La Curée

La Curée (paragraphe n°108)

Chapitre I

Les convives étaient trop nombreux pour que la conversation pût aisément devenir générale. Cependant, au second service, lorsque les rôtis et les entremets eurent pris la place des relevés et des entrées et que les grands vins de Bourgogne, le pommard, le chambertin, succédèrent au léoville et au château-lafite, le bruit des voix grandit, des éclats de rire firent tinter les cristaux légers. Renée, au milieu de la table, avait, à sa droite le baron Gouraud, à sa gauche monsieur Toutin-Laroche, ancien fabriquant de bougies, alors conseiller municipal, directeur du Crédit viticole, membre du conseil de surveillance de la Société générale des ports du Maroc, homme maigre et considérable, que Saccard, placé en face, entre madame d'Espanet et madame Haffner, appelait d'une voix flatteuse tantôt : " Mon cher collègue, " et tantôt : " Notre grand administrateur. "Ensuite venaient les hommes politiques : monsieur Hupel de la Noue, un préfet qui passait huit mois de l'année à Paris ; trois députés, parmi lesquels monsieur Haffner étalait sa large face alsacienne ; puis monsieur de Saffré, un charmant jeune homme, secrétaire d'un ministre ; monsieur Michelin, chef du bureau de la voirie ; et d'autres employés supérieurs. Monsieur de Mareuil, candidat perpétuel à la députation, se carrait en face du préfet, auquel il faisait les yeux doux. Quant à monsieur d'Espanet, il n'accompagnait jamais sa femme dans le monde. Les dames de la famille étaient placées entre les plus marquants de ces personnages. Saccard avait cependant réservé sa sœur Sidonie, qu'il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieur Charrier à droite, le sieur Mignon à gauche, comme à un poste de confiance où il s'agissait de vaincre. Madame Michelin, la femme du chef de bureau, une jolie brune, toute potelée, se trouvait à côté de monsieur de Saffré, avec lequel elle causait vivement à voix basse. Puis, aux deux bouts de la table, était la jeunesse, des auditeurs au Conseil d'Etat, des fils de pères puissants, des petits millionnaires en herbe, monsieur de Mussy, qui jetait à Renée des regards désespérés, Maxime ayant à sa droite Louis de Mareuil, et dont sa voisine semblait faire la conquête. Peu à peu, ils s'étaient mis à rire très haut. Ce fut de là que partirent les premiers éclats de gaieté.

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