Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait des coups de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.

Que le diable leur casse les cuisses ! Qu'il les cloue au derrière l'un de l'autre comme des chiens ! Qu'il les traîne par les pieds, le nez dans leur ordure !

Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment, surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d'un rire terrible.

Adieu, la gueuse ! Bon voyage ! Retourne forniquer avec tes loups... Ah ! tu n'as pas assez d'un saint. Il te faut des reins autrement solides. Il te faut des chênes. Veux-tu mon bâton ? Tiens ! couche avec ! Voilà le gaillard qui te contentera.

Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans le crépuscule. Puis, regardant l'abbé Mouret, il gronda.

Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées... Ecoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votre supérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l'enfer n'a pas de tourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans la chair. S'il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sa justice.

A pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtre n'avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, il ne tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre, la barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de l'église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait une grande sérénité.

Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied à un caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon.

Est-ce fini, cette fois ?... Moi, quand j'avais votre âge, j'étais possédé ; un démon me mangeait les reins. Et puis, il s'est ennuyé, il s'en est allé. Je n'ai plus de reins. Je vis tranquille... Oh ! je savais bien que vous viendriez. Voilà trois semaines que je vous guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J'aurais voulu couper les arbres. Souvent, j'ai jeté des pierres. Quand je cassais une branche, j'étais content... Dites, c'est donc extraordinaire, ce qu'on goûte là-dedans ?

Il avait arrêté l'abbé Mouret au milieu de la route, en le regardant avec des yeux luisant d'une terrible jalousie. Les délices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbé restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles équivoques. Et, haussant le ton.

Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il scandalise tous les autres prêtres... Moi-même, je ne me sentais plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe... A cette heure, vous voilàraisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a cassé les reins comme aux autres. Tant mieux ! tant mieux !

Il triomphait, il tapait des mains. L'abbé ne l'écoutait pas, perdu dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l'eut quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans l'église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de pluie, où la tentation l'avait si rudement secoué. Mais elle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel. Seule, une haleine de miséricorde semblait l'emplir.

Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le prêtre murmurait :

O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le sens, vous m'avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m'apportant le salut d'une façon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus d'efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son impuissance... Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m'aviez à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est si ineffaçable, qu'elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres coupables. Vous m'avez brisé dans le péché etdans la tentation. Vous m'avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eût plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis une maison vide où vous pouvez habiter... Soyez béni, ô mon Dieu !

Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L'église était victorieuse ; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'était éteinte, ainsi qu'un incendie désormais inutile à la purification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême :

En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout, je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement !

?>