Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frère Archangias, qui causaient sur le perron du presbytère, virent le cabriolet du docteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. De violents coups de fouet sortaient de la capote baissée.

Où court-il donc comme ça ? murmura la vieille servante. Il va se casser le cou.

Le cabriolet était arrivé au bas du tertre, sur lequel l'église était bâtie. Brusquement, le cheval se cabra, s'arrêta ; et la tête du docteur, toute blanche, toute ébouriffée, s'allongea sous la capote.

Serge est-il là ? cria-t-il d'une voix furieuse.

La Teuse s'était avancée au bord du tertre.

Monsieur le curé est dans sa chambre, répondit-elle. Il doit lire son bréviaire... Vous avez quelque chose à lui dire ? Voulez-vous que je l'appelle ?

L'oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleversé, eut un geste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit, se penchant davantage, au risque de tomber :

Ah ! il lit son bréviaire !... Non, ne l'appelez pas. Je l'étranglerais, et c'est inutile... J'ai à lui dire qu'Albine est morte, entendez-vous ! Dites-lui qu'elle est morte, de ma part !

Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet, que la bête s'emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l'arrêta de nouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort :

Dites-lui aussi de ma part qu'elle était enceinte ! Ça lui fera plaisir.

Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou. La Teuse était restée toute suffoquée. Frère Archangias ricanait, en fixant sur elle des yeux où flambait une joie farouche. Et elle le poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches du perron.

Allez-vous-en, bégayait-elle, se fâchant à son tour, se soulageant sur lui. Je finirai par vous détester, vous !... Est-il possible de se réjouir de la mort du monde ! Moi, je ne l'aimais pas cette fille. Mais quand on meurt à son âge, ce n'est pas gai... Allez-vous-en, tenez ! Ne riez plus comme ça, ou je vous jette mes ciseaux à la figure !

C'était vers une heure seulement qu'un paysan, venu à Plassans pour vendre ses légumes, avait appris au docteur Pascal la mort d'Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, le docteur se sentait un peu soulagé par le cri qu'il venait de jeter, en passant devant l'église. Il s'était détourné de son chemin, afin de se donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort comme un crime dans lequel il aurait trempé. Tout le long de la route, il n'avait cessé de s'accabler d'injures, s'essuyant les yeux pour voir clair à conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tas de pierres, avec la sourdeenvie de culbuter et de se casser quelque membre. Lorsqu'il se fut engagé dans le chemin creux longeant la muraille interminable du parc, une espérance lui vint. Peut-être qu'Albine n'était qu'en syncope. Le paysan lui avait conté qu'elle s'était asphyxiée avec des fleurs. Ah ! s'il arrivait à temps, s'il pouvait la sauver ! Et il tapait férocement sur son cheval, comme s'il eût tapé sur lui.

La journée était fort belle. Ainsi qu'aux beaux jours de mai, le pavillon lui apparut tout baigné de soleil. Mais le lierre qui montait jusqu'au toit avait des feuilles tachées de rouille, et les mouches à miel ne ronflaient plus autour des giroflées, grandies entre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa la barrière du petit jardin. C'était toujours ce grand silence, dans lequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n'était plus là, sur son banc, devant ses salades.

Jeanbernat ! appela le docteur.

Personne ne répondit. Alors, en entrant dans le vestibule, il vit une chose qu'il n'avait jamais vue. Au fond du couloir, au bas de la cage noire de l'escalier, une porte était ouverte sur le Paradou ; l'immense jardin, sous le soleil pâle, roulait ses feuilles jaunes, étendait sa mélancolie d'automne. Il franchit le seuil de cette porte, il fit quelques pas sur l'herbe humide.

Ah ! c'est vous, docteur ! dit la voix calme de Jeanbernat.

Le vieux, à grands coups de bêche, creusait un trou, au pied d'un mûrier. Il avait redressé sa haute taille, en entendant des pas. Puis, il s'était remis à la besogne,enlevant d'un seul effort une motte énorme de terre grasse.

Que faites-vous donc là ? demanda le docteur Pascal.

Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de son front sur la manche de sa veste.

Je fais un trou, répondit-il simplement. Elle a toujours aimé le jardin. Elle sera bien là pour dormir.

Le docteur sentit l'émotion l'étrangler. Il resta un instant au bord de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernat donner ses rudes coups de bêche.

Où est-elle ? dit-il enfin.

Là-haut, dans sa chambre. Je l'ai laissée sur le lit. Je veux que vous lui écoutiez le cœur, avant de la mettre là-dedans... Moi, j'ai écouté je n'ai rien entendu.

Le docteur monta. La chambre n'avait pas été touchée. Seule, une fenêtre était ouverte. Les fleurs, fanées, étouffées dans leur propre parfum, ne mettaient plus là que la senteur fade de leur chair morte. Au fond de l'alcôve, pourtant, restait une chaleur d'asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s'échapper encore par minces filets de fumée. Albine, très blanche, les mains sur son cœur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche de jacinthes et de tubéreuses. Et elle était bien heureuse, elle était bien morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement, avec cette fixité des savants qui tentent des résurrections. Puis, il ne voulut pas même déranger ses mains jointes ; il la baisa au front, à cette place que sa maternité avait déjà tachée d'uneombre légère. En bas, dans le jardin, la bêche de Jeanbernat enfonçait toujours ses coups sourds et réguliers.

Cependant, au bout d'un quart d'heure, le vieux monta. Il avait fini sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plongé dans une telle songerie, qu'il paraissait ne pas sentir les grosses larmes coulant une à une sur ses joues. Les deux hommes n'échangèrent qu'un regard. Puis, après un silence :

Allez, j'avais raison, dit lentement Jeanbernat, répétant son geste large, il n'y a rien, rien, rien... Tout ça, c'est de la farce.

Il restait debout, il ramassait les roses tombées du lit, qu'il jetait une à une sur les jupes d'Albine.

Les fleurs, ça ne vit qu'un jour, dit-il encore ; tandis que les mauvaises orties comme moi, ça use les pierres où ça pousse... Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m'a soufflé mon dernier coin de soleil. C'est de la farce.

Et il s'assit à son tour. Il ne pleurait pas, il avait le désespoir raide d'un automate dont la mécanique se casse. Machinalement, il allongea la main, il prit un livre sur la petite table couverte de violettes. C'était un des bouquins du grenier, un volume dépareillé d'Holbach !, qu'il lisait depuis le matin, en veillant le corps d'Albine. Comme le docteur se taisait toujours, accablé, il se remit à tourner les pages. Mais une idée lui vint tout d'un coup.

Si vous m'aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrions à nous deux, nous l'enterrerions avec toutes ces fleurs.

L'oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu'il n'était pas permis de garder ainsi les morts.

Comment, ce n'est pas permis ! cria le vieux. Eh bien ! je me le permettrai !... Est-ce qu'elle n'est pas à moi ? Est-ce que vous croyez que je vais me la laisser prendre par les curés ? Qu'ils essayent, s'ils veulent être reçus à coups de fusil.

Il s'était levé, il brandissait terriblement son livre. Le docteur lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en le conjurant de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout ce qui lui venait aux lèvres ; il s'accusait, il laissait échapper des lambeaux d'aveux, il revenait vaguement à ceux qui avaient tué Albine.

Ecoutez, dit-il enfin, elle n'est plus à vous, il faut la leur rendre.

Mais Jeanbernat hochait la tête, refusant du geste. Il était ébranlé, cependant. Il finit par dire :

C'est bien. Qu'ils la prennent et qu'elle leur casse les bras ! Je voudrais qu'elle sortît de leur terre pour les tuer tous de peur... D'ailleurs, j'ai une affaire à régler là-bas. J'irai demain... Adieu, docteur. Le trou sera pour moi.

Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de la morte, et reprit gravement la lecture de son livre.

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