flamme, comme l'élancement d'un mal inguérissable. Il s'était enfui, il n'avait pas trouvé un mot de satisfaction, craignant de montrer ses larmes, laissant derrière lui le dégoût du triomphe. Cette façade, qui se trouvait debout enfin, lui semblait petite, pareille à un de ces murs de sable que les gamins bâtissent, et l'on aurait pu la prolonger d'un faubourg de la cité à l'autre, l'élever jusqu'aux étoiles, elle n'aurait pas rempli le vide de son cœur, que seul le " oui " d'une enfant pouvait combler.

Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots contenus. Que voulait-elle donc ? il n'osait plus lui offrir de l'argent, l'idée confuse d'un mariage se levait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. Et, dans l'énervement de son impuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.

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