Lorsque Albine et Serge s'éveillèrent de la stupeur de leur félicité, ils se sourirent. Ils revenaient d'un pays de lumière. Ils redescendaient de très haut. Alors, ils se serrèrent la main, pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent :

Je t'aime, Albine.

Serge, je t'aime.

Et jamais ce mot : " Je t'aime " n'avait eu pour eux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout. Pendant un temps qu'ils ne purent mesurer, ils restèrent là, dans un repos délicieux, s'étreignant encore. Ils éprouvaient une perfection absolue de leur être. La joie de la création les baignait, les égalait aux puissances mères du monde, faisait d'eux les forces mêmes de la terre. Et il y avait encore, dans leur bonheur, la certitude d'une loi accomplie, la sérénité du but logiquement trouvé, pas à pas.

Serge disait, la reprenant dans ses bras forts :

Vois, je suis guéri ; tu m'as donné toute ta santé.

Albine répondait, s'abandonnant :

Prends-moi toute, prends ma vie.

Une plénitude leur mettait de la vie jusqu'aux lèvres. Serge venait, dans la possession d'Albine, de trouverenfin son sexe d'homme, l'énergie de ses muscles, le courage de son cœur, la santé dernière qui avait jusque-là manqué à sa longue adolescence. Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, une intelligence plus large. C'était comme si, tout d'un coup, il se fût réveillé lion, avec la royauté de la plaine, la vue du ciel libre. Quand il se leva, ses pieds se posèrent carrément sur le sol, son corps se développa, orgueilleux de ses membres. Il prit les mains d'Albine, qu'il mit debout à son tour. Elle chancelait un peu, et il dut la soutenir.

N'aie pas peur, dit-il. Tu es celle que j'aime.

Maintenant, elle était la servante. Elle renversait la tête sur son épaule, le regardant d'un air de reconnaissance inquiète. Ne lui en voudrait-il jamais de ce qu'elle l'avait amené là ? Ne lui reprocherait-il pas un jour cette heure d'adoration dans laquelle il s'était dit son esclave ?

Tu n'es point fâché ? demanda-t-elle humblement.

Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigts comme une enfant. Elle continua :

Oh ! tu verras, je me ferai toute petite. Tu ne sauras même pas que je suis là. Mais tu me laisseras ainsi, n'est-ce pas ? dans tes bras, car j'ai besoin que tu m'apprennes à marcher... Il me semble que je ne sais plus marcher, à cette heure.

Puis elle devint très grave.

Il faut m'aimer toujours, et je serai obéissante, je travaillerai à tes joies, je t'abandonnerai tout, jusqu'à mes plus secrètes volontés.

Serge avait comme un redoublement de puissance, à la voir si soumise et si caressante. Il lui demanda :

Pourquoi trembles-tu ? Qu'ai-je donc à te reprocher ?

Elle ne répondit pas. Elle regarda presque tristement l'arbre, les verdures, l'herbe qu'ils avaient foulée.

Grande enfant ! reprit-il avec un rire. As-tu donc peur que je ne te garde rancune du don que tu m'as fait ? Va, ce ne peut être une faute. Nous nous sommes aimés comme nous devions nous aimer... Je voudrais baiser les empreintes que tes pas ont laissées, lorsque tu m'as amené ici, de même que je baise tes lèvres qui m'ont tenté, de même que je baise tes seins qui viennent d'achever la cure, commencée, tu te souviens ? par tes petites mains fraîches.

Elle hocha la tête. Et, détournant les yeux, évitant de voir l'arbre davantage :

Emmène-moi, dit-elle à voix basse.

Serge l'emmena à pas lents. Lui, largement, regarda l'arbre une dernière fois. Il le remerciait. L'ombre devenait plus noire dans la clairière ; un frisson de femme surprise à son coucher tombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuillages, le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin de l'horizon, ils se rassurèrent, Serge surtout, qui trouvait à chaque être, à chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, tout s'inclinait, tout apportait un hommage à son amour. Le jardin n'était plus qu'une dépendance de la beautéd'Albine, et il semblait avoir grandi, s'être embelli, dans le baiser de ses maîtres.

Mais la joie d'Albine restait inquiète. Elle interrompait ses rires, pour prêter l'oreille, avec des tressaillements brusques.

Qu'as-tu donc ? demandait Serge.

Rien, répondait-elle, avec des coups d'œil jetés furtivement derrière elle.

Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils étaient. D'ordinaire, cela les égayait, d'ignorer où leur caprice les poussait. Cette fois, ils éprouvaient un trouble, un embarras singulier. Peu à peu, ils hâtèrent le pas. Ils s'enfonçaient de plus en plus, au milieu d'un labyrinthe de buissons.

N'as-tu pas entendu ? dit peureusement Albine, qui s'arrêta essoufflée.

Et comme il écoutait, pris à son tour de l'anxiété qu'elle ne pouvait plus cacher :

Les taillis sont pleins de voix, continua-t-elle. On dirait des gens qui se moquent... Tiens, n'est-ce pas un rire qui vient de cet arbre ? Et, là-bas, ces herbes n'ont-elles pas eu un murmure, quand je les ai effleurées de ma robe ?

Non, non, dit-il, voulant la rassurer ; le jardin nous aime. S'il parlait, ce ne serait pas pour t'effrayer. Ne te rappelles-tu pas toutes les bonnes paroles chuchotées dans les feuilles ?... Tu es nerveuse, tu as des imaginations.

Mais elle hocha la tête, murmurant :

Je sais bien que le jardin est notre ami... Alors, c'est que quelqu'un est entré. Je t'assure que j'entends quelqu'un. Je tremble trop ! Ah ! je t'en prie, emmène-moi, cache-moi.

Ils se remirent à marcher, surveillant les taillis, croyant voir des visages apparaître derrière chaque tronc. Albine jurait qu'un pas, au loin, les cherchait.

Cachons-nous, cachons-nous, répétait-elle d'un ton suppliant.

Et elle devenait toute rose. C'était une pudeur naissante, une honte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sa peau, où jusque-là pas un trouble du sang n'était monté. Serge eut peur, à la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux gros de larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d'une caresse ; mais elle s'écarta, elle lui fit signe, d'un geste désespéré, qu'ils n'étaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage, sa robe dénouée qui montrait sa nudité, ses bras, son cou, sa gorge. Sur ses épaules, les mèches folles de ses cheveux mettaient un frisson. Elle essaya de rattacher son chignon ; puis, elle craignit de découvrir sa nuque. Maintenant, le frôlement d'une branche, le heurt léger d'une aile d'insecte, la moindre haleine du vent, la faisaient tressaillir, comme sous l'attouchement déshonnête d'une main invisible.

Tranquillise-toi, implorait Serge. Il n'y a personne... Te voilà rouge de fièvre. Reposons-nous un instant, je t'en supplie.

Elle n'avait point la fièvre, elle voulait rentrer tout de suite, pour que personne ne pût rire, en la regardant. Et, hâtant le pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, des verdures dont elle cachait sa nudité. Elle noua sur ses cheveux un rameau de mûrier ; elle s'enroula aux bras des liserons, qu'elle attacha à ses poignets ; elle se mit au cou un collier, fait de brins de viorne, si longs, qu'ils couvraient sa poitrine d'un voile de feuilles.

Tu vas au bal ? demanda Serge, qui cherchait à la faire rire.

Mais elle lui jeta les feuillages qu'elle continuait de cueillir. Elle lui dit à voix basse, d'un air d'alarme :

Ne vois-tu pas que nous sommes nus ?

Et il eut honte à son tour, il ceignit les feuillages sur ses vêtements défaits.

Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d'un coup, au bout d'un sentier, ils se trouvèrent en face d'un obstacle, d'une masse grise, haute, grave. C'était la muraille.

Viens, viens ! cria Albine.

Elle voulait l'entraîner. Mais ils n'avaient pas fait vingt pas, qu'ils retrouvèrent la muraille. Alors, ils la suivirent en courant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente sur le dehors. Puis, au bord d'un pré, elle parut subitement s'écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre de lumière. Ce devait être le trou dont Albine avait parlé, un jour, ce trou qu'elle disait avoir bouché avec des ronces et des pierres ; les ronces traînaient par bouts épars comme des cordes coupées, lespierres étaient rejetées au loin, le trou semblait avoir été agrandi par quelque main furieuse.

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