Cette nuit-là, par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchèrent à près de trois heures. Christine, haletante de sa course, s'était glissée vivement sous la couverture pour cacher qu'elle venait de le suivre ; et Claude accablé, avait quitté ses vêtements un à un, sans une parole. Leur couche, depuis de long mois, se glaçait ; ils s'y allongeaient côte à côte, en étrangers, après une lente rupture des liens de leur chair : volontaire abstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner à la peinture toute sa virilité, et qu'elle avait acceptée, dans une douleur fière et muette, malgré le tourment de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-là, elle n'avait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien désormais ne pouvait les réchauffer et les remettre aux bras l'un de l'autre.

Pendant près d'un quart d'heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle était très lasse, une torpeur l'engourdissait ; et elle ne cédait pas, inquiète de le laisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendait chaque soir qu'il s'endormit avant elle. Mais il n'avait pas éteint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixés sur cette flamme qui l'aveuglait. A quoi songeait-il donc ? était-il demeuré là-bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblé d'étoiles, comme un ciel d'hiver ? et quel débat intérieur, quellerésolution à prendre convulsait ainsi son visage ? Puis, invinciblement, elle succomba, elle tomba au néant des grandes fatigues.

Une heure plus tard, la sensation d'un vide, l'angoisse d'un malaise, l'éveilla dans un tressaillement brusque. Tout de suite, elle avait tâté de la main la place déjà froide à côté d'elle : il n'était plus là, elle l'avait bien senti en dormant. Et elle s'effarait, mal réveillée, la tête lourde et bourdonnante, lorsqu'elle aperçut, par la porte entrouverte de la chambre, une raie de lumière qui venait de l'atelier. Elle se rassura, elle pensa qu'il y était allé chercher quelque livre, pris d'insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce qu'elle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise qu'elle n'osa d'abord se montrer.

Claude, en manches de chemise malgré la rude température, n'ayant mis dans sa hâte qu'un pantalon et des pantoufles, était debout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait à ses pieds, et d'une main il tenait la bougie, tandis que de l'autre il peignait. Il avait des yeux élargis de somnambule, des gestes précis et raides, se baissant à chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassés d'automate. Et pas un souffle, rien autre, dans l'immense pièce obscure, qu'un effrayant silence.

Frissonnante, Christine devinait. C'était l'obsession, l'heure passée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l'avait ramené enface de sa toile, dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute, il n'était monté sur l'échelle que pour s'emplir les yeux de plus près. Puis, torturé de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, d'abord dans le désir d'une simple retouche, peu à peu emporté ensuite de correction en correction, arrivant enfin à peindre comme un halluciné, la bougie au poing, dans cette clarté pâle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de création l'avait repris, il s'épuisait en dehors de l'heure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie à son œuvre, tout de suite.

Ah ! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmes Christine le regardait ! Un instant, elle eut la pensée de le laisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c'était bien certain maintenant. Plus il s'y acharnait, et plus l'incohérence augmentait un empâtement de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mêmes, le groupe des débardeurs surtout, autrefois solides, se gâtaient ; et il se butait là, il s'était obstiné à vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le désir de ses heures de travail, la chair de vertige qui l'achèverait, le jour où il s'efforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il n'y donnait plus un coup de pinceau ; et c'était ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolérante et pitoyable, dans sa rancune jalouse : tant qu'il ne retournait pas à cette maîtresse désirée et redoutée, elle se croyait moins trahie.

Les pieds gelés par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsqu'une secousse la ramena. Elle n'avait pas comprit d'abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempée de couleur, il arrondissait à grands coups des formes grasses, le geste éperdu de caresse ; et il avait un rire immobile aux lèvres, et il ne sentait pas la cire brûlante de la bougie qui lui coulait sur les doigts ; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionné de son bras remuait seul contre la muraille : une confusion énorme et noire, une étreinte emmêlée de membres dans un accouplement brutal. C'était à la Femme nue qu'il travaillait.

Alors, Christine ouvrit la porte et s'avança. Une révolte invincible, la colère d'une épouse souffletée chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l'autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l'exaltation de l'irréel ; et ses cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d'ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.

Pourtant, d'abord, elle se montra simplement désespérée et suppliante. Ce n'était que la mère qui sermonnait son grand fou d'artiste.

Claude, que fais-tu là ?... Claude, est-ce raisonnable, d'avoir des idées pareilles ? Je t'en prie,reviens te coucher, ne reste pas sur cette échelle, où tu vas prendre du mal.

Il ne répondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, qu'il accusa de deux traits de vermillon vif.

Claude, écoute-moi, reviens avec moi, de grâce... Tu sais que je t'aime, tu vois l'inquiétude où tu m'as mise... Reviens, oh ! reviens, si tu ne veux pas que j'en meure, moi aussi, d'avoir si froid et de t'attendre.

Hagard, il ne là regarda pas, il lâcha seulement d'une voix étranglée, en fleurissant de carmin le nombril :

Fous-moi la paix, hein ! Je travaille.

Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, toute une rébellion gonflait son être doux et charmant. Puis, elle éclata, dans un grondement d'esclave poussée à bout.

Eh bien ! non, je ne te foutrai pas la paix !... En voilà assez, je te dirai ce qui m'étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais... Ah ! cette peinture, oui ! ta peinture, c'est elle, l'assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l'avais pressenti, le premier jour ; j'en avais eu peur comme d'un monstre, je la trouvais abominable, exécrable ; et puis, on est lâche, je t'aimais trop pour ne pas l'aimer, j'ai fini par m'y faire à cette criminelle... Mais, plus tard, que j'en ai souffert, comme elle m'a torturée ! En dix ans, je ne me souviens pas d'avoir vécu une journée sans larmes... Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle, puisque j'en ai trouvé la force... Dix années d'abandon, d'écrasement quotidien ;ne plus rien être pour toi, se sentir de plus en plus jetée à l'écart, en arriver à un rôle de servante ; et l'autre, la voleuse, la voir s'installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m'insulter... Car ose donc dire qu'elle ne t'a pas envahi membre à membre, le cerveau, le cœur, la chair, tout ! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n'est-ce pas ? Ce n'est plus moi, c'est elle qui couche avec toi... Ah, maudite ! ah, gueuse !

Maintenant, Claude l'écoutait, dans l'étonnement de ce grand cri de souffrance, mal éveillé de son rêve exaspéré de créateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hébétement, ce frissonnement d'homme surpris et dérangé dans sa débauche, elle s'emporta davantage, elle monta sur l'échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tour devant le tableau.

Mais regarde donc ! mais dis-toi donc où tu en es ! C'est hideux, c'est lamentable et grotesque, il faut que tu t'en aperçoives à la fin ! Hein ? est-ce laid, est-ce imbécile ?... Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t'obstiner encore ? Ça n'a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte... Si tu ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie...

Elle avait posé la bougie sur la plate-forme de l'échelle, et comme il était descendu, trébuchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvèrent tous les deux en bas, lui tombé sur la dernière marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu'il laissait pendre.

Voyons, il y a la vie... Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble... N'est-ce pas trop bête de n'êtreque deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur ? La terre nous prendra assez tôt, va ! tâchons d'avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, à Bennecourt !... Ecoute mon rêve. Moi, je voudrais t'emporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillité, et tu verrais comme je rendrais l'existence douce, comme ce serait bon, d'oublier tout aux bras l'un de l'autre... Le matin, on dort dans son grand lit ; puis, ce sont des flâneries au soleil, le déjeuner qui sent bon, l'après-midi paresseux, la soirée passée sous la lampe. Et plus de tourments pour des chimères, et rien que la joie de vivre !... Cela ne te suffit donc pas que je t'aime, que je t'adore, que je consente à être ta servante, à exister uniquement pour ton plaisir... Entends-tu, je t'aime, je t'aime, et il n'y a rien de plus, c'est assez, je t'aime !

Il avait dégagé ses mains, il dit d'une voix morne, avec un geste de refus :

Non, ce n'est point assez... Je ne veux pas m'en aller avec toi, je ne veux pas être heureux, je veux peindre.

Et que j'en meure, n'est-ce pas ? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux d'y laisser notre sang et nos larmes !... Il n'y a que l'art, c'est le Tout-Puissant, le Dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anéantir, il est le maître, tu diras merci.

Oui, je lui appartiens, qu'il fasse de moi ce qu'il voudra... Je mourrais de ne plus peindre, je préfèrepeindre et en mourir... Et puis, ma volonté n'y est pour rien. C'est ainsi, rien n'existe en dehors, que le monde crève !

Elle se redressa, dans une nouvelle poussée de colère. Sa voix redevenait dure et emportée.

Mais je suis vivante, moi ! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes.. Oh ! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maîtresses, toutes ces femmes peintes. Avant d'être la tienne, je m'en étais aperçu déjà, il n'y avait qu'à voir de quelle main tu caressais leur nudité, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein ? était-ce malsain et stupide, un pareil désir chez un garçon ? brûler pour des images, serrer dans ses bras le vide d'une illusion ! et tu en avais conscience, tu t'en cachais comme d'une chose inavouable... Puis, tu as paru m'aimer un instant. C'est à cette époque que tu m'as raconté ces bêtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-même. Souviens-toi ? tu prenais en pitié ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras... Et ça n'a pas duré, tu es retourné à elles, oh ! si vite ! comme un maniaque retourne à sa manie. Moi qui existais, je n'étais plus, et c'étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules réalités de ton existence... Ce que j'ai enduré alors, tu ne l'as jamais su, car tu nous ignores toutes, j'ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j'étais jalouse d'elles. Quand je posais, là, toute nue, une idée seule m'en donnait le courage : je voulais lutter, j'espérais te reprendre ; et rien, pas même un baiser sur mon épaule, avant de me laisser rhabiller ! Mon Dieu ! que j'ai été honteuse souvent ! quel chagrin j'ai dû dévorer, de me sentir dédaignée ettrahie !... Depuis ce moment, ton mépris n'a fait que grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte à côte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptés ! Il y a huit mois et sept jours que nous n'avons rien eu ensemble.

Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente à l'amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l'exaltait, c'était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilité qu'il lui refusait, il la réservait et la donnait à la rivale préférée. Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi. Souvent d'abord, quand il avait le lendemain un gros travail, et qu'elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop ; ensuite, il avait prétendu qu'au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours à se remettre, le cerveau ébranlé, incapable de rien faire de bon ; et la rupture s'était ainsi peu à peu produite, une semaine en attendant l'achèvement d'un tableau, puis un mois pour ne pas déranger la mise en train d'un autre, puis des dates reculées encore, des occasions négligées, la déshabitude lente, l'oubli final. Au fond, elle retrouvait la théorie répétée cent fois devant elle : le génie devait être chaste, il fallait ne coucher qu'avec son œuvre.

Claude, obéissant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, s'était levé et regardait. La bougie, restée sur la plate-forme de l'échelle, en l'air, éclairait comme d'une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l'immense pièce demeurait plongée dans les ténèbres. Il s'éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d'en bas, avec quelques pas de recul, l'emplissait de stupeur. Qui donc venait de peindre cette idole d'une religion inconnue ? qui l'avait fait de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre ? Etait-ce lui qui, sans le savoir, était l'ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l'or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d'en faire de la vie ? Et, béant, il avait peur de son œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l'au-delà, comprenant bien que la réalité elle-même ne lui était plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repétrir plus réelle, de ses mains d'homme.

Tu vois ! tu vois ! répétait victorieusement Christine.

Et lui, très bas, balbutiait :

Oh ! qu'ai-je fait ?... Est-ce donc impossible de créer ? nos mains n'ont-elles donc pas la puissance de créer des êtres ?

Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras.

Mais pourquoi ces bêtises, pourquoi autre chose que moi, qui t'aime ?... Tu m'as prise pour modèle, tu as voulu des copies de mon corps. A quoi bon, dis ? est-ce que ces copies me valent ? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres... Et je t'aime, et je veux t'avoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rôde autour de toi, que je t'offre de poser, que je suis là, à te frôler, dans ton haleine. C'est que je t'aime, entends-tu ? c'est que je suis en vie, moi ! et que je te veux...

Eperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, à moitié arrachée, avait laissé jaillir sa gorge, qu'elle écrasait contre lui, qu'elle voulait entrer en lui, dans cette dernière bataille de sa passion. Et elle était la passion elle-même, débridée enfin avec son désordre et sa flamme, sans les réserves chastes d'autrefois, emportée à tout dire, à tout faire, pour vaincre. Sa face s'était gonflée, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mèches tordues des cheveux, il n'y avait plus que les mâchoires saillantes, le menton violent, les lèvres rouges.

Oh ! non laisse ! murmura Claude. Oh ! je suis trop malheureux !

De sa voix ardente, elle continua :

Tu me crois peut-être vieille. Oui, tu disais que je me gâtais, et je l'ai cru moi-même, je m'examinais pendant la pose, pour chercher des rides... Mais ce n'était pas vrai, ça ! Je le sens bien, que je n'ai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte...

Puis, comme il se débattait encore :

Regarde donc !

Elle s'était reculée de trois pas ; et, d'un grand geste, elle ôta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose qu'elle avait gardée durant de si longues séances. D'un simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau.

Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu'elle... Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanée comme une feuille sèche... Moi, j'ai toujours dix-huit ans, parce que je t'aime.

Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clarté pâle. Dans ce grand élan d'amour, les jambes s'effilaient, charmantes et fines ; les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflée du sang de son désir.

Déjà, elle l'avait repris, collée à lui maintenant, sans cette chemise gênante ; et ses mains s'égaraient, le fouillaient partout, aux flancs, aux épaules, comme si elle eût cherché son cœur, dans cette caresse tâtonnante, cette prise de possession, où elle semblait vouloir le faire sien ; tandis qu'elle le baisait rudement, d'une bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide. Sa voix expirait, elle ne parlait plus que d'un souffle haletant, coupé de soupirs.

Oh ! reviens, oh ! aimons-nous... Tu n'as donc pas de sang, que des ombres te suffisent ? Reviens, et tu verras que c'est bon de vivre... Tu entends ! vivre au cou l'un de l'autre, passer des nuits comme ça, serrés,confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore...

Il frémissait, il lui rendait peu à peu son étreinte, dans la peur que lui avait faite l'autre, l'idole ; et elle redoublait de séduction, elle l'amollissait et le conquérait.

Ecoute, je sais que tu as une affreuse pensée, oui ! je n'ai jamais osé t'en parler, parce qu'il ne faut pas attirer le malheur ; mais je ne dors plus la nuit, tu m'épouvantes... Ce soir, je t'ai suivi, là-bas, sur ce pont que je hais, et j'ai tremblé, oh ! j'ai cru que c'était fini, que je ne t'avais plus... Mon Dieu ! qu'est-ce que je deviendrais ? J'ai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-être !... Aimons-nous, aimons-nous...

Alors, il s'abandonna, dans l'attendrissement de cette passion infinie. C'était une immense tristesse, un évanouissement du monde entier où se fondait son être. Il la serra éperdument, lui aussi, sanglotant, bégayant :

C'est vrai, j'ai eu la pensée affreuse... Je l'aurais fait, et j'ai résisté en songeant à ce tableau inachevé... Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi ? Comment vivre, après ça, après ce qui est là, ce que j'ai abîmé tout à l'heure ?

Je t'aimerai et tu vivras.

Ah ! jamais tu ne m'aimeras assez... Je me connais bien. Il faudrait une joie qui n'existe pas, quelque chose qui me fit oublier tout... Déjà tu as été sans force. Tu ne peux rien.

Si, si, tu verras... Tiens ! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les placesde ton corps. Je te réchaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras à tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair...

Cette fois, il fut vaincu, il brûla avec elle, se réfugia en elle, enfonçant la tête entre ses seins, la couvrant à son tour de ses baisers.

Eh bien ! sauve-moi, oui ! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue... Et invente du bonheur, fais-m'en connaître un qui me retienne... Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles... Ah ! descendre là, ne vivre que de ton odeur, t'obéir comme un chien, manger, t'avoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais !

Elle eut un cri de victoire.

Enfin ! tu es à moi, il n'y a plus que moi, l'autre est bien morte !

Et elle l'arracha de l'œuvre exécrée, elle l'emporta dans sa chambre à elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur l'échelle, la bougie qui s'achevait, clignota un instant derrière eux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueur n'éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides ténèbres.

Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils n'avaient connu un emportement pareil, même aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passé leur remontait au cœur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait d'une ivresse délirante.L'obscurité flambait autour d'eux, ils s'en allaient sur des ailes de flamme, très haut, hors du monde, à grands coups réguliers, continus, toujours plus haut. Lui-même poussait des cris, loin de sa misère, oubliant, renaissant à une vie de félicité. Elle le fit blasphémer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire d'orgueil sensuel. " Dis que la peinture est imbécile. - La peinture est imbécile. - Dis que tu ne travailleras plus, que tu t'en moques, que tu brûleras tes tableaux, pour me faire plaisir. - Je brûlerai mes tableaux, je ne travaillerai plus. - Et dis qu'il n'y a que moi, que de me tenir là, comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur l'autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je t'entende ! - Tiens ! je crache, il n'y a que toi. " Et elle le serrait à l'étouffer, c'était elle qui le possédait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchée à travers les étoiles. Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla qu'ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur ! comment n'avait-il pas songé à se guérir dans ce bonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvé, n'est-ce pas ? maintenant qu'il avait cette ivresse.

Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée de sommeil, s'endormit aux bras de Claude. Elle le liait d'une cuisse, la jambe jetée en travers des siennes, comme pour s'assurer qu'il ne lui échapperait plus ; et, la tête roulée sur cette poitrine d'homme qui lui servait de tiède oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lèvres. Lui, avait fermé les yeux ; mais, de nouveau, malgré sa fatigue écrasante, il les rouvrit, il regarda l'ombre. Le sommeil le fuyait, une sourdepoussée d'idées confuses remontait dans son hébétement, à mesure qu'il se refroidissait et se dégageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient ébranlés. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenêtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute l'appeler du fond de l'atelier. Ses pensées étaient revenues toutes, débordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mâchoires dans un dégoût humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagée d'un vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongée sur lui, prenait une lourdeur de plomb ; il en souffrait comme d'un supplice, d'une meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiées ; et la tête également, posée sur ses côtes, l'étouffait, arrêtait d'un poids énorme les battements de son cœur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la déranger, malgré l'exaspération lente de tout son corps, une sorte de répugnance et de haine irrésistibles qui le soulevaient de révolte. L'odeur du chignon dénoué, cette odeur forte de chevelure, surtout, l'irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l'atelier, l'appela une seconde fois, impérieuse. Et il se décida, c'était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu'il n'y avait rien de bon. D'abord, il laissa glisser la tête de Christine, qui garda son vague sourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu'il repoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si elle fléchissait d'elle-même. Il avait rompu la chaîne enfin, il était libre. Un troisième appel le fit se hâter, il passa dans la pièce voisine, en disant :

Oui, oui, j'y vais !

Le jour ne se débrouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours d'hiver lugubres ; et, au bout d'une heure, Christine se réveilla dans un grand frisson glacé. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule ? Puis, elle se souvint : elle s'était endormie, la joue contre son cœur, les membres mêlés aux siens. Alors, comment avait-il pu s'en aller ? où pouvait-il être ? Tout d'un coup, dans son engourdissement elle sauta du lit avec violence, elle courut à l'atelier. Mon Dieu ! est-ce qu'il était retourné près de l'autre ? est-ce que l'autre venait encore de le reprendre, lorsqu'elle croyait l'avoir conquis à jamais ?

Au premier coup d'œil, elle ne vit rien, l'atelier lui parut désert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en n'apercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge béante.

Claude, oh ! Claude...

Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d'une rose mystique, comme s'il lui eût soufflé son âme àson dernier râle, et qu'il l'eût regardée encore, de ses prunelles fixes.

Christine, pourtant, restait droite, soulevée de douleur, d'épouvante et de colère. Son corps en était gonflé, sa gorge ne lâchait plus qu'un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings.

Oh ! Claude, oh ! Claude... Elle t'a repris, elle t'a tué, tué, tué, la gueuse !

Et ses jambes fléchirent, elle tourna et s'abattit sur le carreau. L'excès de la souffrance avait retiré tout le sang de son cœur, elle demeura évanouie par terre, comme morte, pareille à une loque blanche, misérable et finie, écrasée sous la souveraineté farouche de l'art. Au-dessus d'elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence.

Le lundi seulement, après les formalités et les retards occasionnés par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, à neuf heures, pour le convoi, il ne trouva qu'une vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcé de s'occuper de tout : d'abord, il avait dû faire transporter à l'hôpital de Lariboisière Christine, ramassée mourante ; ensuite, il s'était promené de la mairie aux pompes funèbres et à l'église, payant partout, cédant à l'usage, plein d'indifférence, puisque les prêtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclé de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il n'aperçut encore que des voisins, augmentés de quelques curieux ; tandis que des têtess'allongeaient aux fenêtres, chuchotantes, excitées par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il n'avait pu écrire à la famille, ignorant les adresses ; et il s'effaça, dès qu'il vit arriver deux parents, que les trois lignes sèches des journaux avaient tirés sans doute de l'oubli où Claude lui-même les laissait : une cousine âgée à tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, très riche, décoré, propriétaire d'un des grands magasins de Paris, bon prince dans son élégance, désireux de prouver son goût éclairé des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l'atelier, flaira cette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d'une corvée inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fière.

Comme le cortège partait, Bongrand accourut et resta près de Sandoz, après lui avoir serré la main. Il était assombri, il murmura, en jetant un coup d'œil sur les quinze à vingt personnes qui suivaient :

Ah ! le pauvre bougre !... Comment ! il n'y a que nous deux ?

Dubuche était à Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles s'abstenaient, l'un exécrant la mort, l'autre trop affairé. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi à la montée de la rue Lepic, et il expliqua que Gagnière devait avoir manqué le train.

Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre. Par moments, des rues transversales qui dévalaient, des trouées brusques, montraient l'immensité de Paris,profonde et large ainsi qu'une mer. Lorsqu'on déboucha devant l'église Saint-Pierre, et qu'on transporta le cercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. C'était par un ciel gris d'hiver, de grandes vapeurs volaient, emportées au souffle d'un vent glacial ; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant l'horizon de sa houle menaçante. Le pauvre mort qui l'avait voulu conquérir et qui s'en était cassé la nuque, passa en face d'elle, cloué sous le couvercle de chêne, retournant à la terre, comme un de ces flots de boue qu'elle roulait.

A la sortie de l'église, la cousine disparut, Mahoudeau également. Le petit cousin avait repris sa place derrière le corps. Sept autres personnes inconnues se décidèrent, et l'on partit pour le nouveau cimetière de Saint-Ouen, que le peuple a nommé du nom inquiétant et lugubre de Cayenne. On était dix.

Allons, il n'y aura que nous deux, décidément, répéta Bongrand, en se remettant en marche près de Sandoz.

Maintenant, le convoi, précédé par la voiture de deuil où s'étaient assis le prêtre et l'enfant de chœur, descendait l'autre versant de la butte, le long de rues tournantes et escarpées comme des sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient sur le pavé gras, on entendait les sourds cahots des roues. A la suite, les dix piétinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupés de cette descente pénible, qu'ils ne causaient pas encore. Mais, au bas de la rue du Ruisseau, lorsqu'on tomba à la porte de Clignancourt, au milieu de ces vastes espaces, où sedéroulent le boulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et les fossés des fortifications, il y eut des soupirs d'aise, on échangea quelques mots, on commença à se débander.

Sandoz et Bongrand, peu à peu, se trouvèrent à la queue, comme pour s'isoler de ces gens qu'ils n'avaient jamais vus. Au moment où le corbillard passait la barrière, le second se pencha.

Et la petite femme, qu'en va-t-on faire ?

Ah ! quelle pitié ! répondit Sandoz. Je suis allé la voir hier à l'hôpital. Elle a une fièvre cérébrale. L'interne prétend qu'on la sauvera, mais qu'elle en sortira vieillie de dix ans et sans force... Vous savez qu'elle en était venue à oublier jusqu'à son orthographe. Une déchéance, un écrasement, une demoiselle ravalée à une bassesse de servante ! Oui, si nous ne prenons pas soin d'elle comme d'une infirme, elle finira laveuse de vaisselle quelque part.

Et pas un sou, naturellement ?

Pas un sou. Je croyais trouver les études qu'il avait faites sur nature pour son grand tableau, ces études superbes dont il tirait ensuite un si mauvais parti. Mais j'ai fouillé vainement, il donnait tout, des gens le volaient. Non, rien à vendre, pas une toile possible, rien que cette toile immense que j'ai démolie et brûlée moi-même, ah ! de grand cœur, je vous assure, comme on se venge !

Ils se turent un instant. La route large de Saint-Ouen s'en allait toute droite, à l'infini ; et, au milieu de lacampagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussée, où coulait un fleuve de boue. Une double clôture de palissades la bordait, de vagues terrains s'étalaient à droite et à gauche, il n'y avait au loin que des cheminées d'usine et quelques hautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa la fête de Clignancourt. Des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux côtés de la route, grelottant sous l'abandon de l'hiver, des guinguettes vides, des balançoires verdies, une ferme d'opéra comique : A la Ferme de Picardie, d'une tristesse noire, entre ses treillages arrachés.

Ah ! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui étaient quai de Bourbon, vous vous souvenez ? Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportés du Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre... C'est le père Malgras qui doit l'avoir, une étude magistrale, que pas un de nos jeunes maîtres n'est fichu de peindre... Oui, oui, le gaillard n'était pas une bête. Un grand peintre, simplement !

Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de l'Ecole et du journalisme l'ont accusé de paresse et d'ignorance, en répétant les uns à la suite des autres qu'il avait toujours refusé d'apprendre son métier !... Paresseux, mon Dieu ! lui que j'ai vu s'évanouir de fatigue, après des séances de dix heures, lui qui avait donné sa vie entière, qui s'est tué dans sa folie de travail !... Et ignorant, est-ce imbécile ! Jamais ils ne comprendront que ce qu'on apporte, lorsqu'on a la gloire d'apporter quelque chose, déforme ce qu'on apprend. Delacroix, aussi, ignorait son métier, parce qu'il nepouvait s'enfermer dans la ligne exacte. Ah ! les niais, les bons élèves au sang pauvre, incapables d'une incorrection !

Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta :

Un travailleur héroïque, un observateur passionné dont le crâne s'était bourré de science, un tempérament de grand peintre admirablement doué... Et il ne laisse rien.

Absolument rien, pas une toile, déclara Bongrand. Je ne connais de lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées, tout ce bagage de l'artiste qui ne peut aller au public... Oui, c'est bien un mort, un mort tout entier que l'on va mettre dans la terre !

Mais ils durent presser le pas, ils s'attardaient en causant ; et, devant eux, après avoir roulé entre des commerces de vins mêlés à des entreprises de monuments funèbres, le corbillard tournait à droite, dans le bout d'avenue qui conduisait au cimetière. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec le petit cortège. Le prêtre en surplis, l'enfant de chœur armé du bénitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil, marchaient en avant.

C'était un grand cimetière plat, jeune encore, tiré au cordeau dans ce terrain vide de banlieue, coupé en damier par de larges allées symétriques. De rares tombeaux bordaient les voies principales, toutes les sépultures, débordantes déjà, s'étendaient au ras du sol, dans l'installation bâclée et provisoire des concessions de cinq ans, les seules que l'on accordât ; et l'hésitation des familles à faire des frais sérieux, les pierres qui s'enfonçaient faute de fondations, les arbres verts quin'avaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et de pacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvreté, une nudité froide et propre, d'une mélancolie de caserne et d'hôpital. Pas un coin de balade romantique, pas un détour feuillu, frissonnant de mystère, pas une grande tombe parlant d'orgueil et d'éternité. On était dans le cimetière nouveau, aligné, numéroté, le cimetière des capitales démocratiques, où les morts semblent dormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matin délogeant et remplaçant le flot de la veille, tous défilant à la queue comme dans une fête, sous les yeux de la police, pour éviter les encombrements.

Fichtre ! murmura Bongrand, ce n'est pas gai, ici.

Pourquoi ? dit Sandoz, c'est commode, on a de l'air... Et, même sans soleil, voyez donc comme c'est joli de couleur.

En effet, sous le ciel gris de cette matinée de novembre, dans le frisson pénétrant de la bise, les tombes basses, chargées de guirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons très fins, d'une délicatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il y en avait de toutes noires, selon les perles ; et cette opposition luisait doucement, au milieu de la verdure pâlie des arbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles épuisaient leur culte : c'était un entassement, un épanouissement que le récent jour des Morts venait d'étaler dans son neuf. Seules, les fleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, s'étaient fanées déjà. Quelques couronnes d'immortelles jaunes éclataient comme de l'or fraîchement ciselé. Mais il n'y avait que les perles, unruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant les pierres et les entourages, des perles en cœurs, en festons, en médaillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre, des pensées, des mains enlacées, des nœuds de satin, jusqu'à des photographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, de pauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche.

Et, comme le corbillard suivait l'avenue du Rond-Point, Sandoz, ramené à Claude par son observation de peintre, se remit à causer.

Un cimetière qu'il aurait compris, avec son engagement de modernité... Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti. Mais son mal n'était pas en lui seulement, il a été la victime d'une époque... Oui, notre génération a trempé jusqu'au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la tache s'entête, toutes les lessives du monde n'en ôteront pas l'odeur.

Bongrand souriait.

Oh ! moi, j'en ai eu par-dessus la tête. Mon art en a été nourri, je suis même impénitent. S'il est vrai que ma paralysie dernière vienne de là, qu'importe ! Je ne puis renier la religion de toute ma vie d'artiste... Mais votre remarque est très juste : vous en êtes, vous autres, les filsrévoltés. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant...

Ah ! cette Femme, interrompit Sandoz, c'est elle qui l'a étranglé. Si vous saviez comme il y tenait ! Jamais il ne m'a été possible de la chasser de lui... Alors, comment voulez-vous qu'on ait la vue claire, le cerveau équilibré et solide, quand de pareilles fantasmagories repoussent dans le crâne ?... Même après la vôtre, notre génération est trop encrassée de lyrisme pour laisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deux générations peut-être, avant qu'on peigne et qu'on écrive logiquement, dans la haute et pure simplicité du vrai... Seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et qu'on ne craigne pas d'aplatir l'œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours le créateur. Est-ce que quelqu'un songe à nier la personnalité, le coup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvre création à nous !

Mais il tourna la tête, il ajouta brusquement :

Tiens ! qu'est-ce qui brûle ?... Ils allument donc des feux de joie, ici ?

Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond-Point, où était l'ossuaire, le caveau commun, peu à peu empli de tous les débris enlevés des fosses, et dont la pierre, au centre d'une pelouse ronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, déposées là au hasard par la piété des parents qui n'avaient plus leurs morts à eux. Et, comme le corbillard roulait doucement à gauche, dans l'avenue transversale numéro 2, un crépitements'était fait entendre, une grosse fumée avait grandi, au-dessus des petits platanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, on apercevait de loin un gros tas de choses terreuses qui s'allumaient. Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait au bord d'un vaste carré, qu'on avait fouillé profondément de larges sillons parallèles, pour en arracher les bières, afin de rendre le sol à d'autres corps, de même que le paysan retourne un chaume avant de l'ensemencer de nouveau. Les longues fosses vides bâillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel ; et, dans ce coin du champ, ce qu'on brûlait ainsi, c'étaient les planches pourries des bières, un bûcher énorme de planches fendues, brisées, mangées par la terre, tombées en un terreau rougeâtre. Elles refusaient de flamber, humides de boue humaine, éclatant en sourdes détonations, fumant seulement avec une intensité croissante, de grandes fumées qui montaient dans le ciel blafard, et que la bise de novembre rabattait, déchirait en lanières rousses, volantes, au travers des tombes basses de toute une moitié du cimetière.

Sandoz et Bongrand avaient regardé, sans une parole. Puis, quand ils eurent dépassé le feu, le premier reprit :

Non, il n'a pas été l'homme de la formule qu'il apportait. Je veux dire qu'il n'a pas eu le génie assez net pour la planter debout et l'imposer dans une œuvre définitive... Et voyez, autour de lui, après lui, comme les efforts s'éparpillent ! Ils en restent tous aux ébauches, aux impressions hâtives, pas un ne semble avoir la force d'être le maître attendu. N'est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu'à l'analyse scientifique, cette évolutioncommencée si originalement, et qui s'attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n'aboutit point, parce que l'homme nécessaire, n'est pas né ?... Bah ! l'homme naîtra, rien ne se perd, il faut bien que la lumière soit.

Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi... Vous savez, je vous écoute, mais je suis un désespéré, moi. Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève... Ah ! oui, l'air de l'époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce qu'on peut se bien porter, là-dedans ? Les nerfs se détraquent, la grande névrose s'en mêle, l'art se trouble : c'est la bousculade, l'anarchie, la folie de la personnalité aux abois... Jamais on ne s'est tant querellé et jamais on n'y a vu moins clair que depuis le jour où l'on prétend tout savoir.

Sandoz, devenu pâle, regardait au loin les grandes fumées rousses rouler dans le vent.

C'était fatal, songea-t-il à demi-voix, cet excès d'activité et d'orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siècle, qui a fait déjà tant de clarté, devait s'achever sous la menace d'un nouveau flot de ténèbres... Oui, notre malaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l'explication de tout ; et l'impatience gronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, à quoi bon continuer, puisqu'on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C'est une faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrumeles cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l'analyse, le surnaturel a repris les hostilités, l'esprit des légendes se révolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue et d'angoisse... Ah ! certes ! je n'affirme rien, je suis moi-même déchiré. Seulement, il me semble que cette convulsion dernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d'autre chose... Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science...

Sa voix s'était altérée d'une émotion profonde, et il ajouta :

A moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir, et que nous ne partions tous, étranglés par l'idéal, comme le vieux camarade qui dort là, entre ses quatre planches.

Le corbillard quittait l'avenue transversale numéro 2, pour tourner à droite dans l'avenue latérale numéro 3 ; et, sans parler, le peintre montra du regard à l'écrivain un carré de sépultures, que longeait le cortège.

Il y avait là un cimetière d'enfants, rien que des tombes d'enfants, à l'infini, rangées avec ordre, régulièrement séparées par des sentiers étroits, pareilles à une ville enfantine de la mort. C'étaient de toutes petites croix blanches, de tous petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champ paisible, d'un ton si doux, d'un bleuissement de lait, semblait s'être fleuri de cette enfance couchée dans la terre. Les croixdisaient les âges : deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui débordait et se trouvait plantée de biais dans une allée, portait simplement : EUGENIE, TROIS JOURS. N'être pas encore et dormir déjà là, à part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fête, font dîner à la petite table !

Mais, enfin, le corbillard s'était arrêté, au milieu de l'avenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prête, à l'angle du carré voisin, en face du cimetière des tout petits, il murmura tendrement :

Ah ! mon vieux Claude, grand cœur d'enfant, tu seras bien à côté d'eux.

Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade sous la bise, le prêtre attendait ; et des fossoyeurs étaient là, avec des pelles. Trois voisins avaient lâché en route, les dix n'étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à la main depuis l'église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se découvrirent, et les prières allaient commencer, lorsqu'un coup de sifflet déchirant fit lever les têtes.

C'était, dans ce bout vide encore, à l'extrémité de l'avenue latérale numéro 3, un train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetière. La pente gazonnée montait, et des lignes géométriques se détachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés par les minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d'un signal, la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur un transparent d'ombres chinoises, les découpures deswagons, jusqu'aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et la ligne redevint nette, un simple trait à l'encre coupant l'horizon ; tandis que, sans relâche, au loin, d'autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère, rauques de souffrance, étranglés de détresse. Puis, une corne d'appel résonna, lugubre.

Revertitur in terram suam unde erat..., récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre et qui se hâtait.

Mais on ne l'entendait plus, une grosse locomotive était arrivée en soufflant, et elle manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie. Celle-là avait une voix énorme et grasse, un sifflet guttural, d'une mélancolie géante. Elle allait, venait, haletait, avec son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dans une haleine furieuse de tempête.

Requiescat in pace, disait le prêtre.

Amen, répondait l'enfant de chœur.

Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante et assourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue de fusillade.

Bongrand, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux de Sandoz, ému déjà des choses sorties involontairement de ses lèvres, derrière le corps de son vieux camarade, comme s'ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes d'autrefois ; et, maintenant, il lui semblait qu'on allait mettre en terre sa jeunesse : c'était une part de lui-même, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient, pour lafaire glisser au fond du trou. Mais, à cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours précédents, et la terre était si molle, qu'un brusque éboulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d'un jet lent et rythmique. Cela n'en finissait pas, s'éternisait au milieu de l'impatience du prêtre et de l'intérêt des quatre voisins, qui avaient suivi jusqu'au bout, sans qu'on sût pourquoi. Et, là-haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses manœuvres, reculait en hurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jour morne d'une pluie de braise.

Enfin, la fosse fut vidée, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon. C'était fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens qu'il n'avait jamais vus, en mémoire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille.

Mais il est très bien, ce calicot, dit Bongrand, qui ravalait ses larmes.

Sandoz, sanglotant, répondit :

Très bien.

Tous s'en allaient, les surplis du prêtre et de l'enfant de chœur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins débandés flânaient, lisaient les inscriptions.

Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée, reprit :

Nous seuls l'aurons connu... Plus rien, pas même un nom !

Il est bien heureux, dit Bongrand, il n'a pas de tableau en train, dans la terre où il dort... Autant partir que de s'acharner comme nous à faire des enfants infirmes, auxquels il manque toujours des morceaux, les jambes ou la tête, et qui ne vivent pas.

Oui, il faut vraiment manquer de fierté, se résigner à l'à-peu-près et tricher avec la vie... Moi qui pousse mes bouquins jusqu'au bout, je me méprise de les sentir incomplets et mensongers, malgré mon effort.

La face pâle, ils s'en allaient lentement, côte à côte, au bord des blanches tombes d'enfants, le romancier alors dans toute la force de son labour et de sa renommée, le peintre déclinant et couvert de gloire.

Au moins, en voilà un qui a été logique et brave, continua Sandoz. Il a avoué son impuissance et il s'est tué.

C'est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort à nos peaux, nous ferions tous comme lui... N'est-ce pas ?

Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien créer, puisque nous ne sommes que des reproducteurs débiles, autant vaudrait-il nous casser la tête tout de suite.

Ils se retrouvaient devant le tas allumé des vieilles bières pourries. Maintenant, elles étaient en plein feu suantes et craquantes ; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumée seule avait augmenté, une fumée âcre, épaisse que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetière entier d'une nuée de deuil.

Fichtre ! onze heures ! dit Bongrand en tirant sa montre. Il faut que je rentre.

Sandoz eut une exclamation de surprise.

Comment ! déjà onze heures !

Il promena sur les sépultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si régulier et si froid, un long regard de désespoir, encore aveuglé de larmes. Puis il ajouta :

Allons travailler.

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