L'Argent

L'Argent (paragraphe n°47)

Chapitre I

Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l'aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son frère ? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées : jamais il n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, danslesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes, peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personne, l'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde.

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