Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

Tu es là ! tu es là ! cria-t-elle. Ah bien ! tu joues donc à cache-cache ? Je t'ai appelé plus de dix fois de toutes mes forces... Je croyais que tu étais sorti.

Elle fouillait les coins d'ombre du regard, d'un air curieux. Elle alla même jusqu'au confessionnal, sournoisement, comme si elle s'apprêtait à surprendre quelqu'un, caché en cet endroit. Elle revint, désappointée, reprenant :

Alors, tu es seul ? Tu dormais peut-être ? A quoi peux-tu t'amuser tout seul, quand il fait noir ?... Allons, viens, nous nous mettons à table.

Lui, passait ses mains fiévreuses sur son front, pour effacer des pensées que tout le monde sûrement allait lire. Il cherchait machinalement à reboutonner sa soutane, qui lui semblait défaite, arrachée, dans un désordre honteux. Puis, il suivit sa sœur, la face sévère, sans un frisson, raidi dans cette volonté de prêtre cachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce. Désirée ne s'aperçut pas même de son trouble. Elle dit simplement, en entrant dans la salle à manger :

Moi, j'ai bien dormi. Toi, tu as trop bavardé, tu es tout pâle.

Le soir, après le dîner, Frère Archangias vint faire sa partie de bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-là, une gaieté énorme. Quand le Frère était gai, il allongeait des coups de poing dans les côtes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, à toute volée. Cela les faisait rire, d'un rire dont les plafonds tremblaient. Puis, il inventait des farces extraordinaires : il cassait avec son nez des assiettes posées à plat, il pariait de fendre à coup de derrière la porte de la salle à manger, il jetait tout le tabac de sa tabatière dans le café de la vieille servante, ou bien apportait une poignée de cailloux qu'il lui glissait dans la gorge, en les enfonçant avec la main, jusqu'à la ceinture. Ces débordements de joie sanguine éclataient pour un rien, au milieu de ses colères accoutumées ; souvent un fait dont personne ne riait lui donnait une véritable attaque de folie bruyante, tapant des pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre.

Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous êtes gai ? demanda la Teuse.

Il ne répondit pas. Il s'était assis à califourchon sur une chaise, il faisait le tour de la table en galopant.

Oui, oui, faites la bête, reprit-elle. Mon Dieu ! que vous êtes bête ! Si le bon Dieu vous voit, il doit être content de vous !

Le Frère venait de se laisser aller à la renverse, l'échine sur le carreau, les jambes en l'air. Sans se relever, il dit gravement :

Il me voit, il est content de me voir. C'est lui qui veut que je sois gai... Quand il consent à m'envoyer unerécréation, il sonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ça fait rire tout le paradis.

Il marcha sur l'échine jusqu'au mur ; puis, se dressant sur la nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu'il pût. Sa soutane, qui retombait, découvrait son pantalon noir raccommodé aux genoux avec des carrés de drap vert. Il reprenait :

Monsieur le curé, voyez donc où j'arrive. Je parie que vous ne faites pas ça... Allons, riez un peu. Il vaut mieux se traîner sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d'une coquine. Vous m'entendez, hein ! On est une bête pour un moment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ça repose. Moi, lorsque je me frotte, je m'imagine être le chien de Dieu, et c'est ça qui me fait dire que tout le paradis se met aux fenêtres, riant de me voir... Vous pouvez rire aussi, monsieur le curé. C'est pour les saints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, en voici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, une pour saint Marc, une pour saint Mathieu...

Et il continua, défilant tout un chapelet de saints, culbutant autour de la pièce. L'abbé Mouret, resté silencieux, les poignets au bord de la table, avait fini par sourire. D'ordinaire, les joies du Frère l'inquiétaient. Puis, comme celui-ci passait à la portée de la Teuse, elle lui allongea un coup de pied.

Voyons, dit-elle, jouons-nous, à la fin ?

Frère Archangias répondit par des grognements. Il s'était mis à quatre pattes. Il marchait droit à la Teuse,faisant le loup. Lorsqu'il l'eut atteinte, il enfonça la tête sous ses jupons, il lui mordit le genou droit.

Voulez-vous bien me lâcher ! criait-elle. Est-ce que vous rêvez des saletés, maintenant !

Moi ! balbutia le Frère, si égayé par cette idée, qu'il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh ! regarde, j'étrangle, rien que d'avoir goûté à ton genou. Il est trop salé, ton genou... Je mords les femmes, puis je les crache, tu vois.

Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut réussi à se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant les côtes. Des bouffées de gaieté secouaient encore son ventre, comme une outre qu'on achève de vider. Il dit enfin, d'une grosse voix sérieuse :

Jouons... Si je ris, c'est mon affaire. Vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi, la Teuse.

Et la partie s'engagea. Elle fut terrible. Le Frère abattait les cartes avec des coups de poing. Quand il criait : Bataille ! les vitres sonnaient. C'était la Teuse qui gagnait. Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrième d'un regard luisant. Cependant, Frère Archangias se livrait à d'autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casser la lampe ; il trichait effrontément, se défendant à l'aide de mensonges énormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement, il entonna les Vêpres, qu'il chanta d'une voix pleine de chantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrément, accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur la paume de sa main gauche. Quand sa gaieté était au comble, quand il ne trouvait plus rienpour l'exprimer, il chantait ainsi les Vêpres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissait bien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont il emplissait la salle à manger

Taisez-vous, c'est insupportable !... Vous êtes trop gai, ce soir.

Alors, il entama les Complies. L'abbé Mouret était allé s'asseoir près de la fenêtre. Il semblait ne pas voir, ne pas entendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le dîner, il avait mangé comme à son ordinaire, il était même parvenu à répondre aux éternelles questions de Désirée. Maintenant, il s'abandonnait, à bout de force ; il roulait, brisé, anéanti, dans la querelle furieuse qui continuait en lui, sans trêve. Le courage même lui manquait pour se lever et monter à sa chambre. Puis, il craignait que, s'il tournait la face du côté de la lampe, on ne vît ses larmes, qu'il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contre une vitre, il regarda les ténèbres du dehors, s'endormant peu à peu, glissant à une stupeur de cauchemar.

Frère Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, en montrant le prêtre endormi, d'un mouvement de tête.

Quoi ? demanda la Teuse.

Le Frère répéta son jeu de paupière, en l'accentuant.

Eh ! quand vous vous démancherez le cou ! dit la servante. Parlez, je vous comprendrai... Tenez, un roi. Bon ! je prends votre dame.

Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, lui souffla dans la figure :

La gueuse est venue.

Je le sais bien, répondit-elle. Je l'ai vue avec mademoiselle entrer dans la basse-cour.

Il la regarda terriblement, il avança les poings.

Vous l'avez vue, vous l'avez laissée entrer ! Il fallait m'appeler, nous l'aurions pendue par les pieds à un clou de votre cuisine.

Mais elle se fâcha, tout en contenant sa voix, pour ne pas réveiller l'abbé Mouret.

Ah bien ! bégaya-t-elle, vous êtes encore bon, vous ! Venez donc pendre quelqu'un dans ma cuisine !... Sans doute, je l'ai vue. Et même, j'ai tourné le dos, quand elle est allée rejoindre monsieur le curé dans l'église, après le catéchisme. Ils ont bien pu y faire ce qu'ils ont voulu. Est-ce que ça me regarde ? Est-ce que je n'avais pas à mettre mes haricots sur le feu ?... Moi, je l'abomine, cette fille. Mais du moment qu'elle est la santé de monsieur le curé... Elle peut bien venir à toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermerai ensemble, s'ils veulent.

Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frère avec une rage froide, je vous étranglerais.

Elle se mit à rire, en le tutoyant à son tour.

Ne dis donc pas des bêtises, petit ! Les femmes, tu sais bien que ça t'est défendu comme le Pater aux ânes. Essaye de m'étrangler un jour, tu verras ce que je teferai... Sois sage, finissons la partie. Tiens, voilà encore un roi.

Lui, tenant sa carte levée, continuait à gronder :

Il faut qu'elle soit venue par quelque chemin connu du diable seul, pour m'avoir échappé aujourd'hui. Je vais pourtant tous les après-midi me poster là-haut, au Paradou. Si je les surprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueuse d'un bâton de cornouiller, que j'ai taillé exprès pour elle... Maintenant, je surveillerai aussi l'église.

Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis se renversa sur sa chaise, repris par son rire énorme. Il ne pouvait se fâcher sérieusement, ce soir-là. Il murmurait :

N'importe, si elle l'a vu, elle n'en est pas moins tombée sur le nez... Je veux tout de même vous conter ça, la Teuse. Vous savez, il pleuvait. Moi, j'étais sur la porte de l'école, quand je l'ai aperçue qui descendait de l'église. Elle marchait toute droite, avec son air orgueilleux, malgré l'averse. Et voilà qu'en arrivant à la route, elle s'est étalée tout de son long, à cause de la terre qui devait être glissante. Oh ! j'ai ri, j'ai ri ! Je tapais dans mes mains... Lorsqu'elle s'est relevée, elle avait du sang à un poignet. Ça m'a donné de la joie pour huit jours. Je ne puis pas me l'imaginer par terre, sans avoir à la gorge et au ventre des chatouillements qui me font éclater d'aise.

Et enflant les joues, tout à son jeu désormais, il chanta le De profundis. Puis, il le recommença. La partie s'acheva au milieu de cette lamentation, qu'il grossissait par moments, comme pour la goûter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n'en éprouva pas la moindre contrariété.Quand la Teuse l'eut mis dehors, après avoir réveillé l'abbé Mouret, on l'entendit se perdre au milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset du psaume : Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus, d'un air d'extraordinaire jubilation.

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