Madame Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin était resté à Paris jusqu'aux premiers jours de novembre, pour les formalités que nécessitait la constitution définitive de la société, au capital de cent cinquante millions ; et ce fut encore lui, sur le désir de Saccard, qui alla faire, chez maître Lelorrain, rue Sainte-Anne, les déclarations légales, affirmant que toutes les actions étaient bien souscrites et le capital versé, ce qui n'était pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, où il devait passer deux mois, ayant à y étudier de grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rêve du pape à Jérusalem, ainsi qu'un autre projet, plus pratique et considérable, celui de la transformation de l'Universelle en une banque catholique, s'appuyant sur les intérêts chrétiens du monde entier, toute une vaste machine destinée à écraser, à balayer du globe la banque juive ; et de là, il comptait retourner une fois encore en Orient, où l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse à Beyrouth. Il s'éloignait heureux de la rapide prospérité de la maison, absolument convaincu de sa solidité inébranlable, n'ayant même au fond que la sourde inquiétude de ce succès trop grand. Aussi, la veille de son départ, dans la conversation qu'il eut avec sa sœur, ne lui fit-il qu'une recommandation pressante, celle de résister à l'engouement général et de vendre leurs titres, si le cours de deux mille deux cents francs était dépassé, parce qu'ilentendait protester personnellement contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et dangereuse.

Dès qu'elle fut seule, madame Caroline se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé où elle vivait. Vers la première semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents ; et c'était, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimité : Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitaient en égale, en amie du dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bénédictions montait de la foule heureuse des petits et des grands, les filles enfin dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d'une retraite, les riches brûlant de l'insatiable joie d'être plus riches encore. Au lendemain de l'exposition, dans Paris grisé de plaisir et de puissance, l'heure était unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que, dessous, sonnait le vide, le réel épuisement d'un règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit énormes, dont les caisses béantes s'éventraient de toutes parts. Au premier craquement, dans ce vertige, c'était la débâcle. Et madame Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son cœur se serrer, à chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, à peine un léger frémissement des baissiers, étonnés et domptés. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui déjà minaitl'édifice ; mais quoi ? rien ne se précisait ; et elle était forcée d'attendre, devant l'éclat du triomphe grandissant, malgré ces légères secousses d'ébranlement qui annoncent les catastrophes.

D'ailleurs, madame Caroline eut alors un autre ennui. A l'Œuvre du Travail, on était enfin satisfait de Victor, devenu silencieux et sournois ; et, si elle n'avait pas déjà tout conté à Saccard, c'était par un singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son récit, souffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre part, Maxime, à qui, vers ce temps, elle rendit, de sa poche, les deux mille francs, s'égaya au sujet des quatre mille que Busch et la Méchain réclamaient encore : ces gens la volaient, son père serait furieux. Aussi, désormais, repoussait-elle les demandes réitérées de Busch, qui exigeait le complément de la somme promise. Après des démarches sans nombre, celui-ci finit par se fâcher, d'autant plus que son ancienne idée de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation nouvelle de ce dernier, cette haute situation où il le croyait à sa merci, devant la peur du scandale. Un jour donc, exaspéré de ne rien tirer d'une affaire si belle, il résolut de s'adresser directement à lui, il lui écrivit de bien vouloir passer à son bureau, pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvés dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numéro, il faisait une allusion si claire à la vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiétude, ne pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portée rue Saint-Lazare, tomba entre les mains de madame Caroline, qui reconnut l'écriture. Elle trembla, elle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Busch, afin de le désintéresser. Puis, elle sedit qu'il écrivait peut-être pour tout autre chose, et qu'en tout cas c'était une façon d'en finir, heureuse même dans son émoi qu'un autre eût l'embarras de la confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle, il ouvrit la lettre, elle le vit simplement devenir grave, elle crut à quelque complication d'argent. Pourtant, il avait éprouvé une profonde surprise, sa gorge s'était serrée, à l'idée de tomber entre de si sales mains, flairant quelque ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il décida qu'il irait au rendez-vous.

Des jours s'écoulèrent, la seconde quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la visite, étourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'être dépassé, il en était ravi, tout en sentant, à la Bourse, une résistance se faire, s'accentuer, à mesure que s'affolait la hausse : évidemment, il y avait un groupe de baissiers qui prenaient position, engageant la lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, à deux reprises, il se crut obligé de donner lui-même des ordres d'achat, sous des prête-noms, pour que la marche ascensionnelle des cours ne fût pas arrêtée. Le système de la société achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dévorant, commençait.

Un soir, tout secoué de sa passion, Saccard ne put s'empêcher d'en parler à madame Caroline.

Je crois bien que ça va chauffer. Oh ! nous voici trop forts, nous les gênons trop... Je flaire Gundermann, c'est sa tactique : il va procéder à des ventes régulières,tant aujourd'hui, tant demain, en augmentant le chiffre, jusqu'à ce qu'il nous ébranle...

Elle l'interrompit de sa voix grave.

S'il a de l'Universelle, il a raison de vendre.

Comment ! il a raison de vendre ?

Sans doute, mon frère vous l'a dit : les cours, à partir de deux mille, sont absolument fous.

Il la regardait, il éclata, hors de lui.

Vendez donc alors, osez donc vendre vous-même... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma défaite.

Elle rougit légèrement, car, la veille, elle avait précisément vendu mille de ses actions, pour obéir aux ordres de son frère, soulagée, elle aussi, par cette vente, comme par un acte tardif d'honnêteté. Mais, puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas l'aveu, d'autant plus gênée, qu'il ajouta :

Ainsi, hier, il y a eu des défections, j'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs sur le marché, les cours auraient certainement fléchi, si je n'étais intervenu... Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-là. Il a une méthode plus lente, plus écrasante à la longue... Ah ! ma chère, je suis bien rassuré, mais je tremble tout de même, car ce n'est rien de défendre sa vie, le pis est de défendre son argent et celui des autres.

En effet, à partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait, triomphant, et sans cesse sur le point d'être battu. Il netrouvait même plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin. A la vérité, elle l'avait lassé par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas à échauffer. Puis, un désagrément lui était arrivé, le même qu'il avait fait subir à Delcambre : un soir, par la bêtise d'une femme de chambre, cette fois, il était entré au moment où la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'était calmé qu'après une confession entière, celle d'une simple curiosité, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, à une question brutale, elle eut répondu que, mon Dieu ! après tout, ce n'était pas si étonnant. Il ne la voyait plus guère qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardât rancune, mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement.

Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se détacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque à coup sûr, elle gagnait beaucoup, de moitié dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus répondre, elle craignait même qu'il ne lui mentit ; et, soit que la chance tournât, soit qu'il se fût en effet amusé à la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut ébranlée. S'il l'égarait ainsi, qui donc allait la guider maintenant ? Et le pis était que le frémissementd'hostilité, à la Bourse, d'abord si léger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de précis, aucun fait n'entamait la solidité de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable.

A la suite d'une opération manquée sur l'italien, la baronne, décidément inquiète, résolut de se rendre aux bureaux de L'Espérance, pour tâcher de faire causer Jantrou.

Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir, vous... L'Universelle, tout à l'heure, a encore monté de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon.

Mais Jantrou était dans une égale perplexité. Placé à la source des bruits, les fabriquant lui-même au besoin, il se comparait plaisamment à un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicité, s'il était dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion unique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se détruisaient.

Je ne sais rien, rien du tout.

Oh ! vous ne voulez pas me dire.

Non, je ne sais rien, parole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ?

Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait deviné : une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle de l'homme bien informé, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le père le recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était pas venue ; et il continuait de la regarder, réfléchissant tout haut.

Oui, c'est embêtant, moi qui comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait être prévenu, afin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse, c'est très solide encore. Seulement, on voit des choses si drôles...

A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tête.

Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lâche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann.

Elle resta un moment surprise.

Gundermann, pourquoi ?... Je le connais un peu, je l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller.

Tant mieux, si vous le connaissez... Allez le voir sous un prétexte, Et causez avec lui, tâchez d'être son amie... Vous imaginez-vous cela : être la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde !

Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il évoquait du geste, car la froideur du juif était connue, rien ne devait être plus compliqué ni plus difficile que de leséduire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fâcher.

Mais, répéta-t-elle, pourquoi Gundermann ?

Il expliqua alors que, certainement, ce dernier était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient à manœuvrer contre l'Universelle. Ça, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentil, la simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assuré d'être, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille.

Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous préviendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris.

Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif, croyant à autre chose.

Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me récompenserez.

En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle était déjà sans mépris, oubliant le laquais qu'il avait été, ne le voyant plus dans la crapuleuse fête où il tombait, le visage ruiné, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillée de taches, son chapeau luisant tout éraflé du plâtre de quelque escalier immonde.

Dès le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne à la baisse, dans la discrétion la plus grande, n'allant jamais à la Bourse, n'y ayant pas même de représentant officiel. Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émission, ensuite l'intérêt qu'elle peut rapporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; et, dès qu'elle la dépasse, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre à la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance à la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquêtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir à partager la royauté du marché avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient réussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mépris de la passion, exagérait encore son flegme de joueur mathématique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgré la hausse continue, perdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérables, avec la belle sécurité d'un sage qui met simplement son argent à la caisse d'épargne.

Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu de la bousculade des employés et des remisiers, de la grêle des pièces à signer et des dépêches à lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependant, il était là depuis six heures du matin, toussant et crachant, exténué de fatigue, solide quand même. Ce soir-là, à la veille d'un emprunt étranger, la vaste salle était envahie par un flot de visiteurs plus pressé encore, que recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres ; tandis que, par terre, près de l'étroite table qu'il s'était réservée au fond, dans l'embrasure d'une fenêtre, trois de ses petits enfants, deux fillettes et un garçon, se disputaient avec des cris aigus une poupée dont un bras et une jambe gisaient déjà, arrachés.

Tout de suite la baronne donna son prétexte.

Cher monsieur, j'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunité... C'est pour une loterie de bienfaisance...

Il ne la laissa pas achever, il était fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des dames, rencontrées par lui dans le monde, se donnaient ainsi la peine de les lui apporter.

Mais il dut s'excuser, un employé venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres énormes furent rapidement échangés.

Cinquante-deux millions, dites-vous ? Et le crédit était ?

De soixante millions, monsieur.

Eh bien ! portez-le à soixante-quinze millions.

Il revenait à la baronne, lorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisier le fit se précipiter.

Mais pas du tout ! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par action.

Oh ! monsieur, dit le remisier humblement, pour quarante-trois francs que ça ferait en moins !

Comment, quarante-trois francs ! mais c'est énorme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ? Chacun son compte, je ne connais que ça !

Enfin, pour causer à l'aise, il se décida à emmener la baronne dans la salle à manger, où le couvert était déjà mis. Il n'était pas dupe du prétexte de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grâce à toute une police obséquieuse qui le renseignait, et il se doutait bien qu'elle venait, poussée par quelque intérêt grave. Aussi ne se gêna-t-il pas.

Voyons, maintenant, dites-moi ce que vous avez à me dire.

Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien à lui dire, elle avait à le remercier simplement de sa bonté.

Alors, on ne vous a pas chargée d'une commission pour moi ?

Et il parut désappointé, comme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrète de Saccard, quelque invention de ce fou.

A présent qu'ils étaient seuls, elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait si inutilement les hommes.

Non, non, je n'ai rien à vous dire ; et, puisque vous êtes si bon, j'aurais plutôt quelque chose à vous demander.

Elle s'était penchée vers lui, elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantées. Et elle se confessait, disait son mariage déplorable avec un étranger qui n'avait rien compris à sa nature, ni à ses besoins, expliquait comment elle avait dû s'adresser au jeu pour ne pas déchoir de sa situation. Enfin, elle parla de sa solitude, de la nécessité d'être conseillée, dirigée, sur cet effrayant terrain de la Bourse, où chaque faux pas coûte si cher.

Mais, interrompit-il, je croyais que vous aviez quelqu'un.

Oh ! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste de profond dédain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai personne... C'est vous que je voudrais avoir, le maître, le dieu. Et cela, vraiment, ne vous coûterait guère d'être mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh ! de tout mon être !

Elle s'approchait encore, l'enveloppait de sa tiède haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entière. Mais il restait bien calme, et il ne se recula même pas, la chair morte, sans un aiguillon à réprimer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac était également détruit, et qui vivait de laitage, il prenait un à un, dans uncompotier, sur la table, des grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal, l'unique débauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures de sensualité, quitte à la payer par des journées de souffrance.

Il eut un sourire narquois, en homme qui se sait invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de sa prière, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice, aux doigts dévorants, souples comme un nœud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'écarta en disant merci d'un signe de tête, ainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage, allant droit au but :

Voyons, vous êtes bien gentille, je voudrais vous être agréable... Ma belle amie, le jour où vous m'apporterez un bon conseil, je m'engage à vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je vous dirai ce que je ferai... Affaire conclue, hein ?

Il s'était levé, et elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marché qu'il proposait, l'espionnage, la trahison. Mais elle ne voulut pas répondre, elle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance ; tandis que lui, son hochement de tête goguenard, semblait ajouter qu'il ne tenait pas à être aidé, que le dénouement logique, fatal, arriverait quand même, un peu plus tard peut-être. Et, lorsqu'elle partit enfin, il était déjà repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitaux, au milieu du défilé des gens de Bourse, de la galopade de ses employés, des jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tête de la poupée, avec des cris de triomphe.Il s'était assis à son étroite table, il s'absorba dans l'étude d'une idée soudaine, n'entendit plus rien.

Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'Espérance, pour rendre compte de sa démarche à Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit, un jour que sa fille Nathalie causait avec madame Jordan, sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la veille, une pluie diluvienne ; et, par ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hôtel, au fond du puisard assombri de la cour, était d'une mélancolie affreuse. Le gaz brûlait dans un demi-jour boueux. Marcelle, qui attendait Jordan, en chasse pour donner un nouvel acompte à Busch, écoutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuse, avec sa voix sèche, ses gestes aigus de fille de Paris poussée trop vite.

Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre... Il y a une personne qui le pousse à vendre, en tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rôle, bien sûr, n'est guère d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui empêche papa de vendre. Plus souvent que je vende, quand ça monte ! Faudrait être joliment godiche, n'est-ce pas ?

Certes ! répondit simplement Marcelle.

Vous savez que nous sommes à deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guère écrire... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne déjà vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit mille, ça faisait son chiffre : six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il auraitbien gagnée, avec toutes ces émotions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilà encore deux mille francs de plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, monsieur Saccard nous l'a bien dit... Il est si gentil, monsieur Saccard !

Marcelle ne put s'empêcher de sourire.

Vous ne vous mariez donc plus ?

Si, si, lorsque ça aura fini de monter... Nous étions pressés, le père de Théodore surtout, à cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh ! Théodore comprend très bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est à considérer... Et voilà, tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux leur laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous ?

Et, sans attendre la réponse :

Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux. Il les a déjà lus, et il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tête pleine, j'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un très bon signe. Avant-hier, nous avons fait le même songe, des pièces de cent sous que nous ramassions à la pelle, dans la rue. C'était très amusant.

De nouveau, elle s'interrompit pour demander :

Combien avez-vous d'actions, vous ?

Nous, pas une ! répondit Marcelle.

La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mèches pâles envolées, prit un air de commisération immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son père l'ayant appelée, pour la charger de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaître plus tôt le cours de la Bourse.

Restée seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mélancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mépris de l'argent, un tel malaise à la seule idée de s'en occuper, cela lui coûtait un si gros effort d'en demander, même à ceux qui lui en devaient ! Et, absorbée, n'entendant rien, elle revivait sa journée depuis son réveil, cette journée mauvaise ; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiévreux du journal, le galop des rédacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette.

D'abord, dès neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il devait rendre compte, Marcelle, à peine débarbouillée, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs très sales, peut-être des huissiers, peut-être des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominableBusch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait là qu'une femme, déclarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se débattre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalités légales : il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en était restée éperdue, finissant par croire à la possibilité de ces choses, sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeuner, qu'elle ne laisserait toucher à rien, avant qu'il fût là. Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, à moitié dévêtue, les cheveux sur les épaules, avait commencé la plus pénible des scènes, eux inventoriant déjà les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empêcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle était si fière, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouée elle-même ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerrière, il faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, à la volée : oui ! un voleur, qui n'avait pas honte de réclamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une créance de trois cents francs, une créance achetée par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient déjà, par acomptes, donné quatre cents francs, et que ce voleur-là parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils étaient de bonne foi, qu'ils l'auraient payé tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle était seule, incapable de répondre, ignorantede la procédure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine : est-ce qu'il n'était pas un honnête homme ? est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon argent ? Il était en règle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était un peu radouci. Enfin, après une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti à attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragé serment qu'il prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brûlante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, dont elle avait dû laisser la fenêtre grande ouverte, après leur départ !

Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-là. L'idée lui était venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme : de cette manière, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le désespérerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scène du matin. Déjà, elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut féroce donné à leur ménage, la façon héroïque dont elle avait repoussé l'attaque. Le cœur lui battait très fort, en entrant dans le petit hôtel de la rue Legendre, cette maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait ne plus trouver que des étrangers, tellement l'air lui semblait autre, glacial. Comme ses parents se mettaient à table, elle avait accepté à déjeuner, pour lesdisposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation était restée sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait monté de vingt francs ; et elle s'étonnait de trouver sa mère plus enfiévrée, plus âpre que son père, elle qui, au commencement, tremblait à la seule idée de spéculation : maintenant, avec une violence de femme conquise, c'était elle qui le gourmandait de sa timidité, acharnée aux grands coups du hasard. Dès les hors-d'œuvre, elle s'était emportée, saisie de ce qu'il parlait de vendre leur soixante-quinze actions à ce cours inespéré de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financière promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Car, enfin, La Cote financière était connue pour sa vieille honnêteté, lui-même répétait souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! non par exemple, elle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutôt l'hôtel, pour acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le cœur serré, à entendre voler passionnément ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prêt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, où elle avait vu monter peu à peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rêve grisant de leur publicité. Enfin, au dessert, elle s'était risquée : il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce désastre. Le père, tout de suite, avait baissé la tête, avec un coup d'œil embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère refusait, d'une voix nette. Cinq cents francs ! où voulait-on qu'elleles trouvât ? Tous leurs capitaux étaient engagés dans des opérations ; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient : quand on avait épousé un meurt-de-faim, un homme qui écrivait des livres, on acceptait les conséquences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber à la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mépris affecté de l'argent, ne rêvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa fille, et celle-ci s'en était allée désespérée, le cœur saignant de ne plus reconnaître sa mère, elle si raisonnable et si bonne autrefois.

Dans la rue, Marcelle avait marché, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis, l'idée brusque lui était venue de s'adresser à l'oncle Chave ; et, immédiatement, elle s'était présentée au discret rez-de-chaussée de la rue Nollet, pour ne pas le manquer, avant la Bourse. Il y avait eu des chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle avait aperçu le capitaine seul, fumant sa pipe, et il s'était désolé, l'air furieux contre lui-même, en criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse, comme un sale cochon qu'il était. Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre, il avait tonné contre eux, de vilains bougres encore ceux-là, qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce que, l'autre semaine, sa sœur ne l'avait pas traité de liardeur, comme pour tourner en ridicule son jeu prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilà une qu'il ne plaindrait pas, lorsqu'elle se casserait le cou !

Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains vides, avait dû se résigner à se rendre au journal, pour avertir son mari de ce qui s'était passé, le matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre n'était encore accepté par aucun éditeur, venait de se lancer à la chasse de l'argent, au travers du Paris boueux de cette journée de pluie, sans savoir où frapper, chez des amis, dans les journaux où il écrivait, au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eût suppliée de rentrer chez eux, elle était tellement anxieuse, qu'elle avait préféré rester là, sur cette banquette, à l'attendre.

Après le départ de sa fille, lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal.

Si madame veut lire, pour prendre patience.

Mais elle refusa du geste, et comme Saccard arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle avait envoyé son mari dans le quartier, une course ennuyeuse dont elle s'était débarrassée. Saccard, qui avait de l'amitié pour le petit ménage, comme il les nommait, voulait absolument qu'elle entrât chez lui attendre à l'aise. Elle s'en défendit, elle était bien là. Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il éprouva à se trouver nez à nez, brusquement, avec la baronne Sandorff, qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui échangent un simple salut, pour ne pas s'afficher.

Jantrou, dans leur conversation, venait de dire à la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexité augmentait, devant la solidité de l'Universelle, sous les efforts croissants des baissiers : sans douteGundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps, et il y avait peut-être gros à gagner encore avec lui. Il l'avait décidée à temporiser, à les ménager tous deux. Le mieux était de tâcher d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de manière à les garder pour elle et à en profiter, ou bien à les vendre à l'autre, selon l'intérêt. Et cela sans complot noir, arrangé par lui d'un air de plaisanterie, tandis qu'elle-même lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire.

Alors, elle est sans cesse fourrée chez vous, c'est votre tour ? dit Saccard avec sa brutalité, en entrant dans le cabinet de Jantrou.

Celui-ci joua l'étonnement.

Qui donc ?... Ah ! la baronne !... Mais, mon cher maître, elle vous adore. Elle me le disait encore tout à l'heure.

D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le vieux corsaire l'avait arrêté. Et il le regardait, dans sa déchéance de basse débauche, en pensant que, si elle avait cédé à la curiosité de savoir comment Sabatani était fait, elle pouvait bien vouloir goûter au vice de cette ruine.

Ne vous défendez pas, mon cher. Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin, qui lui porterait un ordre.

Jantrou fut très blessé, et il se contenta de rire, en s'obstinant à expliquer la présence chez lui de la baronne, qui était venue, disait-il, pour une question de publicité.

D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'épaules, avait déjà jeté de côté cette question de femme, sans intérêt,selon lui. Debout, allant et venant, se plantant devant la fenêtre pour regarder tomber l'éternelle pluie grise, il exhalait sa joie énervée. Oui, l'Universelle avait encore monté de vingt francs, la veille ! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car la hausse serait allée jusqu'à trente francs, sans un paquet de titres qui était tombé sur le marché, dès la première heure. Ce qu'il ignorait, c'était que madame Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions, luttant elle-même contre la hausse déraisonnable, ainsi que son frère lui en avait laissé l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant le succès grandissant, et cependant, il était agité, ce jour-là, d'un tremblement intérieur, fait de sourde crainte et de colère. Il criait que les sales juifs avaient juré sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre à la tête d'un syndicat de baissiers pour l'écraser. On le lui avait affirmé à la Bourse, on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinée par le syndicat à nourrir la baisse. Ah ! les brigands ! Et ce qu'il ne répétait pas ainsi tout haut, c'étaient les autres bruits qui couraient, plus nets de jour en jour, des rumeurs contestant la solidité de l'Universelle, alléguant déjà des faits, des symptômes de difficultés prochaines, sans avoir encore, il est vrai, ébranlé en rien l'aveugle confiance du public.

Mais la porte fut poussée, et Huret entra, de son air d'homme simple.

Ah ! vous voilà donc, Judas ! dit Saccard.

Huret, en apprenant que Rougon allait décidément abandonner son frère, s'était remis avec le ministre ; car ilavait la conviction que, le jour où Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inévitable. Pour obtenir son pardon, il était rentré dans la domesticité du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant à son service les gros mots et les coups de pied au derrière.

Judas, répéta-t-il avec le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis désintéressé au maître qu'il a trahi.

Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe :

Hein ? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt-cinq aujourd'hui.

Je sais, j'ai vendu tout à l'heure.

Du coup, la colère qu'il dissimulait sous son air de plaisanterie, éclata.

Comment, vous avez vendu ?... Ah bien ! c'est complet, alors ! Vous me lâchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann !

Le député le regardait, ébahi.

Avec Gundermann, pourquoi ?... Je me mets avec mes intérêts, oh ! simplement ! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux réaliser tout de suite, dès qu'il y a un joli bénéfice. Et c'est peut-être bien pour cela que je n'ai jamais perdu.

Il souriait de nouveau en Normand prudent et avisé, qui, sans fièvre, engrangeait sa moisson.

Un administrateur de la société ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penser, à vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m'étonne plus, si l'on prétend que notre prospérité est factice et que le jour de la dégringolade approche... Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique !

Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s'en moquait, son affaire était faite. Il n'avait à présent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargé, le plus proprement possible, sans avoir trop à en souffrir lui-même.

Je vous disais donc, mon cher, que j'étais venu pour vous donner un avis désintéressé... Le voici. Soyez sage, votre frère est furieux, il vous abandonnera carrément, si vous vous laissez vaincre.

Saccard, refrénant sa colère, ne broncha pas.

C'est lui qui vous envoie me dire ça ?

Après une hésitation, le député jugea préférable d'avouer.

Eh bien ! oui, c'est lui... Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de L'Espérance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre... Non ! mais en vérité, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergé à dos, il vient encore d'être forcé de faire condamner un évêque comme d'abus... Et, pour l'attaquer, vous allez justement choisirle moment où il a grand-peine à ne pas se laisser déborder par l'évolution libérale, née des réformes du 19 janvier, qu'il a consenti à appliquer, comme on dit, dans l'unique désir de les endiguer sagement... Voyons, vous êtes son frère, croyez-vous qu'il soit content ?

En effet, répondit Saccard railleur, c'est bien vilain de ma part... Voilà ce pauvre frère, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier, et qui s'en prend à moi, parce qu'il ne sait plus comment se tenir en équilibre, entre la droite, fâchée d'avoir été trahie, et le tiers état, affamé du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux : Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui, dans sa terreur des libéraux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer à m'égorger pour leur plaire... L'autre semaine, Emile Ollivier l'a secoué vertement à la Chambre...

Oh ! interrompit Huret, il a toujours la confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyé une plaque de diamants.

Mais, d'un geste énergique, Saccard disait qu'il n'était pas dupe.

L'Universelle est désormais trop puissante, n'est-ce pas ? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquérir par l'argent comme on le conquérait jadis par la foi, est-ce que cela peut se tolérer ? Tous les libres-penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os... Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter avecGundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ?... Et voilà mon imbécile de frère qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pâture aux sales juifs, aux libéraux, à toute la racaille, dans l'espérance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dévorera... Eh bien ! retournez lui dire que je me fous de lui...

Il redressait sa petite taille, sa rage crevait enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon.

Entendez-vous bien, je me fous de lui ! C'est ma réponse, je veux qu'il le sache.

Huret avait plié les épaules. Dès qu'on se fâchait, dans les affaires, ce n'était plus son genre. Après tout, il n'était là-dedans qu'un commissionnaire.

Bon, bon ! on le lui dira... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde.

Il y eut un silence. Jantrou, qui était resté absolument muet, en affectant d'être tout entier à la correction d'un paquet d'épreuves, avait levé les yeux, pour admirer Saccard. Etait-il beau, le bandit, dans sa passion ! Ces canailles de génie parfois triomphent, à ce degré d'inconscience, lorsque l'ivresse du succès les emporte. Et Jantrou, à ce moment, était pour lui, convaincu de sa fortune.

Ah ! j'oubliais, reprit Huret. Il paraît que Delcambre, le procureur général, vous exècre... Et, ce que vous ignorez encore, l'empereur l'a nommé ce matin ministre de la Justice.

Brusquement, Saccard s'était arrêté. Le visage assombri, il dit enfin :

Encore de la propre marchandise ! Ah ! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ?

Dame ! reprit Huret en exagérant son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive à tout le monde, dans les affaires, votre frère veut que vous ne comptiez pas sur lui, pour vous défendre contre Delcambre.

Mais, tonnerre de Dieu ! hurla Saccard, quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon, de Delcambre, et de vous par-dessus le marché !

Heureusement, à cette minute, Daigremont entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour tous, qui coupa court aux violences. Très correct, il distribua des poignées de main en souriant, d'une amabilité flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soirée, où elle chanterait ; et il venait simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais la présence de Saccard parut le ravir.

Comment va, grand homme ?

Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous ? demanda celui-ci, sans répondre.

Vendre, ah ! non, pas encore !

Et son éclat de rire fut très sincère, il était réellement de solidité plus grande.

Mais il ne faut jamais vendre, dans notre situation ! s'écria Saccard.

Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter sur moi.

Ses paupières avaient battu, il venait d'avoir un regard oblique, tandis qu'il répondait des autres administrateurs, de Sédille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme de lui-même. L'affaire marchait si bien, c'était vraiment un plaisir d'être tous d'accord, dans le plus extraordinaire succès que la Bourse eût vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en alla en répétant qu'il comptait sur eux trois, pour sa soirée. Mounier, le ténor de l'Opéra, y donnerait la réplique à sa femme. Oh ! un effet considérable !

Alors, demanda Huret partant à son tour, c'est tout ce que vous avez à me répondre ?

Parfaitement ! déclara Saccard, de sa voix sèche.

Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme à son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal :

C'est la guerre, mon brave ! Il n'y a plus rien à ménager, tapez-moi sur toutes ces fripouilles !... Ah ! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends !

Tout de même, c'est raide ! conclut Jantrou, dont les perplexités recommençaient.

Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle attendait toujours. Il était à peine quatre heures, et Dejoie venait déjà d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait vite, sous le ruissellement blafard et entêté de la pluie. Chaque fois qu'il passait près d'elle, il trouvait un petit mot, pour la distraire. Du reste, les allées et venues des rédacteurs s'activaient, des éclats de voix sortaient de la salle voisine, toute cette fièvre qui montait, à mesure que se faisait le journal.

Marcelle, brusquement, en levant les yeux, aperçut Jordan devant elle. Il était trempé, l'air anéanti, avec ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derrière quelque espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris.

Rien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, pâlissante.

Rien, ma chérie, rien du tout... Nulle part, pas possible...

Et elle n'eut alors qu'une plainte basse, où tout son cœur saignait.

Oh ! mon Dieu !

A ce moment, Saccard sortait du bureau de Jantrou, et il s'étonna de la trouver là encore.

Comment, madame, votre coureur de mari ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet.

Elle le regardait fixement, une pensée soudaine s'était éveillée dans ses grands yeux désolés. Elle ne réfléchitmême pas, elle céda à cette bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion.

Monsieur Saccard, j'ai quelque chose à vous demander... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous passions chez vous...

Mais certainement, madame.

Jordan, qui craignait d'avoir deviné, voulut la retenir. Il lui balbutiait à l'oreille des : non ! non ! entrecoupés, dans l'angoisse maladive où le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'était dégagée, il dut la suivre.

Monsieur Saccard, reprit-elle, dès que la porte fut refermée, mon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander... Alors, moi, je vous les demande...

Et, de verve, avec ses airs drôles de petite femme gaie et résolue, elle conta son affaire du matin, l'entrée brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes, comment elle était parvenue à repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour même. Ah ! ces plaies d'argent pour le petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance, la vie remise sans cesse en question, à propos de quelques misérables pièces de cent sous !

Busch, répéta Saccard, c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes...

Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant vers Jordan, qui restait silencieux, blême d'un insupportable malaise :

Eh bien ! je vais vous les avancer, moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dû me les demander tout de suite.

Il s'était assis à sa table, pour signer un chèque, lorsqu'il s'arrêta, réfléchissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant de l'occasion, ayant un prétexte ?

Ecoutez, je le connais à fond, votre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets à moitié prix.

Les yeux de Marcelle, à présent, luisaient de gratitude.

Oh ! monsieur Saccard, que vous êtes bon !

Et, s'adressant à son mari :

Tu vois, grosse bête, que monsieur Saccard ne nous a pas mangés !

Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrésistible, il l'embrassa, car c'était elle qu'il remerciait d'être plus énergique et plus adroite que lui, dans ces difficultés de la vie qui le paralysaient.

Non ! non ! dit Saccard, lorsque le jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous êtes très gentils tous les deux de vous aimer si fort... Allez-vous-en tranquilles !

Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux minutes rue Feydeau, au milieu de ce Paris boueux, dans labousculade des parapluies et l'éclaboussement des flaques. Mais, en haut, il eut beau sonner à la vieille porte dépeinte, où une plaque de cuivre étalait le mot : Contentieux, en grosses lettres noires : elle ne s'ouvrit pas, rien ne bougeait à l'intérieur. Et il se retirait, lorsque, dans sa contrariété vive, il l'ébranla violemment du poing. Alors, un pas traînard se fit entendre, et Sigismond parut.

Tiens ! c'est vous !... Je croyais que c'était mon frère qui remontait et qui avait oublié sa clef. Moi, jamais je ne réponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez à le voir.

Du même pas pénible et chancelant, il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, à ces hauteurs, au-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La pièce était d'une nudité froide, avec son étroit lit de fer, sa table et ses deux chaises, ses quelques planches encombrées de livres, sans un meuble. Devant la cheminée, un petit poêle, mal entretenu, oublié venait de s'éteindre.

Asseyez-vous, monsieur. Mon frère m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter.

Mais Saccard refusait la chaise en le regardant, frappé des progrès que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pâle, aux yeux d'enfant, des yeux noyés de rêve, singuliers sous l'énergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'était extraordinairement creusé, comme allongé et tiré vers la tombe.

Vous avez été souffrant ? demanda-t-il, ne sachant que dire.

Sigismond eut un geste de complète indifférence.

Oh ! comme toujours. La dernière semaine n'a pas été bonne, à cause de ce vilain temps... Mais ça va bien tout de même... Je ne dors plus, je puis travailler, et j'ai un peu de fièvre, ça me tient chaud... Ah ! on aurait tant à faire !

Il s'était remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit :

Je vous demande pardon de m'asseoir, j'ai veillé toute la nuit, pour lire cette œuvre que j'ai reçue hier... Une œuvre, oui ! dix années de la vie de mon maître, Karl Marx, l'étude qu'il nous promettait depuis longtemps sur le capital... Voici notre Bible, maintenant, la voici !

Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractères gothiques le rebuta tout de suite.

J'attendrai qu'il soit traduit, dit-il en riant.

Le jeune homme, d'un hochement de tête, sembla dire que, même traduit, il ne serait guère pénétré que par les seuls initiés. Ce n'était pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre société actuelle, basée sur le système capitaliste ! La plaine était rase, on pouvait reconstruire.

Alors, c'est le coup de balai ? demanda Saccard, toujours plaisantant.

En théorie, parfaitement ! répondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jour, toute la marche de l'évolution est là. Reste à l'exécuter en fait... Mais vous êtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considérables que l'idée fait à chaque heure. Ainsi, vous qui, avec votre Universelle, avez remué et centralisé en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire avec passion, oui ! de cette chambre perdue, si tranquille, j'en ai étudié le développement jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez là, car l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié en détail les petits, réaliser l'ambition de votre rêve démesuré, qui est, n'est-ce pas ? d'absorber tous les capitaux du monde, d'être l'unique banque, l'entrepôt général de la fortune publique... Oh ! je vous admire beaucoup, moi ! je vous laisserais aller, si j'étais le maître, parce que vous commencez notre besogne, en précurseur de génie.

Et il souriait, de son pâle sourire de malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, très surpris de le trouver si au courant des affaires du jour, très flatté aussi de ses éloges intelligents.

Seulement, continua-t-il, le beau matin où nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intérêts privés par l'intérêt de tous, faisant de votregrande machine à sucer l'or des autres la régulatrice même de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça.

Il avait trouvé un sou parmi les papiers de sa table, il le tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime désignée.

L'argent ! s'écria Saccard, supprimer l'argent ! la bonne folie !

Nous supprimerons l'argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune place, aucune raison d'être, dans l'Etat collectiviste. A titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là... Il faut tuer, tuer l'argent !

Mais Saccard se fâchait. Plus d'argent, plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient éclairé sa vie ! Toujours la richesse s'était matérialisée pour lui dans cet éblouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme uneaverse de printemps, au travers du soleil, tombant en grêle sur la terre qu'elle couvrait, des tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait à la pelle, pour le plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaieté, cette raison de se battre et de vivre !

C'est imbécile, oh ! ça, c'est imbécile !... Jamais, entendez-vous !

Pourquoi jamais ? pourquoi imbécile ?... Est-ce que, dans l'économie de la famille, nous faisons usage de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'échange... Alors, à quoi bon l'argent, lorsque la société ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant elle-même ?

Je vous dis que c'est fou !... Détruire l'argent, mais c'est la vie même, l'argent ! Il n'y aurait plus rien, plus rien !

Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenêtre, il s'assura d'un regard que la Bourse était toujours là, car peut-être ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrée d'un souffle. Elle y était toujours, mais très vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pâle fantôme de Bourse près de s'évanouir en une fumée grise.

D'ailleurs, je suis bien bête de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande à voir ça.

Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaît... Ainsi, nous avons bien vu laforme de la richesse changer déjà une fois, lorsque la valeur de la terre a baissé, que la fortune foncière, domaniale, les champs et les bois, a décliné devant la fortune mobilière, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui à une précoce caducité de cette dernière, à une sorte de dépréciation rapide, car il est certain que le taux s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus atteint... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaîtrait-il pas, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux ? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront.

Il s'était absorbé dans la contemplation du sou, comme s'il eût rêvé qu'il tenait le dernier sou des vieux âges, un sou égaré, ayant survécu à l'antique société morte. Que de joies et que de larmes avaient usé l'humble métal ! Et il était tombé à la tristesse de l'éternel désir humain.

Oui, reprit-il doucement, vous avez raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des années, des années. Sait-on même si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'égoïsme, dans l'organisation sociale... Pourtant, j'ai espéré le triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister à cette aube de la justice !

Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait, brisa sa voix. Lui qui, dans sa négation de la mort, la traitait comme si elle n'était pas, eut un geste, pour l'écarter. Mais, déjà, il se résignait.

J'ai fait ma tâche, je laisserai mes notes, dans le cas où je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rêvé. Il faut que la société de demain soit le fruit mûr de la civilisation, car, si l'on ne garde le bon côté de l'émulation et du contrôle, tout croule... Ah ! cette société, comme je la vois nettement à cette heure, créée enfin, complète, telle que je suis parvenu, après tant de veilles, à la mettre debout ! Tout est prévu, tout est résolu, c'est enfin la souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est là, sur le papier, mathématique, définitive.

Et il promenait ses longues mains émaciées parmi les notes éparses, et il s'exaltait, dans ce rêve des milliards reconquis, partagés équitablement entre tous, dans cette joie et cette santé qu'il rendait d'un trait de plume à l'humanité souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nudité de sa chambre.

Mais une voix rude fit tressaillir Saccard.

Qu'est-ce que vous faites là ?

C'était Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux, dans sa continuelle crainte qu'on ne donnât une crise de toux à son frère, en le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la réponse, il grondait maternellement, désespéré.

Comment ! tu as encore laissé mourir ton poêle ! Je te demande un peu si c'est raisonnable, par une humidité pareille !

Déjà, pliant les genoux, malgré la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le ménage, s'inquiéta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut décidé celui-ci à s'allonger sur le lit, pour se reposer.

Monsieur Saccard, si vous voulez passer dans mon cabinet...

Madame Méchain s'y trouvait, assise sur l'unique chaise. Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage, une visite importante, dont la pleine réussite les enchantait. C'était enfin, après une attente désespérée, l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au cœur. Pendant trois ans, la Méchain avait battu le pavé, en quête de Léonie Cron, cette fille séduite, à laquelle le comte de Beauvilliers avait signé une reconnaissance de dix mille francs, payable le jour de sa majorité. Vainement, elle s'était adressée à son cousin Fayeux, le receveur de rentes de Vendôme, qui avait acheté pour Busch la reconnaissance, dans un lot de vieilles créances, provenant de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier à ses heures : Fayeux ne savait rien, écrivait seulement que la fille Léonie Cron devait être en service chez un huissier, à Paris qu'elle avait quitté, depuis plus de dix ans, Vendôme, où elle n'était jamais revenue et où il ne pouvait même questionner un seul de ses parents, tous étant morts. La Méchain avait bien découvert l'huissier, et elle était arrivée à suivre de là Léonie chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste ; mais, à partir du dentiste, le fil se cassait brusquement, la pistes'interrompait, une aiguille dans une botte de foin, une fille tombée, perdue dans la boue du grand Paris. Sans résultat, elle avait couru les bureaux de placement, visité les garnis borgnes, fouillé la basse débauche, toujours aux aguets, tournant la tête, interrogeant, dès que ce nom de Léonie frappait ses oreilles. Et cette fille, qu'elle était allée chercher bien loin, voilà qu'elle venait, ce jour-là, par un hasard, de mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la maison publique voisine, où elle relançait une ancienne locataire de la cité de Naples, qui lui devait trois francs. Un coup de génie la lui avait fait flairer et reconnaître, sous le nom distingué de Léonide, au moment où madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suite, Busch, averti, était revenu avec elle à la maison, pour traiter ; et cette grosse fille, aux durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, à la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris ; puis il s'était rendu compte de son charme spécial, surtout avant ses dix années de prostitution, ravi d'ailleurs qu'elle fût tombée si bas, abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle était stupide, elle avait accepté le marché avec une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchée, inespérée même, à ce point de laideur et de honte !

Je vous attendais, monsieur Saccard, nous avons à causer... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas ?

Dans l'étroite pièce, bondée de dossiers, déjà noire, qu'une maigre lampe éclairait d'une lumière fumeuse, la Méchain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'uniquechaise. Et, resté debout, ne voulant point avoir l'air d'être venu sur une menace, Saccard entama tout de suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et méprisante.

Pardon, je suis monté pour régler une dette d'un de mes rédacteurs... Le petit Jordan, un très charmant garçon, que vous poursuivez à boulets rouges, avec une férocité vraiment révoltante... Ce matin encore, paraît-il, vous vous êtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire...

Saisi d'être attaqué de la sorte, lorsqu'il s'apprêtait à prendre l'offensive, Busch perdit pied, oublia l'autre histoire, s'irrita sur celle-ci.

Les Jordan, vous venez pour les Jordan... Il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça... Des bougres qui se fichent de moi depuis des années, dont j'ai eu une peine du diable à tirer quatre cents francs, sou à sou !... Ah ! tonnerre de Dieu, oui ! je les ferai vendre, je les jetterai à la rue demain matin, si je n'ai pas ce soir, là, sur mon bureau, les trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore.

Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors de lui, ayant dit qu'il était déjà payé quarante fois de cette créance, qui ne lui avait sûrement pas coûté dix francs, il s'étrangla en effet de colère.

Nous y voilà ! vous n'avez tous que ça à dire... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas ? cette dette de trois cents francs qui est montée à plus de sept cents... Mais est-ce que ça me regarde, moi ? On ne me paie pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chère, c'est sa faute !...Alors, quand j'ai acheté une créance dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait fini. Eh bien ! et mes risques, et mes courses, et mon travail de tête, oui ! mon intelligence ? Justement, tenez ! pour cette affaire Jordan, vous pouvez consulter madame, qui est là. C'est elle qui s'en est occupée. Ah ! elle en a fait des pas et des démarches, elle en a usé, de la chaussure, à monter les escaliers de tous les journaux, d'où on la flanquait à la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse. Cette affaire, mais nous l'avons nourrie pendant des mois, nous y avons rêvé, nous y avons travaillé comme à un de nos chefs-d'œuvre, elle me coûte une somme folle, à dix sous l'heure seulement !

Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la pièce.

J'ai ici pour plus de vingt millions de créances, et de tous les âges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne... Quand on pense qu'il y a des débiteurs que je file depuis un quart de siècle ! Pour obtenir d'eux quelques misérables centaines de francs, même moins parfois, je patiente des années, j'attends qu'ils réussissent ou qu'ils héritent... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment là, regardez ! dans ce coin, tout ce tas énorme. C'est le néant, ça, ou plutôt c'est la matière brute, d'où il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait après quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bête, vous ne seriez pas si bête, vous !

Sans s'attarder à discuter davantage, Saccard tira son portefeuille.

Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte.

Busch sursauta d'exaspération.

Deux cents francs, jamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes.

Mais, de sa voix égale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaît la puissance de l'argent, montré, étalé, Saccard répéta à deux, à trois reprises :

Je vais vous donner deux cents francs...

Et le juif, convaincu au fond qu'il était raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux.

Je suis trop faible. Quel sale métier !... Parole d'honneur ! on me dépouille, on me vole... Allez ! pendant que vous y êtes, ne vous gênez pas, prenez-en d'autres, oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs !

Puis, lorsque Busch eut signé un reçu et écrit un mot pour l'huissier, car le dossier n'était plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secoué, qu'il aurait laissé partir Saccard, sans la Méchain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole.

Et l'affaire ? dit-elle.

Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparé, son récit, ses questions, la marche savante de l'entretien, se trouva emporté d'un coup, dans sa hâte d'arriver au fait.

L'affaire, c'est vrai !... Je vous ai écrit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte à régler ensemble...

Il avait allongé la main, pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui.

En 1852, vous êtes descendu dans un hôtel meublé de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavaille, âgée de seize ans, que vous avez violentée, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payé un seul, car vous êtes parti sans laisser d'adresse, avant l'échéance du premier. Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre première femme...

Très pâle, Saccard écoutait, regardait. C'était, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passé qui s'évoquait, une sensation d'écroulement, une masse énorme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la première minute, il perdit la tête, il bégaya.

Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ?

Puis, de ses mains tremblantes, il se hâta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idée de payer, de rentrer en possession de ce dossier fâcheux.

Il n'y a pas eu de frais, n'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup à dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion.

Et il tendait six billets de banque.

Tout à l'heure ! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madame, que vous voyez là, est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont à elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restée infirme, à la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misère affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses...

Des choses terribles ! accentua de sa petite voix la Méchain, rompant son silence.

Effaré, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliée, tassée là comme une outre dégonflée à demi. Elle l'avait toujours inquiété, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs déclassées ; et il la retrouvait, mêlée à cette histoire désagréable.

Sans doute, la malheureuse, c'est bien fâcheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment pas... Voici toujours les six cents francs.

Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme.

Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est dans sa quatorzième année, un enfant qui vous ressemble à un tel point, que vous ne pouvez le renier.

Abasourdi, Saccard répéta à plusieurs reprises :

Un enfant, un enfant...

Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout d'un coup remis d'aplomb et très gaillard :

Ah ! çà, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou... Le petit a hérité de sa mère, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché... Un enfant, mais c'est très gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur !... Où est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené tout de suite ?

Stupéfié à son tour, Busch songeait à sa longue hésitation, aux ménagements infinis que madame Caroline prenait pour révéler l'existence de Victor à son père. Et, démonté, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquées, lâchant tout à la fois, les six mille francs d'argent prêté et de frais d'entretien que la Méchain réclamait, les deux mille francs d'acompte donnés par madame Caroline, les instincts épouvantables de Victor, son entrée à l'Œuvre du Travail. Et, de son côté, Saccard sursautait, à chaque nouveau détail. Comment, six mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dépouillé le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer à une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'était un vol, un abus de confiance ! Ce petit, parbleu ! on l'avait mal élevé, et l'on voulait qu'il payât ceux qui étaientresponsables de cette mauvaise éducation ! On le prenait donc pour un imbécile !

Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche !

Busch, blême, s'était mis debout devant sa table.

C'est ce que nous verrons. Je vous traînerai en justice.

Ne dites donc pas de bêtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là... Et, si vous espérez me faire chanter, c'est encore plus bête, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte !

Et, comme la Méchain bouchait la porte, il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flûte :

Canaille ! sans cœur !

Vous aurez de nos nouvelles ! hurla Busch, qui referma la porte à la volée.

Saccard était dans un tel état d'excitation, qu'il donna l'ordre à son cocher de rentrer directement, rue Saint-Lazare. Il avait hâte de voir madame Caroline, il l'aborda sans une gêne, la gronda tout de suite d'avoir donné les deux mille francs.

Mais, ma chère amie, jamais on ne lâche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter ?

Elle, saisie qu'il sût enfin l'histoire, demeurait muette. C'était bien l'écriture de Busch qu'elle avait reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien à cacher, puisqu'un autre venait de lui éviter le souci de la confidence. Cependant, elle hésitait toujours, confuse pour cet homme qui l'interrogeait si à l'aise.

J'ai voulu vous éviter un chagrin... Ce malheureux enfant était dans une telle dégradation !... Depuis longtemps, je vous aurais tout raconté, sans un sentiment...

Quel sentiment ?... Je vous avoue que je ne comprends pas.

Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse à vivre ; tandis que lui continuait à s'exclamer, enchanté, vraiment rajeuni.

Ce pauvre gamin ! Je l'aimerai beaucoup, je vous assure... Vous avez très bien fait de le mettre à l'Œuvre du Travail, pour le décrasser un peu. Mais nous allons le retirer de là, nous lui donnerons des professeurs... Demain, j'irai le voir, oui ! demain, si je ne suis pas trop pris.

Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passèrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvât une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant au fleuve débordé qui l'emportait. Dans les premiers jours de décembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'être atteint, au milieu de l'extraordinaire fièvre dont l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis était que les nouvellesalarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolérable : désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand même, on montait sans cesse, par la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l'évidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagérée de son triomphe, entouré comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol miné, crevassé, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'à chaque liquidation il restât victorieux, ne décolérait-il pas contre les baissiers, dont les pertes déjà devaient être effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner ? N'allait-il pas enfin les détruire ? Et il s'exaspérait surtout de ce qu'il disait flairer, à côté de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-être, des traîtres qui passaient à l'ennemi, ébranlés dans leur foi, ayant la hâte de réaliser.

Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement devant madame Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire.

Vous savez, mon ami, que j'ai vendu, moi... Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours de deux mille sept cents.

Il resta anéanti, comme devant la plus noire des trahisons.

Vous avez vendu, vous ! vous, mon Dieu !

Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinée, lui rappelant qu'elle et son frèrel'avaient averti. Ce dernier, qui était toujours à Rome, écrivait des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur cette hausse exagérée, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer à tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une, lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu.

Vous, vous ! répétait Saccard. C'était vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre ! Ce sont vos actions que j'ai dû racheter !

Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer.

Mon ami, écoutez-moi... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespéré, extravagant ? Moi, tout cet argent m'épouvante, je ne puis pas croire qu'il m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensée, pourquoi l'exciter encore ? On me dit de tous les côtés que la catastrophe est au bout, fatalement... Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte à ce que les titres reprennent leur valeur réelle, et c'est la maison solide, c'est le salut.

Mais, violemment, il s'était remis debout.

Je veux le cours de trois mille... J'ai acheté et j'achèterai encore, quitte à en crever... Oui ! que je crève,que tout crève avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille !

Après la liquidation du 15 décembre, les cours montèrent à deux mille huit cents, à deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé à la Bourse, au milieu d'une agitation de foule démente. Il n'y avait plus ni vérité, ni logique, l'idée de la valeur était pervertie, au point de perdre tout sens réel. Le bruit courait que Gundermann, contrairement à ses habitudes de prudence, se trouvait engagé dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi à chaque quinzaine, au fur et à mesure de la hausse, par sauts énormes ; et l'on commençait à dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles étaient à l'envers, on s'attendait à des prodiges.

Et, à cette minute suprême, où Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouée de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, étalait un tapis, qui des marches du vestibule se déroulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrée, en souverain à qui l'on épargne le commun pavé des rues.

?>