L'instruction du procès marcha avec une telle lenteur, que sept mois déjà s'étaient écoulés, depuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pût être mise au rôle. On était au milieu de septembre, et, ce lundi-là, madame Caroline qui allait voir son frère deux fois par semaine, devait se rendre vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois répondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elle, raidie dans sa volonté de justice, il n'était plus. Et elle espérait toujours sauver son frère, elle était toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses dernières démarches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait.

Le matin, ce lundi-là, elle préparait donc une botte d'œillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne de la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame désirait lui parler tout de suite. Etonnée, vaguement inquiète, elle se hâta de monter. Depuis plusieurs mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant donné sa démission de secrétaire, à l'Œuvre du Travail, dès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor, que la sévère discipline semblait dompter maintenant, l'œil en dessous, avec sa joue gauche plus forte que la droite, tirant la bouche dans une moue de férocité goguenarde. Tout desuite, elle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause de Victor.

La princesse d'Orviedo, enfin, était ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi pour rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes œuvres folles les cent premiers millions, elle était arrivée, en quatre ans et demi, à engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Œuvre du Travail, à la Crèche Sainte-Marie, à l'orphelinat Saint-Joseph, à l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une Ferme modèle, près d'Evreux, deux Maisons de convalescence pour les enfants, sur les bords de la Manche, une autre Maison de retraite pour les vieillards, à Nice, des Hospices, des Cités ouvrières, des Bibliothèques et des Ecoles, aux quatre coins de la France ; sans compter des donations considérables à des œuvres de charité déjà existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté de royale restitution, non pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volés de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie des millions n'avait pas cessé, les réfectoires de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardinsfleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes, dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes ; et elle était bien heureuse, soulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francs, sans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement final de la colossale fortune, jetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emporterait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.

En haut, la vieille Sophie attendait madame Caroline pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la journée. Ah ! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille ! Est-ce que madame n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur, puisqu'elle n'aimait que ça au fond ? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et à s'inquiéter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du côté d'Angoulême. Mais une colère l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'était pas même réservé les quelques sous nécessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espérance, en répondant qu'elle n'aurait plus besoin, à la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait entrée dansle couvent où elle avait depuis longtemps marqué sa place, un couvent de Carmélites muré au monde entier. Le repos, l'éternel repos !

Telle qu'elle la voyait depuis quatre années, madame Caroline retrouva la princesse, vêtue de son éternelle robe noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, jolie encore à trente-neuf ans, avec son visage rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme après dix ans de cloître. Et l'étroite pièce, pareille à un bureau d'huissier de province, s'était emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricable encore, des plans, des mémoires, des dossiers, tout le papier gâché d'un gaspillage de trois cents millions.

Madame, dit la princesse, de sa voix douce et lente, qu'aucune émotion ne faisait plus trembler, j'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée ce matin... Il s'agit de Victor, ce garçon que vous avez placé à l'Œuvre du Travail...

Le cœur de madame Caroline se mit à battre douloureusement. Ah ! le misérable enfant, que son père n'était pas même allé voir, malgré ses formelles promesses, pendant les quelques mois qu'il avait connu son existence, avant d'être emprisonné à la Conciergerie ! Que deviendrait-il désormais ? Et elle qui se défendait de penser à Saccard, était continuellement ramenée à lui, bouleversée dans sa maternité d'adoption.

Il s'est passé hier des choses terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait réparer.

Et elle conta, de son air glacé, une épouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'était fait mettre àl'infirmerie, en alléguant des douleurs de tête insupportables. Le médecin avait bien flairé une simulation de paresseux ; mais l'enfant était réellement ravagé par des névralgies fréquentes. Or, cette après-midi-là, Alice de Beauvilliers se trouvait à l'Œuvre sans sa mère, venue pour aider la sœur de service à l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire était dans la pièce qui séparait les deux dortoirs, celui des filles de celui des garçons, où il n'y avait en ce moment que Victor couché, occupant un des lits ; et la sœur, s'étant absentée quelques minutes, avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice, si bien qu'après avoir attendu un instant, elle s'était mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être fermée en dedans. Que se passait-il donc ? Il lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle était restée béante, terrifiée, par le spectacle qui s'offrait à elle : la jeune fille à demi étranglée, une serviette nouée sur son visage pour étouffer ses cris, ses jupes en désordre relevées, étalant sa nudité pauvre de vierge chlorotique, violentée, souillée avec une brutalité immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scène se reconstruisait : Alice, appelée peut-être, entrant pour donner un bol de lait à ce garçon de quinze ans, velu comme un homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frêle, ce cou trop long, le saut du mâle en chemise, la fille étouffée, jeté sur le lit ainsi qu'une loque, violée, volée, et les vêtements passés à la hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupéfiantes et insolubles ! Comment n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte ? Comment de si effroyables chosess'étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine ? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s'évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace ? car, après les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement. Il devait s'être enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une série de toits étagés, allant jusqu'au boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands périls, que beaucoup se refusaient à croire qu'un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère, Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante, secouée d'une intense fièvre.

Madame Caroline écouta ce récit dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son cœur se glaçait. Un souvenir s'était éveillé, l'épouvantait d'un affreux rapprochement : Saccard, autrefois, prenant la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l'épaule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée ; et, aujourd'hui, Victor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté ! cette jeune fille si douce, la fin désolée d'une race, qui était sur le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres ! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbécile et abominable ? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela ?

Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulement, vous aviez vraiment là un protégé bien terrible.

Et, comme si une liaison d'idées avait lieu en elle, inexprimée, elle ajouta :

On ne vit pas impunément dans certains milieux... Moi-même, j'ai eu les plus grands troubles de conscience, je me suis sentie complice, lorsque, dernièrement, cette banque a croulé, en amoncelant tant de ruines et tant d'iniquités. Oui, je n'aurais pas dû consentir à ce que ma maison devînt le berceau d'une abomination pareille... Enfin, la mal est fait, la maison sera purifiée, et moi, oh ! moi, je ne suis plus, Dieu me pardonnera.

Son pâle sourire d'espoir enfin réalisé avait reparu, elle disait d'un geste sa sortie du monde, sa disparition à jamais de bonne déesse invisible.

Madame Caroline lui avait saisi les mains, les serrait, les baisait, tellement bouleversée de remords et de pitié, qu'elle bégayait des paroles sans suite.

Vous avez tort de m'excuser, je suis coupable... Cette malheureuse enfant, je veux la voir, je cours tout de suite la voir...

Et elle s'en alla, laissant la princesse et sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquets, pour le grand départ qui devait les séparer, après quarante ans de vie commune.

L'avant-veille, le samedi, la comtesse de Beauvilliers s'était résignée à abandonner son hôtel à ses créanciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intérêts des hypothèques, la situation était devenue intolérable, au milieu des frais de toutes sortes, dans la continuelle menace d'une vente judiciaire ; et son avoué lui avaitdonné le conseil de lâcher tout, de se retirer au fond d'un petit logement, où elle vivrait sans dépense, tandis qu'il tâcherait de liquider les dettes. Elle n'aurait pas cédé, elle se serait obstinée peut-être à garder son rang, son mensonge de fortune intacte, jusqu'à l'anéantissement de sa race, sous l'écroulement des plafonds, sans un nouveau malheur qui l'avait terrassée. Son fils Ferdinand, le dernier des Beauvilliers, l'inutile jeune homme, écarté de tout emploi, devenu zouave pontifical pour échapper à sa nullité et à son oisiveté, était mort à Rome, sans gloire, si pauvre de sang, si éprouvé par le soleil trop lourd, qu'il n'avait pu se battre à Mentana, déjà fiévreux, la poitrine prise. Alors, en elle, il y avait eu un brusque vide, un effondrement de toutes ses idées, de toutes ses volontés, de l'échafaudage laborieux qui, depuis tant d'années, soutenait si fièrement l'honneur du nom. Vingt-quatre heures suffirent, la maison s'était lézardée, la misère apparut, navrante, parmi les décombres. On vendit le vieux cheval, la cuisinière seule resta, fit son marché en tablier sale, deux sous de beurre et un litre de haricots secs, la comtesse fut aperçue sur le trottoir en robe crottée, ayant aux pieds des bottines qui prenaient l'eau. C'était l'indigence du soir au lendemain, le désastre emportait jusqu'à l'orgueil de cette croyante des jours d'autrefois, en lutte contre son siècle. Et elle s'était réfugiée avec sa fille, rue de la Tour-des-Dames, chez une ancienne marchande à la toilette, devenue dévote, qui sous-louait des chambres meublées à des prêtres. Là, elles habitaient toutes deux une grande chambre nue, d'une misère digne et triste, dont une alcôve fermée occupait le fond. Deux petits lits emplissaient l'alcôve, et lorsque les châssis, tendus du même papier que les murs,étaient clos, la chambre se transformait en salon. Cette disposition heureuse les avait un peu consolées.

Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse de Beauvilliers était installée, le samedi, lorsqu'une visite inattendue, extraordinaire, l'avait rejetée dans une nouvelle angoisse. Alice, heureusement, venait de descendre, pour une course. C'était Busch, avec sa face plate et sale, sa redingote graisseuse, sa cravate blanche roulée en corde, qui, averti sans doute par son flair de la minute favorable, se décidait enfin à réaliser sa vieille affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron. D'un coup d'œil sur le logis, il avait jugé la situation de la veuve : aurait-il tardé trop longtemps ? Et, en homme capable, à l'occasion, d'urbanité et de patience, il avait longuement expliqué le cas à la comtesse effarée. C'était bien, n'est-ce pas ? l'écriture de son mari, ce qui établissait nettement l'histoire : une passion du comte pour la jeune personne, une façon de l'avoir d'abord, puis de se débarrasser d'elle. Même il ne lui avait pas caché que, légalement, après quinze années bientôt, il ne la croyait pas forcée de payer. Seulement, il n'était, lui, que le représentant de sa cliente, il la savait résolue à saisir les tribunaux, à soulever le plus effroyable des scandales, si l'on ne transigeait pas. La comtesse, toute blanche, frappée au cœur par ce passé affreux qui ressuscitait, s'étant étonnée qu'on eût attendu si longtemps, avant de s'adresser à elle, il avait inventé une histoire, la reconnaissance perdue, retrouvée au fond d'une malle ; et, comme elle refusait définitivement d'examiner l'affaire, il s'en était allé, toujours très poli, en disant qu'il reviendrait avec sacliente, pas le lendemain, parce que celle-ci ne pouvait guère quitter le dimanche la maison où elle travaillait, mais certainement le lundi ou le mardi.

Le lundi, au milieu de l'épouvantable aventure arrivée à sa fille, depuis qu'on la lui avait ramenée délirante, et qu'elle la veillait, les yeux aveuglés de larmes, la comtesse de Beauvillers ne songeait plus à cet homme mal mis et à sa cruelle histoire. Enfin, Alice venait de s'endormir, la mère s'était assise, épuisée, écrasée par cet acharnement du sort, quand Busch de nouveau se présenta, accompagné cette fois de Léonide.

Madame, voici ma cliente, et il va falloir en finir.

Devant l'apparition de la fille, la comtesse avait frémi. Elle la regardait, habillée de couleurs crues, avec ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, sa face large et molle, la bassesse immonde de toute sa personne, usée par dix années de prostitution. Et elle était torturée, elle saignait dans son orgueil de femme, après tant d'années de pardon et d'oubli. C'était, mon Dieu ! pour des créatures destinées à de telles chutes, que le comte la trahissait !

Il faut en finir, insista Busch, parce que ma cliente est très tenue, rue Feydeau.

Rue Feydeau, répéta la comtesse sans comprendre.

Oui, elle est là... Enfin, elle est là en maison.

Eperdue, les mains tremblantes, la comtesse alla fermer complètement l'alcôve, dont un seul des vantaux était poussé. Alice, dans sa fièvre, venait de s'agiter sousla couverture. Pourvu qu'elle se rendormît, qu'elle ne vit pas, qu'elle n'entendît pas !

Busch, déjà, reprenait :

Voilà ! madame, comprenez bien... Mademoiselle m'a chargé de son affaire, et je la représente, simplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vint en personne expliquer sa réclamation... Allons, Léonide, expliquez-vous.

Inquiète, mal à l'aise dans ce rôle qu'il lui faisait jouer, celle-ci levait sur lui ses gros yeux troubles de chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promis, la décida. Et, de sa voix rauque, éraillée par l'alcool, tandis que lui, de nouveau, dépliait, étalait la reconnaissance du comte :

C'est bien ça, c'est le papier que monsieur Charles m'a signé... J'étais la fille au charretier, à Cron le cocu, comme on disait, vous savez bien, madame ?... Et alors, monsieur Charles était toujours pendu à mes jupes, à me demander des saletés. Moi, ça m'ennuyait. Quand on est jeune, n'est-ce pas ? on ne sait rien, on n'est pas gentille pour les vieux... Et alors, monsieur Charles m'a signé le papier, un soir qu'il m'avait emmenée dans l'écurie...

Debout, crucifiée, la comtesse la laissait dire, lorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcôve. Elle eut un geste d'angoisse.

Taisez-vous !

Mais Léonide était lancée, voulait finir.

Ce n'est guère honnête tout de même, lorsqu'on ne veut pas payer, d'aller débaucher une petite fille sage... Oui, madame, votre monsieur Charles était un voleur. C'est ce qu'en pensent toutes les femmes à qui je raconte ça... Et je vous réponds que ça valait bien l'argent.

Taisez-vous ! taisez-vous ! cria furieusement la comtesse, les deux bras en l'air, comme pour l'écraser, si elle continuait.

Léonide eut peur, leva le coude, afin de se protéger la figure, dans le mouvement instinctif des filles habituées aux gifles. Et un effrayant silence régna, durant lequel il sembla qu'une nouvelle plainte, un petit bruit étouffé de larmes venait de l'alcôve.

Enfin, que voulez-vous ? reprit la comtesse, tremblante, baissant la voix.

Ici, Busch intervint.

Mais, madame, cette fille veut qu'on la paye. Et elle a raison, la malheureuse, de dire que monsieur le comte de Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroquerie, simplement.

Jamais je ne payerai une pareille dette.

Alors, nous allons prendre une voiture, en sortant d'ici, et nous rendre au Palais, où je déposerai la plainte que j'ai rédigée d'avance, et que voici... Tous les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont relatés.

Monsieur, c'est un abominable chantage, vous ne ferez pas cela.

Je vous demande pardon, madame, je vais le faire à l'instant. Les affaires sont les affaires.

Une fatigue immense, un suprême découragement envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait debout, venait de se briser ; et toute sa violence, toute sa force tomba. Elle joignit les mains, elle bégayait.

Mais vous voyez où nous en sommes. Regardez donc cette chambre... Nous n'avons plus rien, demain peut-être il ne nous restera pas de quoi manger... Où voulez-vous que je prenne de l'argent, dix francs, mon Dieu !

Busch eut un sourire d'homme accoutumé à pêcher dans ces ruines.

Oh ! les dames comme vous ont toujours des ressources. En cherchant bien, on trouve.

Depuis un moment, il guettait, sur la cheminée, un vieux coffret à bijoux, que la comtesse avait laissé là, le matin, en achevant de vider une malle ; et il flairait des pierreries, avec la certitude de l'instinct. Son regard brilla d'une telle flamme, qu'elle en suivit la direction et comprit.

Non, non ! cria-t-elle, les bijoux, jamais !

Et elle saisit le coffret, comme pour le défendre. Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la famille, ces quelques bijoux qu'elle avait gardés au travers des plus grandes gênes, comme l'unique dot de sa fille, et qui restaient à cette heure sa suprême ressource !

Jamais, j'aimerais mieux donner de ma chair !

Mais, à cette minute, il y eut une diversion, madame Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleversée, elle demeura saisie de la scène au milieu de laquelle elle tombait. D'un mot, elle avait prié la comtesse de ne point se déranger ; et elle serait partie, sans un geste suppliant de celle-ci, qu'elle crut comprendre. Immobile au fond de la pièce, elle s'effaça.

Busch venait de remettre son chapeau, tandis que, de plus en plus mal à l'aise, Léonide gagnait la porte.

Alors, madame, il ne nous reste donc qu'à nous retirer...

Pourtant, il ne se retirait pas. Il reprit toute l'histoire, en termes plus honteux, comme s'il avait voulu humilier encore la comtesse devant la nouvelle venue, cette dame qu'il affectait de ne pas reconnaître, selon son habitude, quand il était en affaire.

Adieu, madame, nous allons de ce pas au parquet. Le récit détaillé sera dans les journaux, avant trois jours. C'est vous qui l'aurez voulu.

Dans les journaux ! Cet horrible scandale sur les ruines mêmes de sa maison ! Ce n'était donc pas assez de voir tomber en poudre l'antique fortune, il fallait que tout croulât dans la boue ! Ah ! que l'honneur du nom au moins fût sauvé ! Et, d'un mouvement machinal, elle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreilles, le bracelet, trois bagues apparurent, des brillants et des rubis, avec leurs montures anciennes.

Busch, vivement, s'était approché. Ses yeux s'attendrissaient, d'une douceur de caresse.

Oh ! il n'y en a pas pour dix mille francs... Permettez que je voie.

Déjà, un à un, il prenait les bijoux, les retournait, les élevait en l'air, de ses gros doigts tremblants d'amoureux, avec sa passion sensuelle des pierreries. La pureté des rubis surtout semblait le jeter dans une extase. Et ces brillants anciens, si la taille en est parfois maladroite, quelle eau merveilleuse !

Six mille francs ! dit-il d'une voix dure de commissaire-priseur, cachant son émotion sous ce chiffre d'estimation totale. Je ne compte que les pierres, les montures sont bonnes à fondre. Enfin, nous nous contenterons de six mille francs.

Mais le sacrifice était trop rude pour la comtesse. Elle eut un réveil de violence, elle lui reprit les bijoux, les serra dans ses mains convulsées. Non, non ! c'était trop, d'exiger qu'elle jetât encore au gouffre ces quelques pierres, que sa mère avait portées, que sa fille devait porter le jour de son mariage. Et des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, dans une telle douleur tragique, que Léonide, le cœur touché, éperdue d'apitoiement, se mit à tirer Busch par sa redingote pour le forcer de partir. Elle voulait s'en aller, ça la bousculait à la fin, de faire tant de peine à cette pauvre vieille dame, qui avait l'air si bon. Busch, très froid, suivait la scène, certain maintenant de tout emporter, sachant par sa longue expérience que les crises de larmes, chez les femmes, annoncent la débâcle de la volonté ; et il attendait.

Peut-être l'affreuse scène se serait-elle prolongée, si, à ce moment, une voix lointaine, étouffée, n'avait éclaté en sanglots. C'était Alice qui criait du fond de l'alcôve :

Oh ! maman, ils me tuent !... Donne-leur tout, qu'ils emportent tout !... Oh ! maman, qu'ils s'en aillent ! ils me tuent, ils me tuent !

Alors, la comtesse eut un geste d'abandon désespéré, un geste dans lequel elle aurait donné sa vie. Sa fille avait entendu, sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux à Busch, et elle lui laissa à peine le temps de poser sur la table, en échange, la reconnaissance du comte, le poussant dehors, derrière Léonide déjà disparue. Puis, elle rouvrit l'alcôve, elle alla s'abattre sur l'oreiller d'Alice, toutes les deux achevées, anéanties, mêlant leurs larmes.

Madame Caroline, révoltée, avait été un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle donc le misérable dépouiller ainsi ces deux pauvres femmes ? Mais elle venait d'entendre l'ignoble histoire, et que faire pour éviter le scandale ? car elle le savait homme à aller jusqu'au bout de ses menaces. Elle-même restait honteuse devant lui, dans la complicité des secrets qu'il y avait entre eux. Ah ! que de souffrances, que d'ordures ! Une gêne l'envahissait, qu'était-elle accourue faire là, puisqu'elle ne trouvait ni une parole à dire ni un secours à donner ? Toutes les phrases qui lui montaient aux lèvres, les questions, les simples allusions, au sujet du drame de la veille, lui semblaient blessantes, salissantes, impossible à risquer devant la victime, égarée encore, agonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-ellelaissé, qui n'aurait pas paru une aumône dérisoire, elle ruinée également, embarrassée déjà pour attendre l'issue du procès ? Enfin, elle s'avança, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, dans une infinie pitié, un attendrissement éperdu dont elle tremblait toute.

Au fond de la banale alcôve d'hôtel meublé, ces deux misérables créatures effondrées, finies, c'était tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante, souveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu, des châteaux, des prairies, des labours, des forêts. Puis, cette immense fortune domaniale peu à peu s'en était allée avec les siècles en marche, et la comtesse venait d'engloutir la dernière épave dans une de ces tempêtes de la spéculation moderne, où elle n'entendait rien : d'abord ses vingt mille francs d'économies, épargnés sou à sou pour sa fille, puis les soixante mille francs empruntés sur les Aublets, puis cette ferme tout entière. L'hôtel de la rue Saint-Lazare ne payerait pas les créanciers. Son fils était mort loin d'elle et sans gloire. On lui avait ramené sa fille blessée, salie par un bandit, comme on remonte, saignant et couvert de boue, un enfant qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtesse, si noble naguère, mince, haute, toute blanche, avec son grand air suranné, n'était plus qu'une pauvre vieille femme détruite, cassée par cette dévastation ; tandis que, sans beauté, sans jeunesse, montrant la disgrâce de son cou trop long, dans le désordre de sa chemise, Alice avait des yeux de folle, où se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueil, sa virginitéviolentée. Et, toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient sans fin.

Alors, madame Caroline ne prononça pas un mot, les prit simplement toutes deux, les serra étroitement sur son cœur. Elle ne trouvait rien autre chose, elle pleurait avec elles. Et les deux malheureuses comprirent, leurs larmes redoublèrent, plus douces. S'il n'y avait pas de consolation possible, ne faudrait-il pas vivre encore, vivre quand même ?

Lorsque madame Caroline fut de nouveau dans la rue, elle aperçut Busch en grande conférence avec la Méchain. Il avait arrêté une voiture, il y poussa Léonide, et disparut. Mais, comme madame Caroline se hâtait, la Méchain marcha droit à elle. Sans doute, elle la guettait, car tout de suite elle lui parla de Victor, en personne renseignée déjà sur ce qui s'était passé la veille, à l'Œuvre du Travail. Depuis que Saccard avait refusé de payer les quatre mille francs, elle ne décolérait pas, elle s'ingéniait à chercher de quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire ; et elle venait ainsi d'apprendre l'histoire, au boulevard Bineau, où elle se rendait fréquemment, dans l'espoir de quelque incident profitable. Son plan devait être fait, elle déclara à madame Caroline qu'elle allait immédiatement se mettre en quête de Victor. Ce malheureux enfant, c'était trop terrible de l'abandonner de la sorte à ses mauvais instincts, il fallait le reprendre, si l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises. Et, tandis qu'elle parlait, ses petits yeux, perdus dans la graisse de son visage, fouillaient la bonne dame, heureuse de la sentir bouleversée, se disant que le jour oùelle aurait retrouvé le gamin, elle continuerait à tirer d'elle des pièces de cent sous.

Alors, madame, c'est entendu, je vais m'en occuper... Dans le cas où vous désireriez avoir des nouvelles, ne prenez pas la peine de courir là-bas, rue Marcadet, montez simplement chez monsieur Busch, rue Feydeau, où vous êtes certaine de me rencontrer tous les jours, vers quatre heures.

Madame Caroline rentra rue Saint-Lazare, tourmentée d'une anxiété nouvelle. C'était vrai, ce monstre, lâché par le monde, errant et traqué, quelle hérédité du mal allait-il assouvir au travers des foules, comme un loup dévorateur ? Elle déjeuna rapidement, elle prit une voiture, ayant le temps de passer boulevard Bineau, avant d'aller à la Conciergerie, brûlée du désir d'avoir des renseignements tout de suite. Puis, en chemin, dans le trouble de sa fièvre, une idée s'empara d'elle, la domina : se rendre d'abord chez Maxime, l'emmener à l'œuvre, le forcer à s'occuper de Victor, dont il était le frère après tout. Lui seul restait riche, lui seul pouvait intervenir, s'occuper de l'affaire d'une façon efficace.

Mais, avenue de l'Impératrice, dès le vestibule du petit hôtel luxueux, madame Caroline se sentit glacée. Des tapissiers enlevaient les tentures et les tapis, des domestiques mettaient des housses aux sièges et aux lustres ; tandis que, de toutes les jolies choses remuées, sur les meubles, sur les étagères, s'exhalait un parfum mourant, ainsi que d'un bouquet jeté au lendemain d'un bal. Et, au fond de la chambre à coucher, elle trouva Maxime, entre deux énormes malles que le valet dechambre achevait d'emplir de tout un trousseau merveilleux, riche et délicat comme pour une mariée.

En l'apercevant, ce fut lui qui parla le premier, très froid, la voix sèche.

Ah ! c'est vous ! vous tombez bien, ça m'évitera de vous écrire... J'en ai assez et je pars.

Comment, vous partez ?

Oui, je pars ce soir, je vais m'installer à Naples, où je passerai l'hiver.

Puis, lorsqu'il eut, d'un geste, renvoyé le valet de chambre :

Si vous croyez que ça m'amuse d'avoir, depuis six mois, un père à la Conciergerie ! Je ne vais certainement pas rester pour le voir en correctionnelle... Moi qui déteste les voyages ! Enfin, il fait beau là-bas, j'emporte à peu près l'indispensable, je ne m'ennuierai peut-être pas trop.

Elle le regardait, si correct, si joli ; elle regardait les malles débordantes, où pas un chiffon d'épouse ni de maîtresse ne traînait, où il n'y avait que le culte de lui-même ; et elle osa pourtant se risquer.

Moi qui venais encore vous demander un service...

Puis, elle conta l'histoire, Victor bandit, violant et volant, Victor en fuite, capable de tous les crimes.

Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moi, unissons nos efforts...

Il ne la laissa pas finir, livide, pris d'un petit tremblement de peur, comme s'il avait senti quelque main meurtrière et sale se poser sur son épaule.

Ah bien ! il ne manquait plus que ça !... Un père voleur, un frère assassin... J'ai trop tardé, je voulais partir la semaine dernière. Mais c'est abominable, abominable, de mettre un homme tel que moi dans une situation pareille !

Alors, comme elle insistait, il devint insolent.

Laissez-moi tranquille, vous ! Puisque ça vous amuse, cette vie de chagrins, restez-y. Je vous avais prévenue, c'est bien fait, si vous pleurez... Mais moi, voyez-vous, plutôt que de donner un de mes cheveux, je balayerais au ruisseau tout ce vilain monde.

Elle s'était levée.

Adieu donc !

Adieu !

Et, en se retirant, elle le vit qui rappelait le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballement de son nécessaire de toilette, un nécessaire dont toutes les pièces en vermeil étaient du plus galant travail, la cuvette surtout, gravée d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci s'en allait vivre d'oubli et de paresse, sous le clair soleil de Naples, elle eut brusquement la vision de l'autre, rôdant un soir de noir dégel, affamé, un couteau au poing, dans quelque ruelle écartée de la Villette ou de Charonne. N'était-ce pas la réponse à cette question de savoir si l'argent n'est point l'éducation, la santé, l'intelligence ? Puisque la même boue humaine reste dessous, toute lacivilisation se réduit-elle à cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ?

Lorsqu'elle arriva à l'Œuvre du Travail, madame Caroline éprouva une singulière sensation de révolte contre le luxe énorme de l'établissement. A quoi bon ces deux ailes majestueuses, le logis des garçons et le logis des filles, reliés par le pavillon monumental de l'administration ? à quoi bon les préaux grands comme des parcs, les faïences des cuisines, les marbres des réfectoires, les escaliers, les couloirs, vastes à desservir un palais ? à quoi bon toute cette charité grandiose, si l'on ne pouvait, dans ce milieu large et salubre, redresser un être mal venu, faire d'un enfant perverti un homme bien portant, ayant la droite raison de la santé ? Tout de suite, elle se rendit chez le directeur, le pressa de questions, voulut connaître les moindres détails. Mais le drame restait obscur, il ne put que lui répéter ce qu'elle savait déjà par la princesse. Depuis la veille, les recherches avaient continué, dans la maison et aux alentours, sans amener le moindre résultat. Victor, déjà, était loin, galopait là-bas, par la ville, au fond de l'effrayant inconnu. Il ne devait pas avoir d'argent, car le porte-monnaie d'Alice, qu'il avait vidé, ne contenait que trois francs quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs évité de mettre la police dans l'affaire, pour épargner à ces pauvres dames de Beauvilliers le scandale public ; et madame Caroline l'en remercia, promit qu'elle-même ne ferait aucune démarche à la préfecture, malgré son ardent désir de savoir. Puis, désespérée de s'en aller aussi ignorante qu'elle était venue, elle eut l'idée de monter à l'infirmerie, pour interroger les sœurs. Mais elle n'en tiranon plus aucun renseignement précis, et elle ne goûta en haut, dans la petite pièce calme qui séparait le dortoir des filles de celui des garçons, que quelques minutes de profond apaisement. Un joyeux vacarme montait, c'était l'heure de la récréation, elle se sentit injuste pour les guérisons heureuses, obtenues par le grand air, le bien-être et le travail. Il y avait certainement là des hommes sains et forts qui poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnêtetés moyennes, que cela serait beau encore, dans les hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares héréditaires !

Et madame Caroline, laissée seule un instant par la sœur de service, s'approchait de la fenêtre, pour voir les enfants jouer, en bas, lorsque des voix cristallines de petites filles, dans l'infirmerie voisine, l'attirèrent. La porte se trouvait à demi ouverte, elle put assister à la scène, sans être remarquée. C'était une pièce très gaie, cette infirmerie blanche, aux murs blancs, avec les quatre lits drapés de rideaux blancs. Une large nappe de soleil dorait cette blancheur, toute une floraison de lis au milieu de l'air tiède. Dans le premier lit, à gauche, elle reconnut très bien Madeleine, la fillette qui était déjà là, convalescente, mangeant des tartines de confiture, le jour où elle avait amené Victor. Toujours elle retombait malade, dévastée par l'alcoolisme de sa race, si pauvre de sang, qu'avec ses grands yeux de femme faite, elle était mince et blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ans, seule au monde désormais, sa mère étant morte, un soir de soûlerie, d'un coup de pied dans le ventre, qu'un homme lui avait allongé, pour ne pas lui donner les six sous dont ils étaient convenus. Et c'étaitelle, dans sa longue chemise blanche, agenouillée au milieu de son lit, avec ses cheveux blonds dénoués sur les épaules, qui enseignait une prière à trois petites filles occupant les trois autres lits.

Joignez vos mains comme ça, ouvrez votre cœur tout grand...

Les trois petites filles étaient, elles aussi, agenouillées au milieu de leurs draps. Deux avaient de huit à dix ans, la troisième n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises blanches, avec leurs frêles mains jointes, leurs visages sérieux et extasiés, on aurait dit de petits anges.

Et vous allez répéter après moi ce que je vais dire. Ecoutez bien... Mon Dieu ! faites que monsieur Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.

Alors, avec des voix de chérubin, un zézaiement d'une maladresse adorable d'enfance, les quatre fillettes répétèrent ensemble, dans un élan de foi où tout leur petit être pur se donnait :

Mon Dieu ! faites que monsieur Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.

D'un mouvement emporté, madame Caroline allait entrer dans la pièce, faire taire ces enfants, leur défendre ce qu'elle regardait comme un jeu blasphématoire et cruel. Non, non ! Saccard n'avait pas le droit d'être aimé, c'était salir l'enfance que de la laisser prier pour son bonheur ! Puis, un grand frisson l'arrêta, des larmes luimontaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait épouser sa querelle, la colère de son expérience, à ces êtres innocents, ne sachant rien encore de la vie ? Est-ce que Saccard n'avait pas été bon pour eux, lui qui était un peu le créateur de cette maison, qui leur envoyait tous les mois des jouets ? Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien. Et elle partit, pendant que les fillettes reprenaient leur prière, elle emporta dans son oreille ces voix angéliques appelant les bénédictions du ciel sur l'homme d'inconscience et de catastrophe, dont les mains folles venaient de ruiner un monde.

Comme elle quittait enfin son fiacre, boulevard du Palais, devant la Conciergerie, elle s'aperçut que, dans son émotion, elle avait oublié, chez elle, la botte d'Œillets qu'elle avait préparée le matin pour son frère. Une marchande était là, vendant des petits bouquets de roses de deux sous, et elle en prit un, et elle fit sourire Hamelin, qui adorait les fleurs, lorsqu'elle lui conta son étourderie. Ce jour-là pourtant, elle le trouva triste. D'abord, pendant les premières semaines de son emprisonnement, il n'avait pu croire à des charges sérieuses contre lui. Sa défense lui semblait si simple : on ne l'avait nommé président que contre son gré, il était resté en dehors de toutes les opérations financières, presque toujours absent de Paris, ne pouvant exercer aucun contrôle. Mais les conversations avec son avocat, les démarches que faisait madame Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatigue, lui avaient ensuite fait entrevoirles effrayantes responsabilités qui l'accablaient. Il allait être solidaire des moindres illégalités commises, jamais on n'admettrait qu'il en ignorât une seule, Saccard l'entraînait dans une déshonorante complicité. Et ce fut alors qu'il dut à sa foi un peu simple de catholique pratiquant une résignation, une tranquillité d'âme, qui étonnaient sa sœur. Quand elle arrivait du dehors, de ses courses anxieuses, de cette humanité en liberté si trouble et si dure, elle restait saisie de le voir paisible, souriant, dans sa cellule nue, où il avait, en grand enfant pieux, cloué quatre images de sainteté, colorées violemment, autour d'un petit crucifix de bois noir. Dès qu'on se met dans la main de Dieu, il n'y a plus de révolte, toute souffrance imméritée est un gage de salut. Son unique tristesse, parfois, venait de l'arrêt désastreux de ses grands travaux. Qui reprendrait son œuvre ? qui continuerait la résurrection de l'Orient, si heureusement commencée par la Compagnie générale des Paquebots réunis et par la Société des mines d'argent du Carmel ? qui construirait le réseau de lignes ferrées, de Brousse à Beyrouth et à Damas, de Smyrne à Trébizonde, toute cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde ? Là d'ailleurs encore, il croyait, il disait que l'œuvre entreprise ne pouvait mourir, il n'éprouvait que la douleur de n'être plus celui que le ciel avait élu pour l'exécuter. Surtout, sa voix se brisait, lorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne lui avait pas permis de réaliser la grande banque catholique destinée à transformer la société moderne, ce Trésor du Saint-Sépulcre qui rendrait un royaume au pape et qui finirait par faire une seule nation de tous les peuples, en enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent. Il laprédisait aussi, cette banque, inévitable, invincible ; il annonçait le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et si, cette après-midi-là, il semblait soucieux, ce devait être simplement que, dans sa sérénité de prévenu dont on allait faire un coupable, il avait songé que, jamais, au sortir de prison, il n'aurait les mains assez nettes pour reprendre la grande besogne.

D'une oreille distraite, il écouta sa sœur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant de ses yeux de dormeur éveillé :

Pourquoi refuses-tu de le voir ?

Elle frémit, elle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de tête, elle dit non, encore non. Alors, il se décida, confus, à voix très basse.

Après ce qu'il a été pour toi, tu ne peux refuser, va le voir !

Mon Dieu ! il savait, elle fut envahie d'une ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son visage ; et elle bégayait, demandait qui avait pu lui dire, comment il savait cette chose qu'elle croyait ignorée de lui surtout.

Ma pauvre Caroline, il y a longtemps... Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient... Jamais je ne t'en ai parlé, tu es libre, nous ne pensons plus de même... Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir.

Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé derrière le crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant :

Tiens ! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus.

Madame Caroline, bouleversée de cette tendresse si pitoyable de son frère, dans la honte affreuse et le délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la fois, ne résista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle. Pouvait-elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante ? Dès le premier jour, il l'avait faite inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir ; et elle n'eut qu'à dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite à la cellule du prisonnier.

Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos à la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres une feuille de papier.

Il se leva vivement, il eut un cri de joie.

Vous !... Oh ! que vous êtes bonne, et que je suis heureux !

Il lui avait pris une main entre les deux siennes, elle souriait d'un air embarrassé, très émue, ne trouvant pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restée libre, elle posa son petit bouquet de deux sous parmi les feuilles, sabrées de chiffres, qui encombraient la table.

Vous êtes un ange ! murmura-t-il, ravi, en lui baisant les doigts.

Enfin, elle parla.

C'est vrai, c'était fini, je vous avais condamné dans mon cœur. Mais mon frère veut que je vienne...

Non, non, ne dites pas cela ! Dites que vous êtes trop intelligente, que vous êtes trop bonne, et que vous avez compris, et que vous me pardonnez...

D'un geste, elle l'interrompit.

Je vous en conjure, ne me demandez pas tant. Je ne sais pas moi-même... Cela ne vous suffit-il pas que je sois venue ?... Et puis, j'ai une chose bien triste à vous apprendre.

Alors, d'un trait, à demi-voix, elle lui conta le sauvage réveil de Victor, son attentat sur mademoiselle de Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilité jusque-là de toutes les recherches, le peu d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'écoutait, saisi, sans une question, sans un geste ; et, quand elle se tut, deux grosses larmes gonflèrent ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, pendant qu'il bégayait :

Le malheureux... le malheureux...

Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en resta profondément remuée et stupéfaite, tellement ces larmes de Saccard étaient singulières, grises et lourdes, venues de loin, d'un cœur durci, encrassé par des années de brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se désespéra bruyamment.

Mais c'est épouvantable, je ne l'ai seulement pas embrassé, moi, ce gamin... Car vous savez que je ne l'aipas vu. Mon Dieu ! oui, je m'étais bien juré d'aller le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure libre, avec ces sacrées affaires qui me mangent... Ah ! c'est bien toujours comme ça : lorsqu'on ne fait pas une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire... Et, alors, maintenant, vous êtes sûre que je ne puis pas le voir ? On me l'amènerait ici.

Elle hocha la tête.

Qui sait où il est, à cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris !

Un instant encore, il se promena violemment, en lâchant des lambeaux de phrase.

On me retrouve cet enfant, et, voilà ! je le perds... Jamais je ne le verrai... Tenez ! c'est que je n'ai pas de chance, non ! pas de chance du tout !... Oh ! mon Dieu ! l'histoire est la même que pour l'Universelle.

Il venait de se rasseoir devant la table, et madame Caroline prit une chaise, en face de lui. Déjà, les mains errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il préparait depuis des mois, il entamait l'histoire du procès et l'exposé de ses moyens de défense, comme s'il eût éprouvé le besoin de s'innocenter auprès d'elle. L'accusation lui reprochait : le capital sans cesse augmenté pour enfiévrer les cours et pour faire croire que la société possédait l'intégralité de ses fonds ; la simulation de souscriptions et de versements non effectués, grâce aux comptes ouverts à Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels payaient seulement par des jeux d'écritures ; la distribution de dividendes fictifs, sous forme de libération des anciens titres ; enfin, l'achatpar la société de ses propres actions, toute une spéculation effrénée qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle était morte, épuisée d'or. A cela, il répondait par des explications abondantes, passionnées : il avait fait ce que fait tout directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc émissaire des illégalités de tous. D'autre part, quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités ! Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille francs de jetons de présence, touchaient le dix pour cent sur les bénéfices, et qui avaient trempé dans tous les tripotages ? Pourquoi encore l'impunité complète dont jouissaient les commissaires-censeurs, Lavignière entre autres, qui en étaient quittes pour alléguer leur incapacité et leur bonne foi ? Evidemment, ce procès allait être la plus monstrueuse des iniquités, car on avait dû écarter la plainte en escroquerie de Busch, comme alléguant des faits non prouvés, et le rapport remis par l'expert, après un premier examen des livres, venait d'être reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, déclarée d'office à la suite de ces deux pièces, lorsque pas un sou des dépôts n'avait été détourné et que tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds ? Etait-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires ? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s'aggravait, s'élargissait sans limite. Et ce n'était pas lui qu'il en accusait, c'était lamagistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le supprimer, pour tuer l'Universelle.

Ah ! les gredins, s'ils m'avaient laissé libre, vous auriez vu, vous auriez vu !

Madame Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d'autrefois, la nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès humain, l'engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N'était-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle ? Ce cours de trois mille francs, d'une exagération insensée, imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu ? Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents millions : cela pouvait-il se justifier, n'y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent ?

Mais il s'était levé, il allait et venait, dans l'étroite pièce, d'un pas saccadé de grand conquérant mis en cage.

Ah ! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en m'enchaînant ici... J'allais triompher, les écraser tous.

Elle eut un sursaut de surprise et de protestation.

Comment, triompher ? mais vous n'aviez plus un sou, vous étiez vaincu !

Evidemment, reprit-il avec amertume, j'étais vaincu, je suis une canaille... L'honnêteté, la gloire, ce n'est que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un imbécile et un filou... Oh ! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin de me le répéter. N'est-ce pas ? on me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes poches, on m'égorgerait, si l'on me tenait ; et, ce qui est pis, on hausse les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre intelligence... Mais, si j'avais réussi, imaginez-vous cela ? Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté de l'or, hein ? quel triomphe ! Je serais un héros, j'aurais Paris à mes pieds.

Nettement, elle lui tint tête.

Vous n'aviez avec vous ni la justice, ni la logique, vous ne pouviez pas réussir.

Il s'était arrêté devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.

Pas réussir, allons donc ! L'argent m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon, le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore à faire tuer, il l'emportait, la face du monde était changée. Moi, si j'avais eu à jeter au gouffre les quelques centaines de millions nécessaires, je serais le maître du monde.

Mais c'est affreux ! cria-t-elle, révoltée. Quoi ? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang ! Il vous faudrait d'autres désastres encore, d'autres familles dépouillées, d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues !

Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indifférence supérieure, en jetant ce cri :

Est-ce que la vie s'inquiète de ça ! Chaque pas que l'on fait, écrase des milliers d'existences.

Et un silence régna, elle le suivit dans sa marche, le cœur envahi de froid. Etait-ce un coquin, était-ce un héros ? Elle frémissait, en se demandant quelles pensées de grand capitaine vaincu, réduit à l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était enfermé dans cette cellule ; et elle jeta seulement alors un regard autour d'elle : les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vécu au milieu d'un luxe prodigué, éclatant !

Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix, dans une sorte de confession involontaire.

Gundermann avait raison, décidément : ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse... Ah ! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang, ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne ! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été comme ça, ses veines charrient de la glace... Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son œuvre. Jouir n'est peut-être que se dévorer... Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien que tout cequi m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé... Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu.

Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.

Ah ! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans désirs !... C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre... Je m'entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n'a l'air de m'écouter, on croit que c'est un simple dépit d'homme de Bourse, lorsque c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai dans la peau, oh ! de très loin, aux racines mêmes de mon être !

Quelle singulière chose ! murmura tranquillement madame Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S'ils sont à part, c'est qu'on les y a mis.

Saccard, qui n'avait pas même entendu, continuait avec plus de violence :

Et ce qui m'exaspère, c'est que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empire est-il assez vendu à Gundermann ! comme s'il était impossible de régner sans l'argent de Gundermann ! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est conduit d'une façon bien dégoûtante à mon égard ; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai été assez lâche pour chercher à meréconcilier, avant la catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe, puisque je le gêne, qu'il se débarrasse donc de moi ! je ne lui en voudrai quand même que de son alliance avec ces sales juifs... Avez-vous songé à cela ? l'Universelle étranglée pour que Gundermann continue son commerce ! toute banque catholique trop puissante écrasée, comme un danger social, pour assurer le définitif triomphe de la juiverie, qui nous mangera, et bientôt !... Ah ! que Rougon prenne garde ! il sera mangé, lui d'abord, balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie tout. C'est très malin, son jeu de bascule, les gages donnés un jour aux libéraux, l'autre jour aux autoritaires ; mais, à ce jeu-là, on finit fatalement par se rompre le cou... Et, puisque tout craque, que le désir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prédit que la France serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne ! Nous sommes prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à prendre nos provinces.

D'un geste terrifié et suppliant, elle le fit taire, comme s'il allait attirer la foudre.

Non, non ! ne dites pas ces choses. Vous n'avez pas le droit de les dire... Du reste, votre frère n'est pour rien dans votre arrestation. Je sais de source certaine que c'est le garde des sceaux Delcambre qui a tout fait.

La colère de Saccard tomba brusquement, il eut un sourire.

Oh ! celui-là se venge.

Elle le regardait d'un air d'interrogation, et il ajouta :

Oui, une vieille histoire entre nous... Je sais d'avance que je serai condamné.

Sans doute, elle se méfia de l'histoire, car elle n'insista pas. Un court silence régna, pendant lequel il reprit les papiers sur la table, tout entier de nouveau à son idée fixe.

Vous êtes bien charmante, chère amie, d'être venue, et il faut me promettre de revenir, parce que vous êtes de bon conseil et que je veux vous soumettre des projets... Ah ! si j'avais de l'argent !

Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion pour s'éclairer sur un point qui la hantait et la tourmentait depuis des mois. Qu'avait-il fait des millions qu'il devait posséder pour sa part ? les avait-il envoyés à l'étranger, enterrés au pied de quelque arbre connu de lui seul ?

Mais vous en avez, de l'argent ! Les deux millions de Sadowa, les neuf millions de vos trois mille actions, si vous les avez vendues au cours de trois mille !

Moi, ma chère, cria-t-il, je n'ai pas un sou !

Et cela était parti d'une voix si nette et si désespérée, il la regardait d'un tel air de surprise, qu'elle fut convaincue.

Jamais je n'ai eu un sou, dans les affaires qui ont mal tourné... Comprenez donc que je me ruine avec les autres... Certes, oui, j'ai vendu ; mais j'ai racheté aussi ; et où ils s'en sont allés, mes neuf millions, augmentés de deux autres millions encore, je serais fort embarrassé pour vous l'expliquer clairement... Je crois bien que mon compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dettede trente à quarante mille francs... Plus un sou, le grand coup de balai, comme toujours !

Elle en fut si soulagée, si égayée, qu'elle plaisanta sur leur propre ruine, à elle et à son frère.

Nous aussi, quand tout va être terminé, je ne sais pas si nous aurons de quoi manger un mois... Ah ! cet argent, ces neuf millions que vous nous aviez promis, vous vous rappelez comme ils me faisaient peur ! Jamais je n'ai vécu dans un tel malaise, et quel soulagement, le soir du jour où j'ai tout rendu en faveur de l'actif !... Même, les trois cent mille francs de l'héritage de notre tante y ont passé. Ça, ce n'est pas très juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvé, de l'argent qu'on n'a pas gagné, on n'y tient guère... Et vous voyez bien que je suis gaie et que je ris maintenant !

Il l'arrêta d'un geste fiévreux, il avait pris les papiers, sur la table, et les brandissait.

Laissez donc ! nous serons très riches...

Comment ?

Est-ce que vous croyez que je lâche mes idées ?... Depuis six mois, je travaille ici, je veille les nuits entières, pour tout reconstruire. Les imbéciles qui me font surtout un crime de ce bilan anticipé, en prétendant que, des trois grandes affaires, les Paquebots réunis, le Carmel et la Banque nationale turque, la première seulement a donné les bénéfices prévus ! Parbleu ! si les deux autres ont périclité, c'est que je n'étais plus là. Mais, quand ils m'auront lâché, oui ! quand je redeviendrai le maître vous verrez, vous verrez...

Suppliante, elle voulut l'empêcher de poursuivre. Il s'était mis debout, il se grandissait sur ses petites jambes, criant de sa voix aiguë :

Les calculs sont faits, les chiffres sont là, regardez !... Des amusettes simplement, le Carmel et la Banque nationale turque ! Il nous faut le vaste réseau des chemins de fer d'Orient, il nous faut tout le reste, Jérusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entière conquise, ce que Napoléon n'a pu faire avec son sabre, et ce que nous ferons, nous autres, avec nos pioches et notre or... Comment avez-vous pu croire que j'abandonnais la partie ? Napoléon est bien revenu de l'île d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai qu'à me montrer, tout l'argent de Paris se lèvera pour me suivre ; et il n'y aura pas, cette fois, de Waterloo, je vous en réponds, parce que mon plan est d'une rigueur mathématique, prévu jusqu'aux derniers centimes... Enfin, nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur ! Je ne demande que quatre cents millions, cinq cents millions peut-être, et le monde est à moi !

Elle avait réussi à lui prendre les mains, elle se serrait contre lui.

Non ! non ! Taisez-vous, vous me faites peur !

Et, malgré elle, de son effroi, une admiration montait. Brusquement, dans cette cellule misérable et nue, verrouillée, séparée des vivants, elle venait d'avoir la sensation d'une force débordante, d'un resplendissement de vie : l'éternelle illusion de l'espoir, l'entêtement de l'homme qui ne veut pas mourir. Elle cherchait en elle la colère, l'exécration des fautes commises, et elle ne lestrouvait déjà plus. Ne l'avait-elle pas condamné, après les irréparables malheurs dont il était la cause ? N'avait-elle pas appelé le châtiment, la mort solitaire, dans le mépris ? Elle n'en gardait que sa haine du mal et sa pitié pour la douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait de nouveau, comme une des violences de la nature, sans doute nécessaires. Et puis, si ce n'était là qu'une faiblesse de femme, elle s'y abandonnait délicieusement, toute à la maternité souffrante, toute à l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait aimer sans estime, dans sa haute raison dévastée par l'expérience.

C'est fini, répéta-t-elle à plusieurs reprises sans cesser de lui serrer les mains dans les siennes. Ne pouvez-vous donc vous calmer et vous reposer enfin !

Puis, comme il se haussait, pour effleurer des lèvres ses cheveux blancs, dont les boucles foisonnaient sur ses tempes, avec une abondance vivace de jeunesse, elle le maintint, elle ajouta d'un air d'absolue résolution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute leur signification :

Non, non ! c'est fini, fini à jamais... Je suis contente de vous avoir vu une dernière fois, pour qu'il ne reste pas de la colère entre nous... Adieu !

Quand elle partit, elle le vit debout, près de la table, véritablement ému de la séparation, mais reclassant déjà d'une main instinctive les papiers, qu'il avait mêlés dans sa fièvre ; et, le petit bouquet de deux sous s'étant effeuillé parmi les pages, il secouait celle-ci une à une, il balayait des doigts les pétales de rose.

Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le milieu de décembre, que l'affaire de la Banque Universelle vint enfin devant le tribunal. Elle tint cinq grandes audiences de la police correctionnelle, au milieu d'une curiosité très vive. La presse avait fait un bruit énorme autour de la catastrophe, des histoires extraordinaires circulaient sur les lenteurs de l'instruction. On remarqua beaucoup l'exposé des faits que le parquet avait dressé, un chef-d'œuvre de féroce logique, où les plus petits détails étaient groupés, utilisés, interprétés avec une clarté impitoyable. D'ailleurs, on disait partout que le jugement était rendu à l'avance. Et, en effet, l'évidente bonne foi d'Hamelin, l'héroïque attitude de Saccard qui tint tête à l'accusation pendant les cinq jours, les plaidoiries magnifiques et retentissantes de la défense, n'empêchèrent pas les juges de condamner les deux prévenus à cinq années d'emprisonnement et à trois mille francs d'amende. Seulement, remis en liberté provisoire sous caution, un mois avant le procès, et s'étant ainsi présentés devant le tribunal en qualité de prévenus libres, ils purent faire appel et quitter la France dans les vingt-quatre heures. C'était Rougon qui avait exigé ce dénouement, ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un frère en prison. La police veilla elle-même au départ de Saccard, qui fila en Belgique, par un train de nuit. Le même jour, Hamelin était parti pour Rome.

Et trois nouveaux mois s'écoulèrent, on était dans les premiers jours d'avril, madame Caroline se trouvait encore à Paris, où l'avait retenue le règlement d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit appartement de l'hôtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient lavente. Du reste, elle venait enfin d'arranger les dernières difficultés, elle pouvait partir, certes sans un sou en poche, mais sans laisser aucune dette derrière elle ; et elle devait quitter Paris le lendemain, pour aller à Rome rejoindre son frère, qui avait eu la chance d'y obtenir une petite situation d'ingénieur. Il lui avait écrit que des leçons l'y attendaient. C'était toute leur existence à recommencer.

En se levant, le matin de cette dernière journée qu'elle passerait à Paris, un désir lui vint de ne pas s'éloigner sans tenter d'avoir des nouvelles de Victor. Jusque-là, toutes les recherches étaient restées vaines. Mais elle se rappelait les promesses de la Méchain, elle se disait que peut-être cette femme savait quelque chose ; et il était facile de la questionner, en se rendant chez Busch, vers quatre heures. D'abord, elle repoussa cette idée : à quoi bon, tout cela n'était-il pas mort ? Puis, elle en souffrit réellement, le cœur douloureux, comme d'un enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe duquel elle n'aurait pas porté des fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue Feydeau.

Les deux portes du palier étaient ouvertes, de l'eau bouillait violemment dans la cuisine noire, tandis que, de l'autre côté, dans l'étroit cabinet, la Méchain qui occupait la fauteuil de Busch, semblait submergée au milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par liasses énormes de son vieux sac de cuir.

Ah ! c'est vous, ma bonne madame ! Vous tombez dans un bien vilain moment. Monsieur Sigismond est à l'agonie. Et le pauvre monsieur Busch en perd la tête,positivement, tant il aime son frère. Il ne fait que courir comme un fou, il est encore sorti pour ramener un médecin... Vous voyez, je suis obligée de m'occuper de ses affaires, car voilà huit jours qu'il n'a seulement pas acheté un titre ni mis le nez dans une créance. Heureusement, j'ai fait tout à l'heure un coup, oh ! un vrai coup, qui le consolera un peu de son chagrin, le cher homme, quand il reviendra à la raison.

Madame Caroline, saisie, oubliait qu'elle était là pour Victor, car elle avait reconnu des titres déclassés de l'Universelle, dans les papiers que la Méchain tirait à poignées de son sac. Le vieux cuir en craquait, et elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie.

Tenez ! j'ai eu tout ça pour deux cent cinquante francs, il y en a bien cinq mille, ce qui les met à un sou... Hein ! un sou, des actions qui ont été cotées trois mille francs ! Les voilà presque retombées au prix du papier, oui ! du papier à la livre... Mais elles valent mieux tout de même, nous les revendrons au moins dix sous, parce qu'elles sont recherchées par les gens en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une si bonne réputation, quelles meublent encore. Elles font très bien dans un passif, c'est très distingué d'avoir été victime de la catastrophe... Enfin, j'ai eu une chance extraordinaire, j'avais flairé la fosse où, depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond d'abattoir qu'un imbécile, mal renseigné, m'a lâché pour rien. Et vous pensez si je suis tombée dessus ! Ah ! ça n'a pas traîné, je vous ai nettoyé ça vivement !

Et elle s'égayait en oiseau carnassier des champs de massacre de la finance, son énorme personne suait les immondes nourritures dont elle s'était engraissée, tandis que, de ses mains courtes et crochues, elle remuait les morts, ces actions dépréciées, déjà jaunies et exhalant une odeur rance.

Mais une voix ardente et basse s'éleva, venant de la chambre voisine, dont la porte était grande ouverte, comme les deux portes du palier.

Bon ! voilà monsieur Sigismond qui se remet à causer. Il ne fait que ça depuis ce matin... Mon Dieu ! et l'eau qui bout ! l'eau que j'oublie ! C'est pour un tas de tisanes... Ma bonne madame, puisque vous êtes là, voyez donc s'il ne demande pas quelque chose.

La Méchain fila dans la cuisine, et madame Caroline, que la souffrance attirait, entra dans la chambre. La nudité en était tout égayée par un clair soleil d'avril, dont un rayon tombait droit sur la petite table de bois blanc, encombrée de notes écrites, de dossiers volumineux, d'où débordait le travail de dix ans ; et il n'y avait toujours rien autre que les deux chaises de paille et les quelques volumes entassés sur des planches. Dans l'étroit lit de fer, Sigismond, assis contre trois oreillers, vêtu jusqu'à mi-corps d'une courte blouse de flanelle rouge, parlait, parlait sans relâche, sous la singulière excitation cérébrale, qui précède parfois la mort des phtisiques. Il délirait, avec des moments d'extraordinaire lucidité ; et, au milieu de sa face amaigrie, encadrée de ses longs cheveux bouclés, ses yeux, élargis démesurément, interrogeaient le vide.

Tout de suite, quand madame Caroline parut, il sembla la reconnaître, bien que jamais ils ne se fussent rencontrés.

Ah ! c'est vous, madame... Je vous avais vue, je vous appelais de toutes mes forces... Venez, venez plus près, que je vous dise à voix basse...

Malgré le petit frisson de peur qui l'avait prise, elle s'approcha, elle dut s'asseoir sur une chaise, contre le lit même.

Je ne savais pas, mais je sais maintenant. Mon frère vend des papiers, et il y a des gens que j'ai entendus pleurer là, dans son cabinet... Mon frère, ah ! j'en ai eu le cœur comme traversé d'un fer rouge. Oui, c'est ça qui m'est resté dans la poitrine, ça me brûle toujours, parce que c'est abominable, l'argent, le pauvre monde qui souffre... Alors, tout à l'heure, quand je serai mort, mon frère vendra mes papiers, et je ne veux pas, je ne veux pas !

Sa voix s'élevait peu à peu, suppliante.

Tenez ! madame, ils sont là, sur la table. Donnez-les-moi, que nous en fassions un paquet, et vous les emporterez, vous emporterez tout... Oh ! je vous appelais, je vous attendais ! Mes papiers perdus ! toute ma vie de recherches et d'effort anéantie !

Et, comme elle hésitait à lui donner ce qu'il demandait, il joignit les mains.

De grâce, que je m'assure qu'ils y sont bien tous, avant de mourir... Mon frère n'est pas là, mon frère ne dira pas que je me tue... Je vous en supplie...

Alors, elle céda, bouleversée par l'ardeur de sa prière.

Vous voyez que j'ai tort, puisque votre frère dit que cela vous fait du mal.

Du mal, oh ! non. Et puis, qu'importe !... Enfin, cette société de l'avenir, je suis parvenu à la mettre debout, après tant de nuits passées ! Tout y est prévu, résolu, c'est toute la justice et tout le bonheur possibles... Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rédiger l'œuvre, avec les développements nécessaires ! Mais voici mes notes complètes, classées. Et, n'est-ce pas ? vous allez les sauver, pour qu'un autre, un jour, leur donne la forme du livre définitif, lancé par le monde...

De ses longues mains frêles, il avait pris les papiers, il les feuilletait amoureusement, tandis que, dans ses grands yeux déjà troubles, se rallumait une flamme. Il parlait très vite, d'un ton cassé et monotone, avec le tic tac d'une chaîne d'horloge que le poids emporte ; et c'était le bruit même de la mécanique cérébrale fonctionnant sans arrêt, dans le déroulement de l'agonie.

Ah ! comme je la vois, comme elle se dresse là, nettement, la cité de justice et de bonheur !... Tous y travaillent, d'un travail personnel, obligatoire et libre. La nation n'est qu'une société de coopération immense, les outils deviennent la propriété de tous, les produits sont centralisés dans de vastes entrepôts généraux. On a effectué tant de labeur utile, on a droit à tant de consommation sociale. C'est l'heure d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a coûté d'heures, il n'y a plus qu'un échange, entre tous les producteurs, à l'aide des bons de travail, et cela sous ladirection de la communauté, sans qu'aucun autre prélèvement soit fait que l'impôt unique pour élever les enfants et nourrir les vieillards, renouveler l'outillage, défrayer les services publics gratuits... Plus d'argent, et dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère, les filles épousées pour leur dot, les vieux parents étranglés pour leur héritage, les passants assassinés pour leur bourse !... Plus de classes hostiles, de patrons et d'ouvriers, de prolétaires et de bourgeois, et dès lors plus de lois restrictives ni de tribunaux, de force armée gardant l'inique accaparement des uns contre la faim enragée des autres !... Plus d'oisif d'aucune sorte, et dès lors plus de propriétaires nourris par le loyer, de rentiers entretenus comme des filles par la chance, plus de luxe enfin ni de misère !... Ah ! n'est-ce pas l'idéale équité, la souveraine sagesse, pas de privilégiés, pas de misérables, chacun faisant son bonheur par son effort, la moyenne du bonheur humain !

Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine, comme si elle s'éloignait et se perdait très haut, dans l'avenir dont il annonçait la venue.

Et si j'entrais dans les détails... Vous voyez, cette feuille séparée, avec toutes ces notes marginales : c'est l'organisation de la famille, le contrat libre, l'éducation et l'entretien des enfants mis à la charge de la communauté... Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette autre note : je veux un comité directeur pour chaque branche de la production, chargé de proportionner celle-ci à la consommation, en établissant les besoins réels... Et ici, encore un détail d'organisation :dans les villes, dans les champs, des armées industrielles, des armées agricoles manœuvreront sous la conduite des chefs élus par elles, obéissant à des règlements qu'elles auront votés... Tenez ! j'ai aussi indiqué là, par des calculs approximatifs, à combien d'heures la journée de travail pourra être réduite dans vingt ans. Grâce au grand nombre des bras nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne travaillera que quatre heures, trois peut-être ; et que de temps on aura pour jouir de la vie ! car ce n'est pas une caserne, c'est une cité de liberté et de gaieté, où chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire ses légitimes appétits, la joie d'aimer, d'être fort, d'être beau, d'être intelligent, de prendre sa part de l'inépuisable nature.

Et son geste, autour de la misérable chambre, possédait le monde. Dans cette nudité où il avait vécu, cette pauvreté sans besoins où il se mourait, il faisait d'une main fraternelle le partage des biens de la terre. C'était l'Universelle félicité, tout ce qui est bon et dont il n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en sachant qu'il n'en jouirait jamais. Il avait hâté sa mort pour ce suprême cadeau à l'humanité souffrante. Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi les notes éparses, tandis que ses yeux qui ne voyaient déjà plus, emplis de l'éblouissement de la mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection, au-delà de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face s'éclairait.

Ah ! que d'activités nouvelles, l'humanité entière au travail, les mains de tous les vivants améliorant le monde !... Il n'y a plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer sont comblés, lesmontagnes gênantes disparaissent, les déserts se changent en vallées fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes parts. Aucun prodige n'est irréalisable, les anciens grands travaux font sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est habitable... Et c'est tout l'homme développé, grandi, jouissant de ses pleins appétits, devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes déterminent. Des années déjà se sont écoulées, et la sélection s'est faite, grâce à des examens sévères. Il ne suffit plus de pouvoir payer l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté, utilisé, au juste degré de son intelligence, ce qui répartit équitablement les fonctions publiques, d'après les indications mêmes de la nature. Chacun pour tous, selon sa force... Ah ! cité active et joyeuse, cité idéale de saine exploitation humaine où n'existe plus le vieux préjugé contre le travail manuel, où l'on voit un grand poète menuisier, un serrurier grand savant ! Ah ! cité bienheureuse, cité triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siècles, cité dont les murs blancs resplendissent, là-bas... Là-bas, dans le bonheur, dans l'aveuglant soleil...

Ses yeux pâlirent, les derniers mots s'exhalèrent, indistincts, en un petit souffle ; et sa tête retomba, gardant le sourire extasié de ses lèvres. Il était mort.

Bouleversée de pitié et de tendresse, madame Caroline le regardait, lorsqu'elle eut, derrière elle, la sensation d'une tempête qui entrait. C'était Busch, revenant sans médecin, haletant, ravagé d'angoisse ; tandis que la Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'étantrenversée. Mais il avait aperçu son frère, son petit enfant, comme il le nommait, couché sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes ; et il comprit, et il poussa un hurlement de bête égorgée. D'un bond, il s'était jeté sur le corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras, comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait tué un homme pour dix sous, qui avait si longtemps écumé le Paris immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon Dieu ! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère ! Il ne l'aurait jamais plus, son petit enfant ! Et, dans une crise d'enragé désespoir, il ramassa les papiers épars sur le lit, il les déchira, les broya, comme s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et jalousé, qui lui avait tué son frère.

Madame Caroline, alors, sentit son cœur se fondre. Le malheureux ! il ne l'emplissait plus que d'une divine pitié. Mais où donc avait-elle entendu hurler ainsi ? Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine l'avait pénétrée d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'était chez Mazaud, le hurlement de la mère et des petits, devant le cadavre du père. Comme incapable de se soustraire à cette souffrance, elle resta encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se retrouvant seule avec la Méchain, dans l'étroit cabinet d'affaires, elle se rappela qu'elle était venue pour la questionner sur Victor. Et elle l'interrogea. Ah bien ! Victor, il était loin, s'il courait toujours ! Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement découvrir une piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour ce bandit sur l'échafaud. Et madame Caroline l'écoutait,glacée et muette. Oui, c'était fini, le monstre était lâché par le monde, à l'avenir, à l'inconnu, ainsi qu'une bête écumante du virus héréditaire, qui devait élargir le mal à chacun de ses coups de dent.

Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, madame Caroline fut surprise de la douceur de l'air. Il était cinq heures, le soleil se couchait dans un ciel d'une pureté tendre, dorant au loin les enseignes hautes du boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était comme une caresse à tout son être physique, jusqu'au cœur. Elle respira fortement, soulagée, plus heureuse déjà, avec la sensation de l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans doute la mort si belle de ce rêveur, donnant son dernier souffle à sa chimère de justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle avait également fait d'une humanité purgée du mal exécrable de l'argent ; et c'était encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspérée et saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans cœur, incapable de larmes. Non pourtant ! elle ne s'en était pas allée sous l'impression consolante de tant de bonté humaine, au milieu de tant de douleur ; elle avait au contraire emporté la désespérance finale du petit monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment de pourriture dont jamais la terre n'arriverait à se guérir. Alors, pourquoi donc cette gaieté renaissante qui l'envahissait toute ?

Lorsqu'elle fut au boulevard, madame Caroline tourna à gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta devant une petite voiture, pleine de bottes de lilas et de giroflées, dont lefort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et, maintenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris, elle ne voulait pas. Non, non ! les affreuses catastrophes étaient trop récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si effrayante somme de misères ! Oubliait-elle qu'elle était complice ? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts serrés sur son cœur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil.

Dès ce moment, vaincue, madame Caroline dut s'abandonner à la force irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était faite, elle venait de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc cette déraison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui l'on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu vers lequel, sans fin, elle nousconduit ? Puis, lorsqu'elle tourna dans la rue de la Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus ; la philosophe, en elle, la savante et la lettrée abdiquait, fatiguée de l'inutile recherche des causes ; elle n'était plus qu'une créature heureuse du beau ciel et de l'air doux, goûtant l'unique jouissance de se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir. Ah ! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre ? La vie telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son éternel espoir !

Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le lendemain, madame Caroline acheva ses malles ; et, comme elle faisait le tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en un rouleau unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrêta, à chaque feuille de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant aimé, dont elle semblait avoir gardé en elle l'éclatante lumière ; elle revivait les cinq années qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait traversé sa vie, en la saccageant ; et, de ces ruines chaudes encore, elle sentait déjà germer, s'épanouir au soleil toute une floraison. Si la Banque nationale turque s'était effondrée à la suite de l'Universelle, la Compagnie générale des Paquebots réunis restait debout et prospère. Elle revoyait la côte enchantée de Beyrouth, où s'élevaient, au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de l'administration, dont elle était en train d'épousseter le plan : Marseillemise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée conquise, les nations rapprochées, pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel, cette aquarelle qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une lettre récente, que tout un peuple y avait poussé ? Le village de cinq cents habitants, né d'abord autour de la mine en exploitation, était à présent une ville, plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort et sauvage. Puis, c'étaient les tracés, les nivellements et les profils, pour la ligne ferrée de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep, une série de grandes feuilles, qu'une à une elle roulait : sans doute, il s'écoulerait des années, avant que les cols du Taurus fussent traversés à toute vapeur ; mais déjà la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrès de demain y grandirait, avec une vigueur de végétation extraordinaire, dans ce merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas là le réveil d'un monde, l'humanité élargie et plus heureuse ?

Maintenant, madame Caroline, à l'aide d'une forte ficelle nouait le paquet des plans. Son frère, qui l'attendait à Rome, où tous deux allaient recommencer une existence, lui avait bien recommandé de les emballer avec soin ; et, comme elle serrait les nœuds, l'idée lui vint de Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux. Il avait raison : l'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l'humanité de demain ; l'argent, empoisonneur etdestructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois, voyait-elle clair enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de sa croyance à l'utilité de l'effort ? Mon Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l'obstiné besoin de vivre et d'espérer ?

Et madame Caroline était gaie malgré tout, avec son visage toujours jeune, sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à chaque avril, dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l'effroyable ordure dont on a également sali l'amour. Pourquoi donc faire porter à l'argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? L'amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ?

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