Le Frère, qui avait mangé, resta là, à califourchon sur une chaise retournée, pendant le dîner du prêtre. Depuis que ce dernier était de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirs s'installer au presbytère. Jamais il ne s'y était imposé plus rudement. Ses gros souliers écrasaient le carreau, sa voix tonnait, ses poings s'abattaient sur les meubles, tandis qu'il racontait les fessées données le matin aux petites filles, ou qu'il résumait sa morale en formules dures comme des coups de bâton. Puis, s'ennuyant, il avait imaginé de jouer aux cartes avec la Teuse. Ils jouaient à la bataille, interminablement, la Teuse n'ayant jamais pu apprendre un autre jeu. L'abbé Mouret, qui souriait aux premières cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu à peu dans une rêverie profonde ; et, pendant des heures, il s'oubliait, il s'échappait, sous les coups d'œil défiants de Frère Archangias.

Ce soir-là, la Teuse était d'une telle humeur, qu'elle parla d'aller se coucher, dès que la nappe fut ôtée. Mais le Frère voulait jouer. Il lui donna des tapes sur les épaules, finit par l'asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait déjà les cartes. Désirée, qui le détestait, avait disparu avec son dessert, qu'elle montait presque tous les soir manger dans son lit.

Je veux les rouges, dit la Teuse.

Et la lutte s'engagea. La Teuse enleva d'abord quelques belles cartes au Frère. Puis, deux as tombèrent en même temps sur la table.

Bataille ! cria-t-elle avec une émotion extraordinaire.

Elle jeta un neuf, ce qui la consterna ; mais le Frère n'ayant jeté qu'un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Au bout d'une demi-heure, elle n'avait plus de nouveau que deux as, les chances se trouvaient rétablies. Et, vers le troisième quart d'heure, c'était elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets, des dames et des rois, avait toute la furie d'un massacre.

Hein ! elle est fameuse, cette partie ! dit Frère Archangias, en se tournant vers l'abbé Mouret.

Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux lèvres un sourire si inconscient, qu'il haussa brutalement la voix.

Eh bien ! monsieur le curé, vous ne nous regardez donc pas ? Ce n'est guère poli... Nous ne jouons que pour vous. Nous cherchons à vous égayer... Allons, regardez le jeu. Ça vous vaudra mieux que de rêvasser. Où étiez-vous encore ?

Le prêtre avait eu un tressaillement. Il ne répondit pas, il s'efforça de suivre le jeu, les paupières battantes. La partie continuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis le reperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendant quatre heures ; et souvent même ils allaient se coucher, furibonds, n'ayant pu se battre.

Mais j'y songe ! cria tout d'un coup la Teuse, qui avait une grosse peur de perdre, monsieur le curé devaitsortir ce soir. Il a promis au grand Fortuné et à la Rosalie d'aller bénir leur chambre, comme il est d'usage... Vite, monsieur le curé ! Le Frère vous accompagnera.

L'abbé Mouret était déjà debout, cherchant son chapeau. Mais Frère Archangias, sans lâcher ses cartes, se fâchait.

Laissez donc ! Est-ce que ça a besoin d'être béni, ce trou à cochons ! Pour ce qu'ils vont y faire de propre, dans leur chambre !... Encore un usage que vous devriez abolir. Un prêtre n'a pas à mettre son nez dans les draps des nouveaux mariés... Restez. Finissons la partie. Ça vaudra mieux.

Non, dit le prêtre, j'ai promis. Ces braves gens pourraient se blesser... Restez, vous. Finissez la partie, en m'attendant.

La Teuse, très inquiète, regardait Frère Archangias.

Eh bien ! oui, je reste, cria celui-ci. C'est trop bête !

Mais l'abbé Mouret n'avait pas ouvert la porte, qu'il se levait pour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit à la Teuse :

J'allais gagner... Laissez les paquets tels qu'ils sont. Nous continuerons la partie demain.

Ah bien, tout est brouillé, maintenant, répondit la vieille servante qui s'était empressée de mêler les cartes. Si vous croyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet ! Et puis je pouvais gagner, j'avais encore un as.

Il était près de dix heures. Le village dormait ; mais, à l'autre bout, du côté du moulin, un tapage montait d'une des masures, vivement éclairée. Le père Bambousse avait abandonné à sa fille et à son gendre un coin de la maison, se réservant pour lui les plus belles pièces. On buvait là un dernier coup, en attendant le curé.

Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Les entendez-vous se vautrer ?

L'abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toute bleue d'un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d'un bien-être par ces clartés douces ; il s'arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l'approche d'une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, le gourmandant, l'appelant.

Venez donc... Ce n'est pas sain, de courir la campagne à cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit.

Mais, brusquement, à l'entrée du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanches des ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger.

Qui descend de là-haut, si tard ? murmura-t-il.

Le prêtre, n'entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tour lui faire presser le pas.

Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l'éclaire. Vous le voyez bien, à présent... C'est un grand, avec un bâton.

Puis, au bout d'un silence, il reprit, la voix rauque, étouffée par la fureur :

C'est lui, c'est ce gueux !... Je le sentais.

Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l'abbé Mouret reconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne, sans même se servir de son bâton, qu'il portait sur son épaule, en manière de fusil.

Ah ! le damné ! bégaya le Frère cloué sur place, en arrêt. Le diable lui jette toute la braise de l'enfer sous les pieds.

Le prêtre, très troublé, désespérant de faire lâcher prise à son compagnon, tourna le dos pour continuer sa route, espérant encore éviter Jeanbernat, en se hâtant de gagner la maison des Bambousse. Mais il n'avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieux s'éleva, presque derrière son dos.

Eh ! curé, attendez-moi. Je vous fais donc peur ?

Et l'abbé Mouret s'étant arrêté, il s'approcha, il continua :

Dame ! vos soutanes, ça n'est pas commode, ça empêche de courir. Puis, il a beau faire nuit, on vousreconnaît de loin... Du haut de la côte, je me suis dit : " Tiens ! c'est le petit curé qui est là-bas. " Oh ! j'ai encore de bons yeux... Alors, vous ne venez plus nous voir ?

J'ai eu tant d'occupations, murmura le prêtre, très pâle.

Bien, bien, tout le monde est libre. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que je ne vous garde pas rancune d'être curé. Nous ne parlerions même pas de votre bon Dieu, ça m'est égal... La petite croit que c'est moi qui vous empêche de revenir. Je lui ai répondu : " Le curé est une bête. " Et ça, je le pense. Est-ce que je vous ai mangé, pendant votre maladie ? Je ne suis même pas monté vous voir... Tout le monde est libre.

Il parlait avec sa belle indifférence, en affectant de ne pas s'apercevoir de la présence de Frère Archangias. Mais celui-ci ayant poussé un grognement plus menaçant, il reprit :

Eh ! curé, vous promenez donc votre cochon avec vous ?

Attends, brigand ! hurla le Frère, les poings fermés.

Jeanbernat, le bâton levé, feignit de le reconnaître.

Bas les pattes ! cria-t-il. Ah ! c'est toi, calotin ! J'aurais dû te flairer à l'odeur de ton cuir... Nous avons un compte à régler ensemble. J'ai juré d'aller te couper les oreilles au milieu de ta classe. Ça amusera les gamins que tu empoisonnes.

Le Frère, devant le bâton, recula, la gorge pleine d'injures. Il balbutiait, il ne trouvait plus les mots.

Je t'enverrai les gendarmes, assassin ! Tu as craché sur l'église, je t'ai vu ! Tu donnes le mal de la mort au pauvre monde, rien qu'en passant devant les portes. A Saint-Eutrope, tu as fait avorter une fille en la forçant à mâcher une hostie consacrée que tu avais volée. Au Béage, tu es allé déterrer des enfants que tu as emportés sur ton dos pour tes abominations... Tout le monde sait cela, misérable ! Tu es le scandale du pays. Celui qui t'étranglerait gagnerait du coup le paradis.

Le vieux écoutait, ricanant, faisant le moulinet avec son bâton. Entre deux injures de l'autre, il répétait à demi-voix.

Va, va, soulage-toi, serpent ! Tout à l'heure, je te casserai les reins.

L'abbé Mouret voulut intervenir. Mais Frère Archangias le repoussa, en criant :

Vous êtes avec lui, vous ! Est-ce qu'il ne vous a pas fait marcher sur la croix, dites le contraire !

Et se tournant de nouveau vers Jeanbernat

Ah ! Satan, tu as dû bien rire, quand tu as tenu un prêtre ! Le ciel écrase ceux qui t'ont aidé à ce sacrilège !... Que faisais-tu, la nuit, pendant qu'il dormait ? Tu venais avec ta salive, n'est-ce pas ? lui mouiller la tonsure, afin que ses cheveux grandissent plus vite. Tu lui soufflais sur le menton et sur les joues, pour que la barbe y poussât d'un doigt en une nuit. Tu lui frottais tout le corps de tes maléfices, tu lui soufflais dansla bouche la rage d'un chien, tu le mettais en rut... Et c'est ainsi que tu l'avais changé en bête, Satan !

Il est stupide, dit Jeanbernat, en reposant son bâton sur l'épaule. Il m'ennuie.

Le Frère, enhardi, vint lui allonger ses deux poings sous le nez.

Et ta gueuse ! cria-t-il. C'est toi qui l'a fourrée toute nue dans le lit du prêtre !

Mais il poussa un hurlement, en faisant un bond en arrière. Le bâton du vieux, lancé à toute volée, venait de se casser sur son échine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bord de la route, un silex gros comme les deux poings, qu'il lança à la tête de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s'il ne s'était courbé. Il courut au tas de cailloux voisin, s'abrita, prit des pierres. Et, d'un tas à l'autre, un terrible combat s'engagea. Les silex grêlaient. La lune, très claire, découpait nettement les ombres.

Oui, tu l'as fourrée dans son lit, répétait le Frère affolé ! Et tu avais mis un Christ sous le matelas, pour que l'ordure tombât sur lui... Ha ! ha ! tu es étonné que je sache tout. Tu attends quelque monstre de cet accouplement-là. Tu fais chaque matin les treize signes de l'enfer sur le ventre de ta gueuse, pour qu'elle accouche de l'Antéchrist. Tu veux l'Antéchrist, bandit !... Tiens, que ce caillou t'éborgne !

Et que celui-ci te ferme le bec, calotin ! reprit Jeanbernat, redevenu très calme. Est-il bête, cet animal, avec ses histoires !... Va-t-il falloir que je te casse la têtepour continuer ma route ? Est-ce ton catéchisme qui t'a tourné sur la cervelle ?

Le catéchisme ! Veux-tu connaître le catéchisme qu'on enseigne aux damnés de ton espèce ? Oui, je t'apprendrai à faire le signe de croix... Ceci est pour le Père, et ceci pour le Fils, et ceci pour le Saint-Esprit... Ah ! tu es encore debout. Attends, attends !... Ainsi soit-il !

Il lui jeta une volée de petites pierres en façon de mitraille. Jeanbernat, atteint à l'épaule, lâcha les cailloux qu'il tenait et s'avança tranquillement, pendant que Frère Archangias prenait dans le tas deux nouvelles poignées, en bégayant :

Je t'extermine. C'est Dieu qui le veut. Dieu est dans mon bras.

Te tairas-tu ! dit le vieux en l'empoignant à la nuque.

Alors, il y eut une courte lutte dans la poussière de la route, bleuie par la lune. Le Frère, se voyant le plus faible, cherchait à mordre. Les membres séchés de Jeanbernat étaient comme des paquets de cordes qui le liaient, si étroitement, qu'il en sentait les nœuds lui entrer dans la chair. Il se taisait, étouffant, rêvant quelque traîtrise. Quand il l'eut mis sous lui, le vieux reprit en raillant :

J'ai envie de te casser un bras pour casser ton bon Dieu... Tu vois bien qu'il n'est pas le plus fort, ton bon Dieu. C'est moi qui t'extermine... Maintenant, je vais te couper les oreilles. Tu m'as trop ennuyé.

Et il tirait paisiblement un couteau de sa poche. L'abbé Mouret, qui, à plusieurs reprises, s'était en vain jeté entre les combattants, s'interposa si vivement, qu'il finit par consentir à remettre cette opération à plus tard.

Vous avez tort, curé, murmura-t-il. Ce gaillard a besoin d'une saignée. Enfin, puisque ça vous contrarie, j'attendrai. Je le rencontrerai bien encore dans un petit coin.

Le Frère ayant poussé un grognement, il s'interrompit pour lui crier :

Ne bouge pas ou je te les coupe tout de suite.

Mais, dit le prêtre, vous êtes assis sur sa poitrine. Otez-vous de là pour qu'il puisse respirer.

Non, non, il recommencerait ses farces. Je le lâcherai, lorsque je m'en irai... Je vous disais donc, curé, quand ce gredin s'est jeté entre nous, que vous seriez le bienvenu là-bas. La petite est maîtresse, vous savez. Je ne la contrarie pas plus que mes salades. Tout ça pousse... Il n'y a que des imbéciles comme ce calotin-là pour voir le mal... Où as-tu vu le mal, coquin ! C'est toi qui as inventé le mal, brute !

Il secouait le Frère de nouveau.

Laissez-le se relever, supplia l'abbé Mouret.

Tout à l'heure... La petite n'est pas à son aise depuis quelque temps. Je ne m'apercevais de rien. Mais elle me l'a dit. Alors je vais prévenir votre oncle Pascal, à Plassans. La nuit, on est tranquille, on ne rencontre personne... Oui, oui, la petite ne se porte pas bien.

Le prêtre ne trouva pas une parole. Il chancelait, la tête basse.

Elle était si contente de vous soigner, continua le vieux. En fumant ma pipe, je l'entendais rire. Ça me suffisait. Les filles, c'est comme les aubépines : quand elles font des fleurs, elles font tout ce qu'elles peuvent... Enfin, vous viendrez, si le cœur vous en dit. Peut-être que ça amuserait la petite. Bonsoir, curé.

Il s'était relevé avec lenteur, serrant les poings du Frère, se méfiant d'un mauvais coup. Et il s'éloigna, sans tourner la tête, en reprenant son pas dur et allongé. Le Frère, en silence, rampa jusqu'au tas de cailloux. Il attendit que le vieux fût à quelque distance. Puis, à deux mains, il recommença, furieusement. Mais les pierres roulaient dans la poussière de la route. Jeanbernat, ne daignant plus se fâcher, s'en allait, droit comme un arbre, au fond de la nuit sereine.

Le maudit ! Satan le pousse ! balbutia le Frère Archangias, en faisant ronfler une dernière pierre. Un vieux qu'une chiquenaude devrait casser ! Il est cuit au feu de l'enfer. J'ai senti ses griffes.

Sa rage impuissante piétinait sur les cailloux épars. Brusquement, il se tourna contre l'abbé Mouret.

C'est votre faute ! cria-t-il. Vous auriez dû m'aider, et à nous deux nous l'aurions étranglé.

A l'autre bout du village, le tapage avait grandi dans la maison de Bambousse. On entendait distinctement les culs de verres tapés en mesure sur la table. Le prêtre s'était remis à marcher, sans lever la tête, se dirigeantvers la grande clarté que jetait la fenêtre, pareille à la flambée d'un feu de sarments. Le Frère le suivit, sombre, la soutane souillée de poussière, une joue saignant de l'effleurement d'un caillou.

Puis, de sa voix dure, après un silence

Irez-vous ? demanda-t-il.

Et, l'abbé Mouret ne répondant pas, il continua :

Prenez garde ! vous retournez au péché... Il a suffi que cet homme passât, pour que toute votre chair eût un tressaillement. Je vous ai vu sous la lune, pâle comme une fille... Prenez garde, entendez-vous ! Cette fois Dieu ne pardonnerait pas. Vous tomberiez dans la pourriture dernière... Ah ! misérable boue, c'est la saleté qui vous emporte !

Alors, le prêtre leva enfin la face. Il pleurait à grosses larmes, silencieusement. Il dit avec une douceur navrée :

Pourquoi me parlez-vous ainsi ?... Vous êtes toujours là, vous connaissez mes luttes de chaque heure. Ne doutez pas de moi, laissez-moi la force de me vaincre.

Ces paroles si simples, baignées de larmes muettes, prenaient dans la nuit un tel caractère de douleur sublime, que Frère Archangias lui-même, malgré sa rudesse, se sentit troublé. Il n'ajouta pas un mot, secouant sa soutane, essuyant sa joue saignante. Lorsqu'ils furent devant la maison des Bambousse, il refusa d'entrer. Il s'assit, à quelques pas, sur la caisse renversée d'une vieille charrette, où il attendit avec une patience de dogue.

Voilà monsieur le curé ! crièrent tous les Bambousse et tous les Brichet attablés.

Et l'on remplit de nouveau les verres. L'abbé Mouret dut en prendre un. Il n'y avait pas eu de noce. Seulement, le soir, après le dîner, on avait posé sur la table une dame-jeanne d'une cinquantaine de litres, qu'il s'agissait de vider, avant d'aller se mettre au lit. Ils étaient dix, et déjà le père Bambousse renversait d'une seule main la dame-jeanne, d'où ne coulait plus qu'un mince filet rouge. La Rosalie, très gaie, trempait le menton du petit dans son verre, tandis que le grand Fortuné faisait des tours, soulevait des chaises, avec les dents. Tout le monde passa dans la chambre. L'usage voulait que le curé y bût le vin qu'on lui avait versé. C'était là ce qu'on appelait bénir la chambre. Ça portait bonheur, ça empêchait le ménage de se battre. Du temps de monsieur Caffin, les choses se passaient joyeusement, le vieux prêtre aimant à rire ; il était même réputé pour la façon dont il vidait le verre, sans laisser une goutte au fond ; d'autant plus que les femmes, aux Artaud, prétendaient que chaque goutte laissée était une année d'amour en moins pour les époux. Avec l'abbé Mouret, on plaisantait moins haut. Il but pourtant d'un trait, ce qui parut flatter beaucoup le père Bambousse. La vieille Brichet regarda avec une moue le fond du verre, où un peu de vin restait. Devant le lit, un oncle, qui était garde champêtre, risquait des gaudrioles très raides, dont riait la Rosalie, que le grand Fortuné avait déjà poussée à plat ventre au bord des matelas, par manière de caresse. Et quand tous eurent trouvé un mot gaillard, on retourna dans la salle. Vincent et Catherine y étaient demeurés seuls. Vincent, monté sur une chaise,penchant l'énorme dame-jeanne, entre ses bras, achevait de la vider dans la bouche ouverte de Catherine.

Merci, monsieur le curé, cria Bambousse en reconduisant le prêtre. Eh bien ! les voilà mariés, vous êtes content. Ah ! les gueux ! si vous croyez qu'ils vont dire des Pater et des Ave, tout à l'heure... Bonne nuit, dormez bien, monsieur le curé.

Frère Archangias avait lentement quitté le cul de la charrette, où il s'était assis.

Que le diable, murmura-t-il, jette des pelletées de charbons entre leurs peaux, et qu'ils en crèvent !

Il n'ouvrit plus les lèvres, il accompagna l'abbé Mouret jusqu'au presbytère. Là, il attendit qu'il eût refermé la porte, avant de se retirer ; même il se retourna, à deux reprises, pour s'assurer qu'il ne ressortait pas. Quand le prêtre fut dans sa chambre, il se jeta tout habillé sur son lit, les mains aux oreilles, la face contre l'oreiller, pour ne plus entendre, pour ne plus voir. Il s'anéantit, il s'endormit d'un sommeil de mort.

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