Eclairée d'une seule lampe, brûlant sur l'autel de la Vierge, au milieu des verdures, l'église s'emplissait, aux deux bouts, de grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbres jusqu'aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse noire, découpant sous la tribune le profil étrange d'une guérite crevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuillages, dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d'un air royal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d'anges ailées. On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une lune pâle se levant au bord d'un bois, éclairant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, couronnée d'or, vêtue d'or, qui aurait promené la nudité de son divin enfant au fond du mystère des allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des rayons d'astres coulaient, assoupis, pareils à cette pluie laiteuse qui pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues, des craquements venaient des deux bouts sombres de l'église ; la grande horloge, à gauche du chœur, battait lentement, avec une haleine grosse de mécanique endormie. Et la vision radieuse, la Mère aux minces bandeaux de cheveux châtains, comme rassurée par la paix nocturne de la nef, descendait davantage,courbait à peine l'herbe des clairières, sous le vol léger de son nuage.

L'abbé Mouret la regardait. C'était l'heure où il aimait l'église. Il oubliait le Christ lamentable, le supplicié barbouillé d'ocre et de laque, qui agonisait derrière lui, à la chapelle des Morts. Il n'avait plus la distraction de la clarté crue des fenêtres, des gaietés du matin entrant avec le soleil, de la vie du dehors, des moineaux et des branches envahissant la nef par les carreaux cassés. A cette heure de nuit, la nature était morte, l'ombre tendait de crêpe les murs blanchis, la fraîcheur lui mettait aux épaules un cilice salutaire ; il pouvait s'anéantir dans l'amour absolu, sans que le jeu d'un rayon, la caresse d'un souffle ou d'un parfum, le battement d'une aile d'insecte, vint le tirer de sa joie d'aimer. Sa messe du matin ne lui avait jamais donné les délices surhumaines de ses prières du soir.

Les lèvres balbutiantes, l'abbé Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n'était plus un clair de lune roulant à la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s'avançait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour éviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être, qui faisait expirer les paroles sur sa bouche, il se souvint du dernier mot de Frère Archangias, comme d'un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait les âmes, enjuponnaitla religion, créait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge d'être femme, d'être belle, d'être mère ; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. " Elle vous mènera loin ! " avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux délices des beaux cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mystère des robes tombant du col à la pointe des pieds. C'était la révolte d'un saint, qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-ci. " Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? " Mais l'abbé Mouret résistait, se prosternait, tâchait d'oublier les rudesses du Frère. Il n'avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée de Marie, qui le sortît de la bassesse où il cherchait à s'anéantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s'hallucinait jusqu'à la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi d'une vie de tendresse.

La dévotion de l'abbé Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins, il se plaisait à penser qu'une belle dame le protégeait, que deux yeux bleus, très doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent, la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur les cheveux, il racontait que la Vierge était venue l'embrasser. Il avait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d'un frôlement de jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoins de tendresse, en dépensant tous les sous qu'on lui donnait àacheter des images de sainteté, qu'il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais il n'était tenté par les Jésus portant l'agneau, les Christ en croix, les Dieu le Père se penchant avec une grande barbe au bord d'une nuée ; il revenait toujours aux tendres images de Marie, à son étroite bouche riante, à ses fines mains tendues. Peu à peu, il les avait toutes collectionnées : Marie entre un lis et une quenouille, Marie portant l'Enfant comme une grande sœur, Marie couronnée de roses, Marie couronnée d'étoiles. C'était pour lui une famille de belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grâce, le même air de bonté, le même visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgré leur nom de mère de Dieu, il n'avait point peur d'elles comme des grandes personnes. Elles lui semblaient avoir son âge, être les petites filles qu'il aurait voulu rencontrer, les petites filles du ciel avec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent jouer éternellement, dans un coin du paradis. Mais il était grave déjà ; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour, pris des pudeurs exquises de l'adolescence. Marie vieillissait avec lui, toujours plus âgée d'un ou deux ans, comme il convient à une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu'il en avait dix-huit. Elle ne l'embrassait plus la nuit sur le front ; elle se tenait à quelques pas, les bras croisés, dans son sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, éprouvant comme un évanouissement de son cœur, chaque fois que le nom chéri lui passait sur les lèvres, dans ses prières. Il ne rêvait plus des jeux enfantins, au fond du jardin céleste, mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche, si pure, à laquelle il n'aurait pasvoulu toucher de son souffle. Il cachait à sa mère elle-même qu'il l'aimât si fort.

Puis, à quelques années de là, lorsqu'il fut au séminaire, cette belle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdes inquiétudes.

Le culte de Marie était-il nécessaire au salut ? Ne volait-il pas Dieu, en accordant à Marie une part de son amour, la plus grande part, ses pensées, son cœur, son tout ? Questions troublantes, combat intérieur qui le passionnait, qui l'attachait davantage. Alors, il s'enfonça dans les subtilités de son affection. Il se donna des délices inouïes à discuter la légitimité de ses sentiments. Les livres de dévotion à la Vierge l'excusèrent, le ravirent, l'emplirent de raisonnements, qu'il répétait avec des recueillements de prière. Ce fut là qu'il apprit à être l'esclave de Jésus en Marie. Il allait à Jésus par Marie. Et il citait toutes sortes de preuves, il distinguait, il tirait des conséquences : Marie, à laquelle Jésus avait obéi sur la terre, devait être obéie par tous les hommes ; Marie gardait sa puissance de mère dans le ciel, où elle était la grande dispensatrice des trésors de Dieu, la seule, qui pût l'implorer, la seule qui distribuât les trônes ; Marie, simple créature auprès de Dieu, mais haussée jusqu'à lui, devenait ainsi le lien humain du ciel à la terre, l'intermédiaire de toute grâce, de toute miséricorde ; et la conclusion était toujours qu'il fallait l'aimer par-dessus tout, en Dieu lui-même. Puis, c'étaient des curiosités théologiques plus ardues, le mariage de l'Epoux céleste, le Saint-Esprit scellant le vase d'élection, mettant la Vierge Mère dans un miracle éternel, donnant sa pureté inviolable à la dévotion des hommes ; c'était la Viergevictorieuse de toutes les hérésies, l'ennemie irréconciliable de Satan, l'Eve nouvelle annoncée comme devant écraser la tête du serpent, la Porte auguste de la grâce, par laquelle le Sauveur était entré une première fois, par laquelle il entrerait de nouveau, au dernier jour, prophétie vague, annonce d'un rôle plus large de Marie, qui laissait Serge sous le rêve de quelque épanouissement immense d'amour. Cette venue de la femme dans le ciel jaloux et cruel de l'Ancien Testament, cette figure de blancheur, mise au pied de la Trinité redoutable, était pour lui la grâce même de la religion, ce qui le consolait de l'épouvante de la foi, son refuge d'homme perdu au milieu des mystères du dogme. Et quand il se fut prouvé, point par point, longuement, qu'elle était le chemin de Jésus, aisé, court, parfait, assuré, il se livra de nouveau à elle, tout entier, sans remords ; il s'étudia à être son vrai dévot, mourant à lui-même, s'abîmant dans la soumission.

Heure de volupté divine. Les livres de dévotion à la Vierge brûlaient entre ses mains. Ils lui parlaient une langue d'amour qui fumait comme un encens. Marie n'était plus l'adolescente voilée de blanc, les bras croisés, debout à quelques pas de son chevet ; elle arrivait au milieu d'une splendeur, telle que Jean la vit, vêtue de soleil, couronnée de douze étoiles, ayant la lune sous les pieds ; elle l'embaumait de sa bonne odeur, l'enflammait du désir du ciel, le ravissait jusque dans la chaleur des astres flambant à son front. Il se jetait devant elle, se criait son esclave ; et rien n'était plus doux que ce mot d'esclave, qu'il répétait, qu'il goûtait davantage, sur sa bouche balbutiante, à mesure qu'il s'écrasait à ses pieds,pour être sa chose, son rien, la poussière effleurée du vol de sa robe bleue. Il disait avec David : " Marie est faite pour moi. " Il ajoutait avec l'évangéliste : " Je l'ai prise pour tout mon bien. " Il la nommait : " Ma chère maîtresse, " manquant de mots, arrivant à un babillage d'enfant et d'amant, n'ayant plus que le souffle entrecoupé de sa passion. Elle était la Bienheureuse, la Reine du ciel célébrée par les neuf chœurs des Anges, la Mère de la belle dilection, le Trésor du Seigneur. Les images vives s'étalaient, la comparaient à un paradis terrestre, fait d'une terre vierge, avec des parterres de fleurs vertueuses, des prairies vertes d'espérance, des tours imprenables de force, des maisons charmantes de confiance. Elle était encore une fontaine que le Saint-Esprit avait scellée, un sanctuaire où la très sainte Trinité se reposait, le trône de Dieu, la cité de Dieu, l'autel de Dieu, le temple de Dieu, le monde de Dieu. Et lui, se promenait dans ce jardin, à l'ombre, au soleil, sous l'enchantement des verdures ; lui, soupirait après l'eau de cette fontaine ; lui, habitait le bel intérieur de Marie, s'y appuyant, s'y cachant, s'y perdant sans réserve, buvant le lait d'amour infini qui tombait goutte à goutte de ce sein virginal.

Chaque matin, dès son lever, au séminaire, il saluait Marie de cent révérences, le visage tourné vers le pan de ciel qu'il apercevait par sa fenêtre ; le soir, il prenait congé d'elle, en s'inclinant le même nombre de fois, les yeux sur les étoiles. Souvent, en face des nuits sereines, lorsque Vénus luisait toute blonde et rêveuse dans l'air tiède, il s'oubliait, il laissait tomber de ses lèvres, ainsi qu'un léger chant, l'Ave maris stella, l'hymne attendrie qui lui déroulait au loin des plages bleues, une merdouce, à peine ridée d'un frisson de caresse, éclairée par une étoile souriante, aussi grande qu'un soleil. Il récitait encore le Salve Regina, le Regina cœli, l'O gloriosa Domina, toutes les prières, tous les cantiques. Il lisait l'Office de la Vierge, les livres de sainteté en son honneur, le petit Psautier de saint Bonaventure, d'une tendresse si dévote, que les larmes l'empêchaient de tourner les pages. Il jeûnait, il se mortifiait, pour lui faire l'offrande de sa chair meurtrie. Depuis l'âge de dix ans, il portait sa livrée, le saint scapulaire, la double image de Marie, cousue sur drap, dont il sentait la chaleur à son dos et à sa poitrine, contre sa peau nue, avec des tressaillements de bonheur. Plus tard, il avait pris la chaînette, afin de montrer son esclavage d'amour. Mais son grand acte restait toujours la Salutation angélique, l'Ave Maria, la prière parfaite de son cœur. " Je vous salue, Marie, " et il la voyait s'avancer vers lui, pleine de grâce, bénie entre toutes les femmes ; il jetait son cœur à ses pieds, pour qu'elle marchât dessus, dans la douceur. Cette salutation, il la multipliait, il la répétait de cent façons, s'ingéniant à la rendre plus efficace. Il disait douze Ave, pour rappeler la couronne de douze étoiles, ceignant le front de Marie : il en disait quatorze, en mémoire de ses quatorze allégresses ; il en disait sept dizaines, en l'honneur des années qu'elle a vécues sur la terre. Il roulait pendant des heures les grains du chapelet. Puis, longuement, à certains jours de rendez-vous mystique, il entreprenait le chuchotement infini du Rosaire.

Quand, seul dans sa cellule, ayant le temps d'aimer, il s'agenouillait sur le carreau, tout le jardin de Mariepoussait autour de lui, avec ses hautes floraisons de chasteté. Le Rosaire laissait couler entre ses doigts sa guirlande d'Ave coupée de Pater, comme une guirlande de roses blanches, mêlées des lis de l'Annonciation, des fleurs saignantes du Calvaire, des étoiles du Couronnement. Il avançait à pas lents, le long des allées embaumées, s'arrêtant à chacune des quinze dizaines d'Ave, se reposant dans le mystère auquel elle correspondait ; il restait éperdu de joie, de douleur, de gloire, à mesure que les mystères se groupaient en trois séries, les joyeux, les douloureux, les glorieux. Légende incomparable, histoire de Marie, vie humaine complète, avec ses sourires, ses larmes, son triomphe, qu'il revivait d'un bout à l'autre, en un instant. Et d'abord il entrait dans la joie, dans les cinq mystères souriants, baignés des sérénités de l'aube : c'étaient la salutation de l'archange, un rayon de fécondité glissé du ciel, apportant la pâmoison adorable de l'union sans tache ; la visite à Elisabeth, par une claire matinée d'espérance, à l'heure où le fruit de ses entrailles donnait pour la première fois à Marie cette secousse qui fait pâlir les mères ; les couches dans une étable de Bethléem, avec la longue file des bergers venant saluer la maternité divine ; le nouveau-né porté au Temple, sur les bras de l'accouchée, qui sourit, lasse encore, déjà heureuse d'offrir son enfant à la justice de Dieu, aux embrassements de Siméon, aux désirs du monde ; enfin, Jésus grandi, se révélant devant les docteurs, au milieu desquels sa mère inquiète le retrouve, fière de lui et consolée. Puis, après ce matin, d'une lumière si tendre, il semblait à Serge que le ciel se couvrait brusquement. Il ne marchait plus que sur des ronces, s'écorchait les doigts aux grains du Rosaire, secourbait sous l'épouvantement des cinq mystères de douleur : Marie agonisant dans son fils au Jardin des Oliviers, recevant avec lui les coups de fouet de la flagellation, sentant à son propre front le déchirement de la couronne d'épines, portant l'horrible poids de sa croix, mourant à ses pieds sur le Calvaire. Ces nécessités de la souffrance, ce martyre atroce d'une Reine adorée, pour qui il eût donné son sang comme Jésus, lui causaient une révolte d'horreur, que dix années des mêmes prières et des mêmes exercices n'avaient pu calmer. Mais les grains coulaient toujours, une trouée soudaine se faisait dans les ténèbres du crucifiement, la gloire resplendissante des cinq derniers mystères éclatait avec une allégresse d'astre libre. Marie, transfigurée, chantait l'alléluia de la résurrection, la victoire sur la mort, l'éternité de la vie ; elle assistait, les mains tendues, renversée d'admiration, au triomphe de son fils, qui s'élevait au ciel, parmi des nuées d'or frangées de pourpre ; elle rassemblait autour d'elle les Apôtres, goûtant comme au jour de la conception l'embrasement de l'esprit d'amour, descendu en flammes ardentes ; elle était à son tour ravie par un vol d'anges, emportée sur des ailes blanches ainsi qu'une arche immaculée, déposée doucement au milieu de la splendeur des trônes célestes ; et là, comme gloire suprême, dans une clarté si éblouissante, qu'elle éteignait le soleil, Dieu la couronnait des étoiles du firmament. La passion n'a qu'un mot. En disant à la file les cent cinquante Ave, Serge ne les avait pas répétés une seule fois. Ce murmure monotone, cette parole sans cesse la même qui revenait, pareille au : " Je t'aime " des amants, prenait chaque fois une signification plus profonde ; il s'y attardait, causait sans fin à l'aide de l'unique phraselatine, connaissait Marie tout entière jusqu'à ce que, le dernier grain du Rosaire s'échappant de ses mains, il se sentit défaillir à la pensée de la séparation.

Bien des fois le jeune homme avait ainsi passé les nuits, recommençant à vingt reprises les dizaines d'Ave, retardant toujours le moment où il devrait prendre congé de sa chère maîtresse. Le jour naissait, qu'il chuchotait encore. C'était la lune, disait-il pour se tromper lui-même, qui faisait pâlir les étoiles. Ses supérieurs devaient le gronder de ces veilles dont il sortait alangui, le teint si blanc, qu'il semblait avoir perdu du sang. Longtemps il avait gardé au mur de sa cellule une gravure coloriée du Sacré-Cœur de Marie. La Vierge, souriant d'une façon sereine, écartait son corsage, montrait dans sa poitrine un trou rouge, où son cœur brûlait, traversé d'une épée, couronné de roses blanches. Cette épée le désespérait ; elle lui causait cette intolérable horreur de la souffrance chez la femme, dont la seule pensée le jetait hors de toute soumission pieuse. Il l'effaça, il ne garda que le cœur couronné et flambant, arraché à demi de cette chair exquise pour s'offrir à lui. Ce fut alors qu'il se sentit aimé. Marie lui donnait son cœur, son cœur vivant, tel qu'il battait dans son sein, avec l'égouttement rose de son sang. Il n'y avait plus là une image de passion dévote, mais une matérialité, un prodige de tendresse, qui, lorsqu'il priait devant la gravure, lui faisait élargir les mains pour recevoir religieusement le cœur sautant de la gorge sans tache. Il le voyait, il l'entendait battre. Et il était aimé, le cœur battait pour lui ! C'était comme un affolement de tout son être, un besoin de baiser le cœur, de se fondre en lui, de se coucher avec lui au fond decette poitrine ouverte. Elle l'aimait activement, jusqu'à le vouloir dans l'éternité auprès d'elle, toujours à elle. Elle l'aimait efficacement, sans cesse occupée de lui, le suivant partout, lui évitant les moindres infidélités. Elle l'aimait tendrement, plus que toutes les femmes ensemble, d'un amour bleu, profond, infini comme le ciel. Où aurait-il jamais trouvé une maîtresse si désirable ? Quelle caresse de la terre était comparable à ce souffle de Marie dans lequel il marchait ? Quelle union misérable, quelle jouissance ordurière pouvaient être mises en balance avec cette éternelle fleur du désir montant toujours sans s'épanouir jamais ? Alors, le Magnificat, ainsi qu'une bouffée d'encens, s'exhalait de sa bouche. Il chantait le chant d'allégresse de Marie, son tressaillement de joie à l'approche de l'Epoux divin. Il glorifiait le Seigneur qui renversait les puissants de leurs trônes, et qui lui envoyait Marie, à lui, un pauvre enfant nu, se mourant d'amour sur le carreau glacé de sa cellule.

Et, lorsqu'il avait tout donné à Marie, son corps, son âme, ses biens terrestres, ses biens spirituels, lorsqu'il était nu devant elle, à bout de prières, les litanies de la Vierge jaillissaient de ses lèvres brûlées, avec leurs appels répétés, entêtés, acharnés, dans un besoin suprême de secours céleste. Il lui semblait qu'il gravissait un escalier de désir ; à chaque saut de son cœur, il montait une marche. D'abord, il la disait Sainte. Ensuite, il l'appelait Mère, très pure, très chaste, aimable, admirable. Et il reprenait son élan, lui criant six fois sa virginité, la bouche comme rafraîchie chaque fois par ce mot de vierge, auquel il joignait des idées de puissance, de bonté, de fidélité. A mesure que son cœur l'emportait plushaut, sur les degrés de lumière, une voix étrange, venue de ses veines, parlait en lui, s'épanouissant en fleurs éclatantes. Il aurait voulu se fondre en parfum, s'épandre en clarté, expirer en un soupir musical. Tandis qu'il la nommait Miroir de justice, Temple de la sagesse, Source de sa joie, il se voyait pâle d'extase dans ce miroir, il s'agenouillait sur les dalles tièdes de ce temple, il buvait à longs traits l'ivresse de cette source. Et il la transformait encore, lâchant la bride à sa folie de tendresse pour s'unir à elle d'une façon toujours plus étroite. Elle devenait un Vase d'honneur choisi par Dieu, un Sein d'élection où il souhaitait de verser son être, de dormir à jamais. Elle était la Rose mystique, une grande fleur éclose au paradis, faite des Anges entourant leur Reine, si pure, si odorante, qu'il la respirait du bas de son indignité avec un gonflement de joie dont ses côtes craquaient. Elle se changeait en Maison d'or, en Tour de David, en Tour d'ivoire, d'une richesse inappréciable, d'une pureté jalousée des cygnes, d'une taille haute, forte, ronde, à laquelle il aurait voulu faire de ses bras tendus une ceinture de soumission. Elle se tenait debout à l'horizon, elle était la Porte du ciel, qu'il entrevoyait derrière ses épaules, lorsqu'un souffle de vent écartait les plis de son voile. Elle grandissait derrière la montagne, à l'heure où la nuit pâlit, Etoile du matin, secours des voyageurs égarés, aube d'amour. Puis, à cette hauteur, manquant d'haleine, non rassasié encore, mais les mots trahissant les forces de son cœur, il ne pouvait plus que la glorifier du titre de Reine qu'il lui jetait neuf fois comme neuf coups d'encensoir. Son cantique se mourait d'allégresse dans ses cris du triomphe final : Reine des vierges, Reine de tous les saints, Reine conçue sans péché ! Elle,toujours plus haut, resplendissait. Lui, sur la dernière marche, la marche que les familiers de Marie atteignent seuls, restait là un instant, pâmé au milieu de l'air subtil qui l'étourdissait, encore trop loin pour baiser le bord de la robe bleue, se sentant déjà rouler, avec l'éternel désir de remonter, de tenter cette jouissance surhumaine.

Que de fois les litanies de la Vierge, récitées en commun, dans la chapelle, avaient ainsi laissé le jeune homme, les genoux cassés, la tête vide, comme après une grande chute ! Depuis sa sortie du séminaire, l'abbé Mouret avait appris à aimer la Vierge davantage encore. Il lui vouait ce culte passionné où Frère Archangias flairait des odeurs d'hérésie. Selon lui, c'était elle qui devait sauver l'Eglise par quelque prodige grandiose dont l'apparition prochaine charmerait la terre. Elle était le seul miracle de notre époque impie, la dame bleue se montrant aux petits bergers, la blancheur nocturne vue entre deux nuages, et dont le bord du voile traînait sur les chaumes des paysans. Quand Frère Archangias lui demandait brutalement s'il l'avait jamais aperçue, il se contentait de sourire, les lèvres serrées, comme pour garder son secret. La vérité était qu'il la voyait toutes les nuits. Elle ne lui apparaissait plus ni sœur joueuse, ni belle jeune fille fervente ; elle avait une robe de fiancée, avec des fleurs blanches dans les cheveux, les paupières à demi baissées, laissant couler des regards humides d'espérance qui lui éclairaient les joues. Et il sentait bien qu'elle venait à lui, qu'elle lui promettait de ne plus tarder, qu'elle lui disait : " Me voici, reçois-moi. " Trois fois chaque jour, lorsque l'Angelus sonnait, au réveil de l'aube, dans la maturité de midi, à la tombée attendrie ducrépuscule, il se découvrait, il disait un Ave en regardant autour de lui, cherchant si la cloche ne lui annonçait pas enfin la venue de Marie. Il avait vingt-cinq ans. Il l'attendait.

Au mois de mai, l'attente du jeune prêtre était pleine d'un heureux espoir. Il ne s'inquiétait même plus des gronderies de la Teuse. S'il restait si tard à prier dans l'église, c'était avec l'idée folle que la grande Vierge dorée finirait par descendre. Et pourtant, il la redoutait, cette Vierge qui ressemblait à une princesse. Il n'aimait pas toutes les Vierges de la même façon. Celle-là le frappait d'un respect souverain. Elle était la Mère de Dieu ; elle avait l'ampleur féconde, la face auguste, les bras forts de l'Epouse divine portant Jésus. Il se la figurait ainsi au milieu de la Cour céleste, laissant traîner parmi les étoiles la queue de son manteau royal, trop haute pour lui, si puissante, qu'il tomberait en poudre, si elle daignait abaisser les yeux sur les siens. Elle était la Vierge de ses jours de défaillance, la Vierge sévère qui lui rendait la paix intérieure par la redoutable vision du paradis.

Ce soir-là, l'abbé Mouret resta plus d'une heure agenouillé dans l'église vide. Les mains jointes, les regards sur la Vierge d'or se levant comme un astre au milieu des verdures, il cherchait l'assoupissement de l'extase, l'apaisement des troubles étranges qu'il avait éprouvés pendant la journée. Mais il ne glissait pas au demi-sommeil de la prière avec l'aisance heureuse qui lui était accoutumée. La maternité de Marie, toute glorieuse et pure qu'elle se révélât, cette taille ronde de femme faite, cet enfant nu qu'elle portait sur un bras, l'inquiétaient, lui semblaient continuer au ciel la pousséedébordante de génération au milieu de laquelle il marchait depuis le matin. Comme les vignes des coteaux pierreux, comme les arbres du Paradou, comme le troupeau humain des Artaud, Marie apportait l'éclosion, engendrait la vie. Et la prière s'attardait sur ses lèvres, il s'oubliait à des distractions, voyant des choses qu'il n'avait point encore vues, la courbe molle des cheveux châtains, le léger gonflement du menton, barbouillé de rose. Alors, elle devait se faire plus sévère, l'anéantir sous l'éclat de sa toute-puissance, pour le ramener à la phrase de l'oraison interrompue. Ce fut enfin par sa couronne d'or, par son manteau d'or, par tout l'or qui la changeait en une princesse terrible, qu'elle acheva de l'écraser dans une soumission d'esclave, la prière coulant régulière de la bouche, l'esprit perdu au fond d'une adoration unique. Jusqu'à onze heures, il dormit éveillé de cet engourdissement extatique, ne sentant plus ses genoux, se croyant suspendu, balancé ainsi qu'un enfant qu'on endort, se laissant aller à ce repos, tout en gardant la conscience d'un poids qui lui alourdissait le cœur. Autour de lui, l'église s'emplissait d'ombre, la lampe charbonnait, les hauts feuillages assombrissaient le visage verni de la grande Vierge.

Quand l'horloge, avant de sonner l'heure, grinça, d'une voix arrachée, l'abbé Mouret eut un frisson. Il n'avait pas senti la fraîcheur de l'église lui tomber sur les épaules. Maintenant, il grelottait. Comme il se signait, un rapide souvenir traversa la stupeur de son réveil ; le claquement de ses dents lui rappelait les nuits passées sur le carreau de sa cellule, en face du Sacré-Cœur de Marie, le corps tout secoué de fièvre. Il se leva péniblement,mécontent de lui. D'ordinaire, il quittait l'autel, la chair sereine, avec la douceur du souffle de Marie sur le front. Cette nuit-là, lorsqu'il prit la lampe pour monter à sa chambre, il lui sembla que ses tempes éclataient : la prière était restée inefficace, il retrouvait, après un court soulagement, la même chaleur grandie depuis le matin de son cœur à son cerveau. Puis, arrivé à la porte de la sacristie, au moment de sortir, il se tourna, il éleva la lampe, d'un mouvement machinal, cherchant à voir une dernière fois la grande Vierge. Elle était noyée sous les ténèbres descendues des poutres, enfoncée dans les feuillages, ne laissant passer que la croix d'or de sa couronne.

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