Dès le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L'odeur du parterre l'exaspérait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plus voir le parc, pour l'empêcher d'entrer chez lui. Peut-être retrouverait-il la paix de l'enfance, loin de ces verdures, dont l'ombre était comme un frôlement sur sa peau. Puis, dans leurs longues heures de tête-à-tête, Albine et lui ne parlèrent plus ni des roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradou n'existait plus. Ils tâchaient de l'oublier. Et ils le sentaient quand même là, tout-puissant, énorme, derrière les rideaux minces ; des odeurs d'herbe pénétraient par les fentes des boiseries ; des voix prolongées faisaient sonner les vitres ; toute la vie du dehors riait, chuchotait, embusquée sous les fenêtres. Alors, pâlissants, ils haussaient la voix, ils cherchaient quelque distraction qui leur permît de ne pas entendre.

Tu n'a pas vu ? dit Serge un matin, dans une de ces heures de trouble ; il y a là, au-dessus de la porte, une femme peinte qui te ressemble.

Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures ; ils traînèrent de nouveau la table le long des murs, cherchant à s'occuper.

Oh ! non, murmura Albine, elle est bien plus grosse que moi. Puis, on ne peut pas savoir : elle est si drôlement couchée, la tête en bas !

Ils se turent. De la peinture déteinte, mangée par le temps, se levait une scène qu'ils n'avaient point encore aperçue. C'était une résurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, une image ravivée, dont les détails semblaient reparaître un à un, dans la chaleur de l'été. La femme couchée se renversait sous l'étreinte d'un faune aux pieds de bouc. On distinguait nettement les bras rejetés, le torse abandonné, la taille roulante de cette grande fille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchées par de petits Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse à la couche de nouvelles poignées de roses. On distinguait aussi l'effort du faune, sa poitrine soufflante qui s'abattait. Puis, à l'autre bout, il n'y avait plus que les deux pieds de la femme, lancés en l'air, s'envolant comme deux colombes roses.

Non, répéta Albine, elle ne me ressemble pas... Elle est laide.

Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine, ayant l'air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manches jusqu'à l'épaule, pour montrer qu'elle avait le bras plus blanc. Et ils se turent une seconde fois, revenant à la peinture, ayant sur les lèvres des questions qu'ils ne voulaient pas se faire. Les larges yeux bleus d'Albine se posèrent un instant sur les yeux gris de Serge, où luisait une flamme.

Tu as donc repeint toute la chambré ? s'écria-t-elle, en sautant de la table. On dirait que ce monde-là se réveille.

Ils se mirent à rire, mais d'un rire inquiet, avec des coups d'œil jetés aux Amours qui polissonnaient et auxgrandes nudités étalant des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, par bravade, s'étonnant à chaque panneau, s'appelant pour se montrer des membres de personnages qui n'étaient certainement pas là le mois passé. C'étaient des reins souples pliés sur des bras nerveux, des jambes se dessinant jusqu'aux hanches, des femmes reparues dans des embrassades d'hommes, dont les mains élargies ne serraient auparavant que le vide. Les Amours de plâtre de l'alcôve semblaient eux-mêmes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine ne parlait plus d'enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus des hypothèses à voix haute. Ils devenaient graves, ils s'attardaient devant les scènes, souhaitant que la peinture retrouvât d'un coup tout son éclat, alanguis et troublés davantage par les derniers voiles qui cachaient les crudités des tableaux. Ces revenants de la volupté achevaient de leur apprendre la science d'aimer.

Mais Albine s'effraya. Elle échappa à Serge dont elle sentait le souffle plus chaud sur son cou. Elle vint s'asseoir à un bout du canapé, en murmurant :

Ils me font peur, à la fin. Les hommes ressemblent à des bandits, les femmes ont des yeux mourants de personnes qu'on tue.

Serge se mit à quelques pas d'elle, dans un fauteuil, parlant d'autre chose. Ils étaient très las tous les deux, comme s'ils avaient fait une longue course. Et ils éprouvaient un malaise, à croire que les peintures les regardaient. Les grappes d'Amours roulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureuses, une débandade de gamins éhontés leur jetant leurs fleurs, lesmenaçants de les lier ensemble, à l'aide des faveurs bleues dont ils enchaînaient étroitement deux amants, dans un coin du plafond. Les couples s'animaient, déroulaient l'histoire de cette grande fille nue aimée d'un faune, qu'ils pouvaient reconstruire depuis le guet du faune derrière un buisson de roses, jusqu'à l'abandon de la grande fille au milieu des roses effeuillées. Est-ce qu'ils allaient tous descendre ? N'était-ce pas eux qui soupiraient déjà, et dont l'haleine emplissait la chambre de l'odeur d'une volupté ancienne ?

On étouffe, n'est-ce pas ? dit Albine. J'ai eu beau donner de l'air, la chambre a toujours senti le vieux.

L'autre nuit, raconta Serge, j'ai été réveillé par un parfum si pénétrant, que je t'ai appelée, croyant que tu venais d'entrer dans la chambre. On aurait dit la tiédeur de tes cheveux, lorsque tu piques dedans des brins d'héliotrope... Les premiers jours, cela arrivait de loin, comme un souvenir d'odeur. Mais à présent, je ne puis plus dormir, l'odeur grandit jusqu'à me suffoquer. Le soir surtout, l'alcôve est si chaude que je finirai par coucher sur le canapé.

Albine mit un doigt à ses lèvres, murmurant :

C'est la morte, tu sais, celle qui a vécu ici.

Ils allèrent flairer l'alcôve plaisantant, très sérieux au fond. Assurément, jamais l'alcôve n'avait exhalé une senteur si troublante. Les murs semblaient encore frissonnants d'un frôlement de jupe musquée. Le parquet avait gardé la douceur embaumée de deux pantoufles de satin tombées devant le lit. Et, sur le lit lui-même, contre le bois du chevet, Serge prétendait retrouver l'empreinted'une petite main, qui avait laissé là son parfum persistant de violette. De tous les meubles, à cette heure, se levait le fantôme odorant de la morte.

Tiens ! voilà le fauteuil où elle devait s'asseoir, cria Albine. On sent ses épaules, dans le dossier.

Et elle s'assit elle-même, elle dit à Serge de se mettre à genoux pour lui baiser la main.

Tu te souviens, le jour où je t'ai reçu, en te disant : " Bonjour, mon cher seigneur... " Mais ce n'était pas tout, n'est-ce pas ? Il lui baisait les mains, quand ils avaient refermé la porte... Les voilà, mes mains. Elles sont à toi.

Alors, ils tentèrent de recommencer leurs anciens jeux, pour oublier le Paradou dont ils entendaient le grand rire croissant, pour ne plus voir les peintures, pour ne plus céder aux langueurs de l'alcôve. Albine faisait des mines, se renversait, riait de la figure sotte que Serge avait à ses pieds.

Gros bêta, prends-moi la taille, dis-moi des choses aimables, puisque tu es censé mon amoureux... Tu ne sais donc pas m'aimer ?

Mais dès qu'il la tenait, qu'il la soulevait brutalement, elle se débattait, elle s'échappait, toute fâchée.

Non, laisse-moi, je ne veux pas !... On meurt dans cette chambre.

A partir de ce jour, ils eurent peur de la chambre, de même qu'ils avaient peur du jardin. Leur dernier asile devenait un lieu redoutable, où ils ne pouvaient setrouver ensemble, sans se surveiller d'un regard furtif. Albine n'y entrait presque plus ; elle restait sur le seuil, la porte grande ouverte derrière elle, comme pour se ménager une fuite prompte.

Serge y vivait seul, dans une anxiété douloureuse, étouffant davantage, couchant sur le canapé, tâchant d'échapper aux soupirs du parc, aux odeurs des vieux meubles. La nuit, les nudités des peintures lui donnaient des rêves fous, dont il ne gardait au réveil qu'une inquiétude nerveuse. Il se crut malade de nouveau ; sa santé avait un dernier besoin pour se rétablir complètement, le besoin d'une plénitude suprême, d'une satisfaction entière qu'il ne savait où aller chercher. Alors, il passa ses journées, silencieux, les yeux meurtris, ne s'éveillant d'un léger tressaillement qu'aux heures où Albine venait le voir. Ils demeuraient en face l'un de l'autre, à se regarder gravement, avec de rares paroles très douces, qui les navraient. Les yeux d'Albine étaient encore plus meurtris que ceux de Serge, et ils l'imploraient.

Puis, au bout d'une semaine, Albine ne resta plus que quelques minutes. Elle paraissait l'éviter. Elle arrivait, toute soucieuse, se tenait debout, avait hâte de sortir. Quand il l'interrogeait, lui reprochant de n'être plus son amie, elle détournait la tête, pour ne pas avoir à répondre. Jamais elle ne voulait lui conter l'emploi des matinées qu'elle vivait loin de lui. Elle secouait la tête d'un air gêné, parlait de sa paresse. S'il la pressait davantage, elle se retirait d'un bond, lui jetait le soir un simple adieu au travers de la porte. Cependant, lui, voyait bien qu'elle devait pleurer souvent. Il suivait sur son visage les phasesd'un espoir toujours déçu, la continuelle révolte d'un désir acharné à se satisfaire. Certains jours, elle était mortellement triste, la face découragée, avec une marche lente qui hésitait à tenter plus longtemps la joie de vivre. D'autres jours, elle avait des rires contenus, la figure rayonnante d'une pensée de triomphe, dont elle ne voulait pas parler encore, les pieds inquiets, ne pouvant tenir en place, ayant hâte de courir à une dernière certitude. Et, le lendemain, elle retombait à ses désolations, pour se remettre à espérer le jour suivant. Mais ce qu'il lui devint bientôt impossible de cacher, ce fut une immense fatigue, une lassitude qui lui brisait les membres. Même aux instants de confiance, elle fléchissait, elle glissait au sommeil, les yeux ouverts.

Serge avait cessé de la questionner, comprenant qu'elle ne voulait pas répondre. Maintenant, dès qu'elle entrait, il la regardait avec anxiété, craignant qu'elle n'eût plus la force un soir de revenir jusqu'à lui. Où pouvait-elle se lasser ainsi ? Quelle lutte de chaque heure la rendait si désolée et si heureuse ? Un matin, un léger pas qu'il entendit sous ses fenêtres le fit tressaillir. Ce ne pouvait être un chevreuil qui se hasardait de la sorte. Il connaissait trop bien ce pas rythmé dont les herbes n'avaient pas à souffrir. Albine courait sans lui le Paradou. C'était du Paradou qu'elle lui rapportait des découragements, qu'elle lui rapportait des espérances, tout ce combat, toute cette lassitude dont elle se mourait. Et il se doutait bien de ce qu'elle cherchait, seule, au fond des feuillages, sans une parole, avec un entêtement muet de femme qui s'est juré de trouver. Dès lors, il écouta son pas. Il n'osait soulever le rideau, la suivre de loin àtravers les branches ; mais il goûtait une singulière émotion, presque douloureuse, à savoir si elle allait à gauche ou à droite, si elle s'enfonçait dans le parterre, et jusqu'où elle poussait ses courses. Au milieu de la vie bruyante du parc, de la voix roulante des arbres, du ruissellement des eaux, de la chanson continue des bêtes, il distinguait le petit bruit de ses bottines, si nettement, qu'il aurait pu dire si elle marchait sur le gravier des rivières, ou sur la terre émiettée de la forêt, ou sur les dalles des roches nues. Même il en arriva à reconnaître, au retour, les joies ou les tristesses d'Albine au choc nerveux de ses talons. Dès qu'elle montait l'escalier, il quittait la fenêtre, il ne lui avouait pas qu'il l'avait ainsi accompagnée partout. Mais elle avait dû deviner sa complicité, car elle lui contait ses recherches, désormais, d'un regard.

Reste, ne sors plus, lui dit-il à mains jointes, un matin qu'il la voyait essoufflée encore de la ville. Tu me désespères.

Elle s'échappa, irritée. Lui, commençait à souffrir davantage de ce jardin tout sonore des pas d'Albine. Le petit bruit des bottines était une voix de plus qui l'appelait, une voix dominante dont le retentissement grandissait en lui. Il se ferma les oreilles, il ne voulut plus entendre, et le pas, au loin, gardait un écho, dans le battement de son cœur. Puis, le soir, lorsqu'elle revenait, c'était tout le parc qui rentrait derrière elle, avec les souvenirs de leurs promenades, le lent éveil de leurs tendresses, au milieu de la nature complice. Elle semblait plus grande, plus grave, comme mûrie par ses courses solitaires. Il ne restait rien en elle de l'enfant joueuse,tellement qu'il claquait des dents parfois, en la regardant, à la voir si désirable.

Ce fut un jour, vers midi, que Serge entendit Albine revenir au galop. Il s'était défendu de l'écouter, lorsqu'elle était partie. D'ordinaire, elle ne rentrait que tard. Et il demeura surpris des sauts qu'elle devait faire, allant droit devant elle, brisant les branches qui barraient les sentiers. En bas, sous les fenêtres, elle riait. Lorsqu'elle fut dans l'escalier, elle soufflait si fortement, qu'il crut sentir la chaleur de son haleine sur son visage. Et elle ouvrit la porte toute grande, elle cria :

J'ai trouvé !

Elle s'était assise, elle répétait doucement, d'une voix suffoquée :

J'ai trouvé ! J'ai trouvé !

Mais Serge lui mit la main sur les lèvres, éperdu, balbutiant :

Je t'en prie, ne me dis rien. Je ne veux rien savoir. Cela me tuerait, si tu parlais.

Alors, elle se tut, les yeux ardents, serrant les lèvres pour que les paroles n'en jaillissent pas malgré elle. Et elle resta dans la chambre jusqu'au soir, cherchant le regard de Serge, lui confiant un peu de ce qu'elle savait, dès qu'elle parvenait à le rencontrer. Elle avait comme de la lumière sur la face. Elle sentait si bon, elle était si sonore de vie, qu'il la respirait, qu'elle entrait en lui autant par l'ouïe que par la vue. Tous ses sens la buvaient. Et il se défendait désespérément contre cette lente possession de son être.

Le lendemain, lorsqu'elle fut descendue, elle s'installa de même dans la chambre.

Tu ne sors pas ? demanda-t-il, se sentant vaincu, si elle demeurait là.

Elle répondit que non, qu'elle ne sortirait plus. A mesure qu'elle se délassait, il la sentait plus forte, plus triomphante. Bientôt elle pourrait le prendre par le petit doigt, le mener à cette couche d'herbe, dont son silence contait si haut la douceur. Ce jour-là, elle ne parla pas encore, elle se contenta de l'attirer à ses pieds, assis sur un coussin. Le jour suivant seulement, elle se hasarda à dire :

Pourquoi t'emprisonnes-tu ici ? Il fait si bon sous les arbres !

Il se souleva, les bras tendus, suppliant. Mais elle riait.

Non, non, nous n'irons pas, puisque tu ne veux pas... C'est cette chambre qui a une si singulière odeur ! Nous serions mieux dans le jardin, plus à l'aise, plus à l'abri. Tu as tort d'en vouloir au jardin.

Il s'était remis à ses pieds, muet, les paupières baissées, avec des frémissements qui lui couraient sur la face.

Nous n'irons pas, reprit-elle, ne te fâche pas. Mais est-ce que tu ne préfères pas les herbes du parc à ces peintures ? Tu te rappelles tout ce que nous avons vu ensemble... Ce sont ces peintures qui nous attristent. Elles sont gênantes, à nous regarder toujours.

Et comme il s'abandonnait peu à peu contre elle, elle lui passa un bras au cou, elle lui renversa la tête sur ses genoux, murmurant encore, à voix plus basse :

C'est comme cela qu'on serait bien, dans un coin que je connais. Là, rien ne nous troublerait. Le grand air guérirait ta fièvre.

Elle se tut, sentant qu'il frissonnait. Elle craignait qu'un mot trop vif ne le rendit à ses terreurs. Lentement, elle le conquérait, rien qu'à promener sur son visage la caresse bleue de son regard. Il avait relevé les paupières, il reposait sans tressaillements nerveux, tout à elle.

Ah ! si tu savais ! souffla-t-elle doucement à son oreille.

Elle s'enhardit, en voyant qu'il ne cessait pas de sourire.

C'est un mensonge, ce n'est pas défendu, murmura-t-elle. Tu es un homme, tu ne dois pas avoir peur... Si nous allions là, et que quelque danger me menaçât, tu me défendrais, n'est-ce pas ? Tu saurais bien m'emporter à ton cou ? Moi, je suis tranquille, quand je suis avec toi... Vois donc comme tu as des bras forts. Est-ce qu'on redoute quelque chose, lorsqu'on des bras aussi forts que les tiens !

D'une main, elle le flattait, longuement, sur les cheveux, sur la nuque, sur les épaules.

Non, ce n'est pas défendu, reprit-elle. Cette histoire-là est bonne pour les bêtes. Ceux qui l'ont répandue, autrefois, avaient intérêt à ce qu'on n'allât pas les déranger dans l'endroit le plus délicieux du jardin...Dis-toi que, dès que tu seras assis sur ce tapis d'herbe, tu seras parfaitement heureux. Alors seulement nous connaîtrons tout, nous serons les vrais maîtres... Ecoute-moi, viens avec moi.

Il refusa de la tête, mais sans colère, en homme que ce jeu amusait.

Puis, au bout d'un silence, désolé de la voir bouder, voulant qu'elle le caressât encore, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda :

Où est-ce ?

Elle ne répondit pas d'abord. Elle semblait regarder au loin.

C'est là-bas, murmura-t-elle. Je ne puis pas t'indiquer. Il faut suivre la longue allée, puis on tourne à gauche, et encore à gauche. Nous avons dû passer à côté vingt fois... Va, tu aurais beau chercher, tu ne trouverais pas, si je ne t'y menais par la main. Moi, j'irais tout droit, bien qu'il me soit impossible de t'enseigner le chemin.

Et qui t'a conduite ?

Je ne sais pas... Les plantes, ce matin-là, avaient toutes l'air de me pousser de ce côté. Les branches longues me fouettaient par-derrière, les herbes ménageaient des pentes, les sentiers s'offraient d'eux-mêmes. Et je crois que les bêtes s'en mêlaient aussi, car j'ai vu un cerf qui galopait devant moi comme pour m'inviter à le suivre, tandis qu'un vol de bouvreuils allait d'arbre en arbre, m'avertissant par de petits cris, lorsque j'étais tentée de prendre une mauvaise route.

Et c'est très beau ?

De nouveau, elle ne répondit pas. Une profonde extase noyait ses yeux. Et quand elle put parler :

Beau comme je ne saurais le dire... J'ai été pénétrée d'un tel charme, que j'ai eu simplement conscience d'une joie sans nom, tombant des feuillages, dormant sur les herbes. Et je suis revenue en courant, pour te ramener avec moi, pour ne pas goûter sans toi le bonheur de m'asseoir dans cette ombre.

Elle lui reprit le cou entre ses bras, le suppliant ardemment, de tout près, les lèvres presque sur ses lèvres.

Oh ! tu viendras, balbutia-t-elle. Songe que je vivrais désolée, si tu ne venais pas... C'est une envie que j'ai, un besoin lointain, qui a grandi chaque jour, qui maintenant me fait souffrir. Tu ne peux pas vouloir que je souffre ?... Et quand même tu devrais en mourir, quand même cette ombre nous tuerait tous les deux, est-ce que tu hésiterais, est-ce que tu aurais le moindre regret ? Nous resterions couchés ensemble, au pied de l'arbre ; nous dormirions toujours, l'un contre l'autre. Cela serait très bon, n'est-ce pas ?

Oui, oui, bégaya-t-il, gagné par l'affolement de cette passion toute vibrante de désir.

Mais nous ne mourrons pas, continua-t-elle, haussant la voix, avec un rire de femme victorieuse ; nous vivrons pour nous aimer... C'est un arbre de vie, un arbre sous lequel nous serons plus forts, plus sains, plus parfaits. Tu verras, tout nous deviendra aisé. Tu pourras me prendre, ainsi que tu rêvais de le faire, si étroitement,que pas un bout de mon corps ne sera hors de toi. Alors, j'imagine quelque chose de céleste qui descendra en nous... Veux-tu ?

Il pâlissait, il battait des paupières, comme si une grande clarté l'eût gêné.

Veux-tu ? Veux-tu ? répéta-t-elle, plus brûlante, déjà soulevée à demi.

Il se mit debout, il la suivit, chancelant d'abord, puis attaché à sa taille, ne pouvant se séparer d'elle. Il allait où elle allait, entraîné dans l'air chaud coulant de sa chevelure. Et comme il venait un peu en arrière, elle se tournait à demi ; elle avait un visage tout luisant d'amour, une bouche et des yeux de tentation, qui l'appelaient, avec un tel empire, qu'il l'aurait ainsi accompagnée, partout, en chien fidèle.

?>