Huit jours plus tard, il y eut de nouveau un grand voyage dans le parc. Il s'agissait d'aller plus loin que le verger, à gauche, du côté des larges prairies que quatre ruisseaux traversaient. On ferait plusieurs lieues en pleine herbe ; on vivrait de sa pêche, si l'on venait à s'égarer.

J'emporte mon couteau, dit Albine, en montrant un couteau de paysan, à lame épaisse.

Elle mit de tout dans ses poches, de la ficelle, du pain, des allumettes, une petite bouteille de vin, des chiffons, un peigne, des aiguilles. Serge dut prendre une couverture ; mais, au bout des tilleuls, lorsqu'ils arrivèrent devant les décombres du château, la couverture l'embarrassait déjà à un tel point, qu'il la cacha sous un pan de mur écroulé.

Le soleil était plus fort. Albine s'était attardée à ses préparatifs. Dans la matinée chaude, ils s'en allèrent côte à côte, presque raisonnables. Ils faisaient jusqu'à des vingtaines de pas, sans se pousser, pour rire. Ils causaient.

Moi, je ne m'éveille jamais, dit Albine. J'ai bien dormi, cette nuit. Et toi ?

Moi aussi, répondit Serge.

Elle reprit :

Qu'est-ce que ça signifie, quand on rêve un oiseau qui vous parle ?

Je ne sais pas... Et que disait-il, ton oiseau ?

Ah ! j'ai oublié... Il disait des choses très bien, beaucoup de choses qui me semblaient drôles... Tiens, vois donc ce gros coquelicot, là-bas. Tu ne l'auras pas ! Tu ne l'auras pas !

Elle prit son élan ; mais Serge, grâce à ses longues jambes, la devança, cueillit le coquelicot qu'il agita victorieusement. Alors, elle resta les lèvres pincées, sans rien dire, avec une grosse envie de pleurer. Lui, ne sut que jeter la fleur. Puis, pour faire la paix :

Veux-tu monter sur mon dos ? Je te porterai, comme l'autre jour.

Non, non.

Elle boudait. Mais elle n'avait pas fait trente pas, qu'elle se retournait, toute rieuse. Une ronce la retenait par la jupe.

Tiens ! je croyais que c'était toi qui marchais exprès sur ma robe... C'est qu'elle ne veut pas me lâcher ! Décroche-moi, dis !

Et, quand elle fut décrochée, ils marchèrent de nouveau à côté l'un de l'autre, très sagement. Albine prétendait que c'était plus amusant, de se promener ainsi, comme des gens sérieux. Ils venaient d'entrer dans les prairies. A l'infini, devant eux, se déroulaient de larges pans d'herbes, à peine coupés de loin en loin par le feuillage tendre d'un rideau de saules. Les pans d'herbesse duvetaient, pareils à des pièces de velours ; ils étaient d'un gros vert peu à peu pâli dans les lointains, se noyant de jaune vif, au bord de l'horizon, sous l'incendie du soleil. Les bouquets de saules, tout là-bas, semblaient d'or pur, au milieu du grand frisson de la lumière. Des poussières dansantes mettaient aux pointes des gazons un flux de clartés, tandis qu'à certains souffles de vent, passant librement sur cette solitude nue, les herbes se moiraient d'un tressaillement de plantes caressées. Et, le long des prés les plus voisins, des foules de petites pâquerettes blanches, en tas, à la débandade, par groupes, ainsi qu'une population grouillant sur le pavé pour quelque fête publique, peuplaient de leur joie répandue le noir des pelouses. Des boutons-d'or avaient une gaieté de grelots de cuivre poli, que l'effleurement d'une aile de mouche allait faire tinter ; de grands coquelicots isolés éclataient avec des pétards rouges, s'en allaient plus loin, en bandes, étaler des mares réjouissantes comme des fonds de cuvier encore pourpres de vin ; de grands bleuets balançaient leurs légers bonnets de paysanne ruchés de bleu, menaçant de s'envoler par-dessus les moulins à chaque souffle. Puis c'étaient des tapis de houques laineuses, de flouves odorantes, de lotiers velus, des nappes de fétuques, de cretelles, d'agrostis, de pâturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux grêles, le trèfle découpait ses feuilles nettes, le plantain brandissait des forêts de lances, la luzerne faisait des couches molles, des édredons de satin vert d'eau broché de fleurs violâtres. Cela, à droite, à gauche, en face, partout, roulant sur le sol plat, arrondissant la surface moussue d'une mer stagnante, dormant sous le ciel qui paraissait plus vaste. Dans l'immensité des herbes, par endroits, lesherbes étaient limpidement bleues, comme si elles avaient réfléchi le bleu du ciel.

Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prairies, ayant de la verdure jusqu'aux genoux. Il leur semblait avancer dans une eau fraîche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient par instants au travers de véritables courants, avec des ruissellements de hautes tiges penchées dont ils entendaient la fuite rapide entre leurs jambes. Puis, des lacs calmes sommeillaient, des bassins de gazons courts, où ils trempaient à peine plus haut que les chevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser, comme dans le verger, mais à s'attarder, au contraire, les pieds liés par les doigts souples des plantes goûtant là une pureté, une caresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premier âge. Albine s'écarta, alla se mettre au fond d'une herbe géante qui lui arrivait au menton. Elle ne passait que la tête. Elle se tint un instant bien tranquille, appelant Serge.

Viens donc ! On est comme dans un bain. On a de l'eau verte partout.

Puis, elle s'échappa d'un saut, sans même l'attendre, et ils suivirent la première rivière qui leur barra la route. C'était une eau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cresson sauvage. Elle s'en allait ainsi mollement, avec des détours ralentis, si propre, si nette, qu'elle reflétait comme une glace le moindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendant longtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu'eux, avant de trouver un arbre dont l'ombre se baignât dans ce flot de paresse. Aussi loin que portaient leurs regards, ilsvoyaient l'eau nue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s'endormir en plein soleil du sommeil souple, à demi dénoué, d'une couleuvre bleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bouquet de trois saules ; deux avaient les pieds dans l'eau, l'autre était planté un peu en arrière ; troncs foudroyés, émiettés par l'âge, que couronnaient des chevelures blondes d'enfant. L'ombre était si claire, qu'elle rayait à peine de légères hachures la rive ensoleillée. Cependant, l'eau si unie en amont et en aval avait là un court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui témoignait de sa surprise à sentir ce bout de voile traîner sur elle. Entre les trois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncs crevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets, au bord de l'eau, dans le désert roulant des herbes.

C'est ici, c'est ici ! cria Albine, en se glissant sous les saules.

Serge s'assit à côté d'elle, les pieds presque dans l'eau. Il regardait autour de lui, il murmurait :

Tu connais tout, tu sais les meilleurs endroits... On dirait une île de dix pieds carrés, rencontrée en pleine mer.

Oui, nous sommes chez nous, reprit-elle, si joyeuse, qu'elle tapa les herbes de son poing. C'est une maison à nous... Nous allons tout faire.

Puis, comme prise d'une idée triomphante, elle se jeta contre lui, lui dit dans la figure, avec une explosion de joie :

Veux-tu être mon mari ? Je serai ta femme.

Il fut enchanté de l'invention ; il répondit qu'il voulait bien être le mari, riant plus haut qu'elle. Alors, elle, tout d'un coup, devint sérieuse ; elle affecta un air pressé de ménagère.

Tu sais, dit-elle, c'est moi qui commande... Nous déjeunerons quand tu auras mis la table.

Et elle lui donna des ordres impérieux. Il dut serrer tout ce qu'elle tira de ses poches dans le creux d'un saule, qu'elle appelait " l'armoire. " Les chiffons étaient le linge ; le peigne représentait le nécessaire de toilette ; les aiguilles et la ficelle devaient servir à raccommoder les vêtements des explorateurs. Quant aux provisions de bouche, elles consistaient dans la petite bouteille de vin et les quelques croûtes de la ville. A la vérité, il y avait encore les allumettes pour faire cuire le poisson qu'on devait prendre.

Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu, les trois croûtes alentour, il hasarda l'observation que le régal serait mince. Mais elle haussait les épaules, en femme supérieure. Elle se mit les pieds à l'eau, disant sévèrement :

C'est moi qui pêche. Toi, tu me regarderas.

Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pour attraper des petits poissons avec les mains. Elle avait relevé ses jupes, nouées d'un bout de ficelle. Elle s'avançait prudemment, prenant des précautions infinies afin de ne pas remuer l'eau ; puis, lorsqu'elle était tout près du petit poisson, tapi entre deux pierres, elleallongeait son bras nu, faisait un barbotage terrible, ne tenait qu'une poignée de graviers. Serge alors riait aux éclats, ce qui la ramenait à la rive, courroucée, lui criant qu'il n'avait pas le droit de rire.

Mais, finit-il par dire, avec quoi le feras-tu cuire, ton poisson ? Il n'y a pas de bois.

Cela acheva de la décourager. D'ailleurs, ce poisson-là ne lui paraissait pas fameux. Elle sortit de l'eau, sans songer à remettre ses bas. Elle courait dans l'herbe, les jambes nues, pour se sécher. Et elle retrouvait son rire, parce qu'il y avait des herbes qui la chatouillaient sous la plante des pieds.

Oh ! de la pimprenelle ! dit-elle brusquement, en se jetant à genoux. C'est ça qui est bon ! Nous allons nous régaler.

Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ils mangèrent de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait que c'était meilleur que de la noisette. Elle servait en maîtresse de maison, coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamais confier son couteau.

Je suis la femme, répondait-elle sérieusement à toutes les révoltes qu'il tentait.

Puis, elle lui fit reporter dans " l'armoire " les quelques gouttes de vin qui restaient au fond de la bouteille. Il fallut même qu'il balayât l'herbe, pour qu'on pût passer de la salle à manger dans la chambre à coucher. Albine se coucha la première, tout de son long, en disant :

Tu comprends, maintenant, nous allons dormir... Tu dois te coucher à côté de moi, tout contre moi.

Il s'allongea ainsi qu'elle le lui ordonnait. Tous deux se tenaient très raides, se touchant des épaules aux pieds, les mains vides, rejetées en arrière, par-dessus leurs têtes. C'étaient surtout leurs mains qui les embarrassaient. Ils conservaient une gravité convaincue. Ils regardaient en l'air, de leurs yeux grands ouverts, disant qu'ils dormaient et qu'ils étaient bien.

Vois-tu, murmurait Albine, quand on est marié, on a chaud... Tu ne me sens pas ?

Si, tu es comme un édredon... Mais il ne faut pas parler, puisque nous dormons. C'est meilleur de ne pas parler.

Ils restèrent longtemps silencieux, toujours très graves. Ils avaient roulé leurs têtes, les éloignant insensiblement, comme si la chaleur de leurs haleines les eût gênés. Puis, au milieu du grand silence, Serge ajouta cette seule parole :

Moi, je t'aime bien.

C'était l'amour avant le sexe, l'instinct d'aimer qui plante les petits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robes blanches. Autour d'eux, les prairies largement ouvertes les rassuraient de la légère peur qu'ils avaient l'un de l'autre. Ils se savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu les regardait à travers le feuillage grêle ; et cela ne les dérangeait pas. La tente des saules, sur leurs têtes, était un simple pan d'étoffe transparente, comme si Albine avait pendu là un coin desa robe. L'ombre restait si claire, qu'elle ne leur soufflait pas les langueurs des taillis profonds, les sollicitations des trous perdus, des alcôves vertes. Du bout de l'horizon, leur venait un air libre, un vent de santé, apportant la fraîcheur de cette mer de verdure, où il soulevait une houle de fleurs ; tandis que, à leurs pieds, la rivière était une enfance de plus, une candeur dont le filet de voix fraîche leur semblait la voix lointaine de quelque camarade qui riait. Heureuse solitude, toute pleine de sérénité, dont la nudité s'étalait avec une effronterie adorable d'ignorance ! Immense champ, au milieu duquel le gazon étroit qui leur servait de première couche prenait une naïveté de berceau.

Voilà, c'est fini, dit Albine en se levant. Nous avons dormi.

Lui, resta un peu surpris que cela fût fini si vite. Il allongea le bras, la tira par la jupe, comme pour la ramener contre lui. Et elle tomba sur les genoux, riant, répétant

Quoi donc ? Quoi donc ?

Il ne savait pas. Il la regardait, lui prenait les coudes. Un instant, il la saisit par les cheveux, ce qui la fit crier. Puis, lorsqu'elle fut de nouveau debout, il s'enfonça la face dans l'herbe qui avait gardé la tiédeur de son corps.

Voilà, c'est fini, dit-il en se levant à son tour.

Jusqu'au soir, ils coururent les prairies. Ils allaient devant eux, pour voir. Ils visitaient leur jardin. Albine marchait en avant, avec le flair d'un jeune chien, ne disant rien, toujours en quête de la clairière heureuse,bien qu'il n'y eût pas là les grands arbres qu'elle rêvait. Serge avait toutes sortes de galanteries maladroites ; il se précipitait si rudement pour écarter les hautes herbes, qu'il manquait la faire tomber ; il la soulevait à bras-le-corps, d'une étreinte qui la meurtrissait, lorsqu'il voulait l'aider à sauter les ruisseaux. Leur grande joie fut de rencontrer les trois autres rivières. La première coulait sur un lit de cailloux, entre deux files continues de saules, si bien qu'ils durent se laisser glisser à tâtons au beau milieu des branches, avec le risque de tomber dans quelque gros trou d'eau ; mais Serge, roulé le premier, ayant de l'eau jusqu'aux genoux seulement, reçut Albine dans ses bras, la porta à la rive opposée pour qu'elle ne se mouillât point. L'autre rivière était toute noire d'ombre, sous une allée de hauts feuillages, où elle passait languissante, avec le froissement léger, les cassures blanches d'une jupe de satin, traînée par quelque dame rêveuse, au fond d'un bois ; nappe profonde, glacée, inquiétante, qu'ils eurent la chance de pouvoir traverser à l'aide d'un tronc abattu d'un bord à l'autre, s'en allant à califourchon, s'amusant à troubler du pied le miroir d'acier bruni, puis se hâtant, effrayés des yeux étranges que les moindres gouttes qui jaillissaient ouvraient dans le sommeil du courant. Et ce fut surtout la dernière rivière qui les retint. Celle-là était joueuse comme eux ; elle se ralentissait à certains coudes, partait de là en rires perlés, au milieu de grosses pierres, se calmait à l'abri d'un bouquet d'arbustes, essoufflée, vibrante encore ; elle montrait toutes les humeurs du monde, ayant tour à tour pour lit des sables fins, des plaques de rochers, des graviers limpides, des terres grasses, que les sauts des grenouilles soulevaient en petites fumées jaunes. Albineet Serge y pataugèrent adorablement. Les pieds nus, ils remontèrent la rivière pour rentrer, préférant le chemin de l'eau au chemin des herbes, s'attardant à chaque île qui leur barrait le passage. Ils y débarquaient, ils y conquéraient des pays sauvages, ils s'y reposaient au milieu de grands joncs, de grands roseaux, qui semblaient bâtir exprès pour eux des huttes de naufragés. Retour charmant, amusé par les rives qui déroulaient leur spectacle, égayé de la belle humeur des eaux vivantes.

Mais, comme ils quittaient la rivière, Serge comprit qu'Albine cherchait toujours quelque chose, le long des bords, dans les îles, jusque parmi les plantes dormant au fil du courant. Il dut l'aller enlever du milieu d'une nappe de nénuphars, dont les larges feuilles mettaient à ses jambes des collerettes de marquise. Il ne lui dit rien, il la menaça du doigt, et ils rentrèrent enfin, tout animés du plaisir de la journée, bras dessus, bras dessous, en jeune ménage qui revient d'une escapade. Ils se regardaient, se trouvaient plus beaux et plus forts ; ils riaient pour sûr d'une autre façon que le matin.

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