Monsieur Hennebeau s'était mis devant la fenêtre de son cabinet, pour voir partir la calèche qui emmenait sa femme déjeuner à Marchiennes. Il avait suivi un instant Négrel trottant près de la portière ; puis, il était revenu tranquillement s'asseoir à son bureau. Quand ni sa femme ni son neveu ne l'animaient du bruit de leur existence, la maison semblait vide. Justement, ce jour-là, le cocher conduisait Madame ; Rose, la nouvelle femme de chambre, avait congé jusqu'à cinq heures ; et il ne restait qu'Hippolyte, le valet de chambre, se traînant en pantoufles par les pièces, et que la cuisinière, occupée depuis l'aube à se battre avec ses casseroles, tout entière au dîner que ses maîtres donnaient le soir. Aussi, monsieur Hennebeau se promettait-il une journée de gros travail, dans ce grand calme de la maison déserte.

Vers neuf heures, bien qu'il eût reçu l'ordre de renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit d'annoncer, Dansaert, qui apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la réunion tenue la veille, dans la forêt ; et les détails étaient d'une telle netteté, qu'il l'écoutait en songeant aux amours avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres anonymes par semaine dénonçaient les débordements du maître porion : évidemment, le mari avait causé, cette police-là sentait le traversin. Il saisit même l'occasion, il laissa entendre qu'il savait tout, et se contenta de recommander la prudence, dans la crainted'un scandale. Effaré de ces reproches, au travers de son rapport, Dansaert niait, bégayait des excuses, tandis que son grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste, il n'insista pas, heureux d'en être quitte à si bon compte ; car, d'ordinaire, le directeur se montrait d'une sévérité implacable d'homme pur, dès qu'un employé se passait le régal d'une jolie fille, dans une fosse. L'entretien continua sur la grève, cette réunion de la forêt n'était encore qu'une fanfaronnade de braillards, n'en ne menaçait sérieusement. En tout cas, les corons ne bougeraient sûrement pas de quelques jours, sous l'impression de peur respectueuse que la promenade militaire du matin devait avoir produite.

Lorsque monsieur Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur le point d'envoyer une dépêche au préfet. La crainte de donner inutilement cette preuve d'inquiétude le retint. Il ne se pardonnait déjà pas d'avoir manqué de flair, au point de dire partout, d'écrire même à la Régie, que la grève durerait au plus une quinzaine. Elle s'éternisait depuis près de deux mois, à sa grande surprise ; et il s'en désespérait, il se sentait chaque jour diminué, compromis, forcé d'imaginer un coup d'éclat, s'il voulait rentrer en grâce près des régisseurs. Il leur avait justement demandé des ordres, dans l'éventualité d'une bagarre. La réponse tardait, il l'attendait par le courrier de l'après-midi. Et il se disait qu'il serait temps alors de lancer des télégrammes, pour faire occuper militairement les fosses, si telle était l'opinion de ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, à coup sûr. Une responsabilité pareille le troublait, malgré son énergie habituelle.

Jusqu'à onze heures, il travailla paisiblement, sans autre bruit, dans la maison morte, que le bâton à cirer d'Hippolyte, qui, très loin, au premier étage, frottait une pièce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dépêches, la première annonçant l'envahissement de Jean-Bart par la bande de Montsou, la seconde racontant les câbles coupés, les feux renversés, tout le ravage. Il ne comprit pas. Qu'est-ce que les grévistes étaient allés faire chez Deneulin, au lieu de s'attaquer à une fosse de la Compagnie ? Du reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela mûrissait le plan de conquête qu'il méditait. Et, à midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en silence par le domestique, dont il n'entendait même pas les pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses préoccupations, il se sentait froid au cœur, lorsqu'un porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la marche de la bande sur Mirou. Presque aussitôt, comme il achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine et Crèvecœur étaient menacés à leur tour. Alors, sa perplexité devint extrême. Il attendait le courrier à deux heures : devait-il tout de suite demander des troupes ? valait-il mieux patienter, de façon à ne pas agir avant de connaître les ordres de la Régie ? Il retourna dans son cabinet, il voulut lire une note qu'il avait prié Négrel de rédiger la veille pour le préfet. Mais il ne put mettre la main dessus, il réfléchit que peut-être le jeune homme l'avait laissée dans sa chambre, où il écrivait souvent la nuit. Et, sans prendre de décision, poursuivi par l'idée de cette note, il monta vivement la chercher, dans la chambre.

En entrant, monsieur Hennebeau eut une surprise : la chambre n'était pas faite, sans doute un oubli ou une paresse d'Hippolyte. Il régnait là une chaleur moite, la chaleur enfermée de toute une nuit, alourdie par la bouche du calorifère, restée ouverte ; et il fut pris aux narines, il suffoqua dans un parfum pénétrant, qu'il crut être l'odeur des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un grand désordre encombrait la pièce, des vêtements épars, des serviettes mouillées jetées aux dossiers des sièges, le lit béant, un drap arraché, traînant jusque sur le tapis. D'ailleurs, il n'eut d'abord qu'un regard distrait, il s'était dirigé vers une table, couverte de papiers, et il y cherchait la note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un à un, elle n'y était décidément pas. Où diable cet écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer ?

Et, comme monsieur Hennebeau revenait au milieu de la chambre en donnant un coup d'œil sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil à une étincelle. Il s'approcha machinalement, envoya la main. C'était, entre deux plis du drap, un petit flacon d'or. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le flacon d'éther qui ne la quittait jamais. Mais il ne s'expliquait pas la présence de cet objet : comment pouvait-il être dans le lit de Paul ? Et, soudain, il blêmit affreusement. Sa femme avait couché là.

Pardon, murmura la voix d'Hippolyte au travers de la porte, j'ai vu monter Monsieur...

Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna.

Mon Dieu ! c'est vrai, la chambre qui n'est pas faite ! Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le dos !

Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le serrait à le briser.

Que voulez-vous ?

Monsieur, c'est encore un homme... Il arrive de Crèvecœur, il a une lettre.

Bien ! laissez-moi, dites-lui d'attendre.

Sa femme avait couché là ! Quand il eut poussé le verrou, il rouvrit la main, il regarda le flacon, qui s'était marqué en rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait son ancien soupçon, les frôlements contre les portes, les pieds nus s'en allant la nuit par la maison silencieuse. Oui, c'était sa femme qui montait coucher là !

Tombé sur une chaise, en face du lit qu'il contemplait fixement, il demeura de longues minutes comme assommé. Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on essayait d'ouvrir. Il reconnut la voix du domestique.

Monsieur... Ah ! Monsieur s'est enfermé...

Quoi encore ?

Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dépêches.

Fichez-moi la paix ! dans un instant !

L'idée qu'Hippolyte aurait découvert lui-même le flacon, s'il avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et, d'ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvé vingt fois le lit chaud encore de l'adultère, des cheveux de madame traînant sur l'oreiller, des traces abominables souillant les linges. S'il s'acharnait à le déranger, c'était méchamment. Peut-être était-il demeuré l'oreille collé à la porte, excité par la débauche de ses maîtres.

Alors, monsieur Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. Le long passé de souffrance se déroulait, son mariage avec cette femme, leur malentendu immédiat de cœur et de chair, les amants qu'elle avait eus sans qu'il s'en doutât, celui qu'il lui avait toléré pendant dix ans, comme on tolère un goût immonde à une malade. Puis, c'était leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir, des mois d'alanguissement, d'exil ensommeillé, l'approche de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu débarquait, ce Paul dont elle devenait la mère, auquel elle parlait de son cœur mort, enterré sous la cendre à jamais. Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il adorait cette femme qui était la sienne, que des hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait avoir ! Il l'adorait d'une passion honteuse, au point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner le reste des autres ! Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant.

Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir monsieur Hennebeau. Il le reconnut, c'était le coup que l'on frappait, d'après ses ordres, lorsque arrivaitle facteur. Il se leva, il parla à voix haute, dans un flot de grossièreté, dont sa gorge douloureuse crevait malgré lui.

Ah ! je m'en fous ! ah ! je m'en fous, de leurs dépêches et de leurs lettres !

Maintenant, une rage l'envahissait, le besoin d'un cloaque, pour y enfoncer de telles saletés à coups de talon. Cette femme était une salope, il cherchait des mots crus, il en souffletait son image. L'idée brusque du mariage qu'elle poursuivait d'un sourire si tranquille entre Cécile et Paul acheva de l'exaspérer. Il n'y avait donc même plus de passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualité vivace ? Ce n'était à cette heure qu'un joujou pervers, l'habitude de l'homme, une récréation prise comme un dessert accoutumé. Et il l'accusait de tout, il innocentait presque l'enfant, auquel elle avait mordu, dans ce réveil d'appétit, ainsi qu'on mord au premier fruit vert, volé sur la route. Qui mangerait-elle, jusqu'où tomberait-elle, quand elle n'aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme ?

On gratta timidement à la porte, la voix d'Hippolyte se permit de souffler par le trou de la serrure :

Monsieur, le courrier... Et il y a aussi monsieur Dansaert qui est revenu, en disant qu'on s'égorge...

Je descends, nom de Dieu !

Qu'allait-il leur faire ? les chasser à leur retour de Marchiennes, comme des bêtes puantes dont il ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison de leur accouplement. C'étaitde leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont s'alourdissait la tiédeur moite de cette chambre ; l'odeur pénétrante qui l'avait suffoqué, c'était l'odeur de musc que la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un besoin charnel de parfums violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, l'odeur de la fornification, l'adultère vivant, dans les pots qui traînaient, dans les cuvettes encore pleines, dans le désordre des linges, des meubles, de la pièce entière, empestée de vice. Une fureur d'impuissance le jeta sur le lit à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places où il voyait l'empreinte de leurs deux corps, enragé des couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes sous ses coups, comme éreintés eux-mêmes des amours de toute la nuit.

Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. Une honte l'arrêta. Il resta un instant encore, haletant, à s'essuyer le front, à calmer les bonds de son cœur. Debout devant une glace, il contemplait son visage, si décomposé, qu'il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l'eut regardé s'apaiser peu à peu, par un effort de volonté suprême, il descendit.

En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d'une gravité croissante sur la marche des grévistes à travers les fosses ; et le maître porion lui conta longuement ce qui s'était passé à Mirou, sauvé par la belle conduite du père Quandieu. Il écoutait, hochait la tête ; mais il n'entendait pas, son esprit était demeuré là-haut, dans la chambre. Enfin, il les congédia, il dit qu'il allait prendre des mesures. Lorsqu'il se retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s'y assoupir, la tête entre les mains, lesyeux ouverts. Son courrier était là, il se décida à y chercher la lettre attendue, la réponse de la Régie, dont les lignes dansèrent d'abord. Pourtant, il finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient quelque bagarre : certes, ils ne lui commandaient pas d'empirer les choses ; mais ils laissaient percer que des troubles hâteraient le dénouement de la grève, en provoquant une répression énergique. Dès lors, il n'hésita plus, il lança des dépêches de tous côtés, au préfet de Lille, au corps de troupe de Douai, à la gendarmerie de Marchiennes. C'était un soulagement, il n'avait qu'à s'enfermer, même il fit répandre la rumeur qu'il souffrait de la goutte. Et, tout l'après-midi, il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les dépêches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi de loin la bande, de Madeleine à Crèvecœur, de Crèvecœur à la Victoire, de la Victoire à Gaston-Marie. D'autre part, des renseignements lui arrivaient sur l'effarement des gendarmes et des dragons, égarés en route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquées. On pouvait s'égorger et tout détruire, il avait remis la tête entre ses mains, les doigts sur les yeux, et il s'abîmait dans le grand silence de la maison vide, où il ne surprenait, par moments, que le bruit des casseroles de la cuisinière, en plein coup de feu, pour son dîner du soir.

Le crépuscule assombrissait déjà la pièce, il était cinq heures, lorsqu'un vacarme fit sursauter monsieur Hennebeau, étourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux misérables rentraient. Mais le tumulte augmentait, un cri éclata, terrible, à l'instant où il s'approchait de la fenêtre.

Du pain ! du pain ! du pain !

C'étaient les grévistes qui envahissaient Montsou, pendant que les gendarmes, croyant à une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos tourné, pour occuper cette fosse.

Justement, à deux kilomètres des premières maisons, un peu en dessous du carrefour où se coupaient la grande route et le chemin de Vandame, madame Hennebeau et ces demoiselles venaient d'assister au défilé de la bande. La journée à Marchiennes s'était passée gaiement, un déjeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une intéressante visite aux ateliers et à une verrerie du voisinage, pour occuper l'après-midi ; et, comme on rentrait enfin, par ce déclin limpide d'un beau jour d'hiver, Cécile avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes alors étaient descendues de la calèche, Négrel avait galamment sauté de cheval ; pendant que la paysanne, effarée de ce beau monde, se précipitait, parlait de mettre une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire le lait, on était allé dans l'étable même avec les tasses, on en avait fait une partie champêtre, riant beaucoup de la litière où l'on enfonçait.

Madame Hennebeau, de son air de maternité complaisante, buvait du bout des lèvres, lorsqu'un bruit étrange, ronflant au-dehors, l'inquiéta.

Qu'est-ce donc ?

L'étable, bâtie au bord de la route, avait une large porte charretière, car elle servait en même temps de grenier à foin. Déjà, les jeunes filles, allongeant la tête,s'étonnaient de ce qu'elles distinguaient à gauche, un flot noir, une cohue qui débouchait en hurlant du chemin de Vandame.

Diable ! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fâcher ?

C'est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne. Voilà deux fois qu'ils passent. Paraît que ça ne va pas bien, ils sont les maîtres du pays.

Elle lâchait chaque mot avec prudence, elle en guettait l'effet sur les visages ; et, quand elle remarqua l'effroi de tous, la profonde anxiété où la rencontre les jetait, elle se hâta de conclure :

Oh ! les gueux, oh ! les gueux !

Négrel, voyant qu'il était trop tard pour remonter en voiture et gagner Montsou, donna l'ordre au cocher de rentrer vivement la calèche dans la cour de la ferme, où l'attelage resta caché derrière un hangar. Lui-même attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Lorsqu'il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles éperdues, prêtes à suivre la paysanne, qui leur proposait de se réfugier chez elle. Mais il fut d'avis qu'on était là plus en sûreté, personne ne viendrait certainement les chercher dans ce foin. La porte charretière, pourtant, fermait très mal, et elle avait de telles fentes, qu'on apercevait la route entre ses bois vermoulus.

Allons, du courage ! dit-il. Nous vendrons notre vie chèrement.

Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de tempête semblait souffler, pareil à ces rafales brusques qui précèdent les grands orages.

Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile en allant se blottir dans le foin.

Madame Hennebeau, très pâle, prise d'une colère contre ces gens qui gâtaient un de ses plaisirs, se tenait en arrière, avec un regard oblique et répugné ; tandis que Lucie et Jeanne, malgré leur tremblement, avaient mis un œil à une fente, désireuses de ne rien perdre du spectacle.

Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne.

Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe ! murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames.

Mais son mot spirituel fut emporté dans l'ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, desgalibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondues, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.

Quels visages atroces ! balbutia madame Hennebeau.

Négrel dit entre ses dents :

Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?

Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.

Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de madame Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.

Un grand cri s'éleva, domina La Marseillaise :

Du pain ! du pain ! du pain !

Lucie et Jeanne se serrèrent contre madame Hennebeau, défaillante ; tandis que Négrel se mettait devant elles, comme pour les protéger de son corps. Etait-ce donc ce soir même que l'antique société craquait ? Et ce qu'ils virent, alors, acheva de les hébéter. La bande s'écoulait, il n'y avait plus que la queue des traînards, lorsque la Mouquette déboucha. Elle s'attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenêtres de leurs maisons ; et, quand elle en découvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derrière énorme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n'avait rien d'obscène, ce derrière, et ne faisait pas rire, farouche.

Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolées de couleurs vives. On fit sortir la calèche de la cour, mais le cocher n'osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le pavé. Et le pis était qu'il n'y avait pas d'autre chemin.

Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend, dit madame Hennebeau, hors d'elle, exaspérée par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j'ai du monde. Allez donc faire du bien à ça !

Lucie et Jeanne s'occupaient à retirer du foin Cécile, qui se débattait, croyant que ces sauvages défilaient sanscesse, et répétant qu'elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors l'idée de passer par les ruelles de Réquillart.

Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empêchent de revenir à la route, là-bas, vous vous arrêterez derrière la vieille fosse, et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n'importe où, sous le hangar d'une auberge.

Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu'ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s'agitaient, affolés de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d'affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre ; personne ne les avait lues, on n'en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, où on l'avertissait qu'un baril de poudre se trouvait enterré dans sa cave, prêt à le faire sauter, s'il ne se déclarait pas en faveur du peuple.

Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par l'arrivée de cette lettre, la discutaient, la devinaient l'œuvre d'un farceur, lorsque l'invasion de la bande acheva d'épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en écartant le coin d'un rideau, et se refusaient à admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à l'amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d'attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner chez les Hennebeau, oùCécile, rentrée sûrement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance : des gens éperdus couraient, les portes et les fenêtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l'autre côté de la route, qui barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer, si pâle et si tremblant, que sa petite femme chétive était forcée de serrer les écrous.

La bande avait fait halte devant l'hôtel du directeur, le cri retentissait :

Du pain ! du pain ! du pain !

Monsieur Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux du rez-de-chaussée ; puis, il passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche.

Machinalement, monsieur Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second étage, dans la chambre de Paul : c'était la mieux placée, à gauche, car elle permettait d'enfiler la route, jusqu'aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l'avait saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de l'après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense fatigue. Son être était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé des ordures dumatin, rentré dans la correction d'usage. A quoi bon un scandale ? est-ce que rien était changé chez lui ? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu'elle l'eût choisi dans la famille ; et peut-être même y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d'avoir assommé ce lit à coups de poing ! Puisqu'il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne serait que l'affaire d'un peu de mépris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l'inutilité de tout, l'éternelle douleur de l'existence, la honte de lui-même, qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté où il l'abandonnait.

Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence.

Du pain ! du pain ! du pain !

Imbéciles ! dit monsieur Hennebeau entre ses dents serrées.

Il les entendait l'injurier à propos de ses gros appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l'ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c'était une tempête d'imprécations contre le faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l'odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah ! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire péter les tripes.

Du pain ! du pain ! du pain !

Imbéciles ! répéta monsieur Hennebeau, est-ce que je suis heureux ?

Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l'accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis qu'il s'en irait forniquer derrière les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui ! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être, son luxe, sa puissance de directeur, s'il avait pu être, une journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d'avoir le ventre vide, l'estomac tordu de crampes ébranlant le cerveau d'un vertige : peut-être cela aurait-il tué l'éternelle douleur. Ah ! vivre en brute, ne rien posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et être capable de s'en contenter !

Du pain ! du pain ! du pain !

Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme :

Du pain ! est-ce que ça suffit, imbéciles ?

Il mangeait, lui, et il n'en râlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n'allait pas pour le mieux parce qu'on avait du pain. Quel était l'idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse ? Ces songe-creux de

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