La Curée

La Curée (paragraphe n°159)

Chapitre I

Cependant les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir soufflé sur la table, terni les verres, émietté le pain, noirci les pelures de fruit dans lesassiettes, rompu la belle symétrie du service. Les fleurs se fanaient, dans les grands cornets d'argent ciselé. Et les convives s'oubliaient là un instant, en face des débris du dessert, béats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, à demi penchés, ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. Les rires étaient tombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et mangé beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la bande des hommes décorés. Les dames, dans l'air alourdi de la salle, sentaient des moiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaient qu'on passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur tête eût légèrement tourné. Madame d'Espanet était toute rose, tandis que les épaules de madame Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant, monsieur Hupel de la Noue examinait le manche d'un couteau ; monsieur Toutin-Laroche lançait encore à monsieur Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci accueillait par des hochements de tête ; monsieur de Mareuil rêvait en regardant monsieur Michelin, qui lui souriait finement. Quant à la jolie madame Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps ; très rouge, elle laissait pendre sous la nappe une main que monsieur de Saffré devait tenir dans la sienne, car il s'appuyait gauchement sur le bord de la table, les sourcils tendus, avec la grimace d'un homme qui résout un problème d'algèbre. Madame Sidonie avait vaincu, elle aussi ; les sieurs Mignon et Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle, paraissaient ravis de recevoir ses confidences ; elle avouait qu'elle adorait le laitage et qu'elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-même, les yeux demi-clos, plongé dans cette béatituded'un maître de maison qui a conscience d'avoir grisé honnêtement ses convives, ne songeait point à quitter la table ; il contemplait, avec une tendresse respectueuse, le baron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanche sa main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse, tachée de plaques violettes et couverte de poils roux.

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