L'abbé Mouret dormit d'un sommeil de plomb. Lorsqu'il ouvrit les yeux, plus tard que de coutume, il se trouva la face et les mains baignées de larmes ; il avait pleuré toute la nuit, en dormant. Il ne dit point sa messe, ce matin-là. Malgré son long repos, sa lassitude de la veille au soir était devenue telle, qu'il demeura jusqu'à midi dans sa chambre, assis sur une chaise, au pied de son lit. La stupeur, qui l'envahissait de plus en plus, lui ôtait jusqu'à la sensation de la souffrance. Il n'éprouvait plus qu'un grand vide ; il restait soulagé, amputé, anéanti. La lecture de son bréviaire lui coûta un suprême effort ; le latin des versets lui paraissait une langue barbare, dont il ne parvenait même plus à épeler les mots. Puis, le livre jeté sur le lit, il passa des heures à regarder la campagne par la fenêtre ouverte, sans avoir la force de venir s'accouder à la barre d'appui. Au loin, il apercevait le mur blanc du Paradou, un mince trait pâle courant à la crête des hauteurs, parmi les taches sombres des petits bois de pins. A gauche, derrière un de ces bois, se trouvait la brèche ; il ne la voyait pas, mais il la savait là ; il se souvenait des moindres bouts de ronce épars au milieu des pierres. La veille encore, il n'aurait point osé lever ainsi les regards sur cet horizon redoutable. Mais, à cette heure, il s'oubliait impunément à reprendre, après chaque bouquet de verdure, le fil interrompu de la muraille, pareille au liséré d'une jupe accroché à tous les buissons.Cela n'activait même pas le battement de ses veines. La tentation, comme dédaigneuse de la pauvreté de son sang, avait abandonné sa chair lâche. Elle le laissait incapable d'une lutte, dans la privation de la grâce, n'ayant même plus la passion du péché, prêt à accepter par hébétement tout ce qu'il repoussait furieusement la veille.

Il se surprit un moment à parler haut. Puisque la brèche était toujours là, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Il ressentait un léger ennui de cette décision. Mais il ne croyait pouvoir faire autrement. Elle l'attendait, elle était sa femme. Quand il voulait évoquer son visage, il ne le voyait plus que très pâle, très lointain. Puis, il était inquiet sur la façon dont ils vivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans le pays ; il leur faudrait fuir, sans que personne s'en doutât ; ensuite, une fois cachés quelque part, ils auraient besoin de beaucoup d'argent pour être heureux. A vingt reprises, il tenta d'arrêter un plan d'enlèvement, d'arranger leur existence d'amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le désir ne l'affolait plus, le côté pratique de la situation l'épouvantait, le mettait avec ses mains débiles en face d'une besogne compliquée, dont il ne savait pas le premier mot. Où prendraient-ils des chevaux pour se sauver ? S'ils s'en allaient à pied, ne les arrêterait-on pas ainsi que des vagabonds ? D'ailleurs, serait-il capable d'être employé, de découvrir une occupation quelconque qui pût assurer du pain à sa femme ? Jamais on ne lui avait appris ces choses. Il ignorait la vie ; il ne rencontrait, en fouillant dans sa mémoire, que des lambeaux de prière, des détails de cérémonial, des pagesde l'Instruction théologique, de Bouvier, apprises autrefois par cœur au séminaire. Même des choses sans importance l'embarrassaient beaucoup. Il se demanda s'il oserait donner le bras à sa femme, dans la rue. Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Il paraîtrait si gauche, que le monde se retournerait. On devinerait un prêtre, on insulterait Albine. Vainement il tâcherait de se laver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la pâleur triste, l'odeur d'encens. Et s'il avait des enfants, un jour ? Cette pensée inattendue le fit tressaillir. Il éprouva une répugnance étrange. Il croyait qu'il ne les aimerait pas. Cependant, ils étaient deux, un petit garçon et une petite fille. Lui, les écartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains se poser sur ses vêtements, ne prenant point à les faire sauter la joie des autres pères. Il ne s'habituait pas à cette chair de sa chair, qui lui semblait toujours suer son impureté d'homme. La petite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fond desquels s'allumaient déjà des tendresses de femme. Mais non, il n'aurait point d'enfant, il s'éviterait cette horreur qu'il éprouvait, à l'idée de voir ses membres repousser et revivre éternellement. Alors, l'espoir d'être impuissant lui fut très doux. Sans doute, toute sa virilité s'en était allée pendant sa longue adolescence. Cela le détermina. Dès le soir, il fuirait avec Albine.

Le soir, pourtant, l'abbé Mouret se sentit trop las. Il remit son départ au lendemain. Le lendemain, il se donna un nouveau prétexte : il ne pouvait abandonner sa sœur ainsi seule avec la Teuse ; il laisserait une lettre pour qu'on la conduisît chez l'oncle Pascal. Pendant trois jours,il se promit d'écrire cette lettre ; la feuille de papier, la plume et l'encre étaient prêtes, sur la table, dans sa chambre. Et, le troisième jour, il s'en alla, sans écrire la lettre. Tout d'un coup, il avait pris son chapeau, il était parti pour le Paradou, par bêtise, obsédé, se résignant, allant là comme à une corvée qu'il ne savait de quelle façon éviter. L'image d'Albine s'était encore effacée ; il ne la voyait plus, il obéissait à d'anciennes volontés, mortes en lui à cette heure, mais dont la poussée persistait dans le grand silence de son être.

Dehors il ne prit aucune précaution pour se cacher. Il s'arrêta, au bout du village, à causer un instant avec la Rosalie ; elle lui annonçait que son enfant avait des convulsions, et elle riait pourtant, de ce rire du coin des lèvres qui lui était habituel. Puis il s'enfonça au milieu des roches, il marcha droit vers la brèche. Par habitude, il avait emporté son bréviaire. Comme le chemin était long, s'ennuyant, il ouvrit le livre, il lut les prières réglementaires. Quand il le remit sous son bras, il avait oublié le Paradou. Il allait toujours devant lui, songeant à une chasuble neuve qu'il voulait acheter pour remplacer la chasuble d'étoffe d'or qui, décidément, tombait en poussière ; depuis quelque temps, il cachait des pièces de vingt sous, et il calculait qu'au bout de sept mois il aurait assez d'argent. Il arrivait sur les hauteurs, lorsqu'un chant de paysan, au loin, lui rappela un cantique qu'il avait su autrefois, au séminaire. Il chercha les premiers vers de ce cantique, sans pouvoir les trouver. Cela l'ennuyait d'avoir si peu de mémoire. Aussi, ayant fini par se souvenir, éprouva-t-il une joie très douce à chanter à demi-voix les paroles qui lui revenaient une à une. C'était un hommageà Marie. Il souriait, comme s'il eut reçu au visage un souffle frais de sa jeunesse. Qu'il était heureux, dans ce temps-là ! Certes, il pouvait être heureux encore ; il n'avait pas grandi, il ne demandait toujours que les mêmes bonheurs, une paix sereine, un coin de chapelle où la place de ses genoux fût marquée, une vie de solitude égayée par des puérilités adorables d'enfance.

Il élevait peu à peu la voix, il chantait le cantique avec des sons filés de flûte, quand il aperçut la brèche, brusquement, en face de lui.

Un instant, il parut surpris. Puis, cessant de sourire, il murmura simplement :

Albine doit m'attendre. Le soleil baisse déjà.

Mais, comme il montait écarter les pierres pour passer, un souffle terrible l'inquiéta. Il dut redescendre, ayant failli mettre le pied en plein sur la figure de Frère Archangias, vautré par terre, dormant profondément. Le sommeil l'avait surpris sans doute, pendant qu'il gardait l'entrée du Paradou. Il en barrait le seuil, tombé tout de son long, les membres écartés, dans une posture honteuse. Sa main droite, rejetée derrière sa tête, n'avait pas lâché le bâton de cornouiller, qu'il semblait encore brandir, ainsi qu'une épée flamboyante. Et il ronflait au milieu des ronces, la face au soleil, sans que son cuir tanné eût un frisson. Un essaim de grosses mouches volaient au-dessus de sa bouche ouverte.

L'abbé Mouret le regarda un moment. Il enviait ce sommeil de saint roulé dans la poussière. Il voulut chasser les mouches ; mais les mouches, entêtées, revenaient, se collaient aux lèvres violettes du Frère, quine les sentait seulement pas. Alors, l'abbé enjamba ce grand corps. Il entra dans le Paradou.

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