Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans la basse-cour du presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuer Mathieu, le cochon, sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avait tenu les pieds de Mathieu, pendant qu'on le saignait, le baisant sur l'échine pour qu'il sentit moins le couteau, lui disant qu'il fallait bien qu'on le tuât, maintenant qu'il était si gras. Personne comme elle ne tranchait la tête d'une oie d'un seul coup de hachette, ou n'ouvrait le gosier d'une poule avec une paire de ciseaux. Son amour des bêtes acceptait très gaillardement ce massacre. C'était nécessaire, disait-elle ; ça faisait de la place aux petits qui poussaient. Et elle était très gaie.

Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vous allez vous faire mal. Ça n'a pas de bon sens, de se mettre dans un état pareil, parce qu'on tue un cochon. Vous êtes rouge comme si vous aviez dansé tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s'occupait. La Teuse, elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsi qu'elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait sa masse énorme, de la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire le boudin. C'était elle qui avait battu le sang, deux larges terrines toutes roses au grand soleil. Et jamais elle n'aurait fini, parce que mademoiselle l'appelait toujours, pour des riens. Il faut dire qu'à l'heuremême où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait eu une grosse émotion, en entrant dans l'écurie. Lise, la vache, était en train d'y accoucher. Alors, saisie d'une joie extraordinaire, elle avait achevé de perdre la tête.

Un s'en va, un autre arrive ! cria-t-elle, sautant, pirouettant sur elle-même. Mais viens donc voir, la Teuse !

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l'église. On saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiement de prière, d'où montaient brusquement des lambeaux de phrases latines, jetés à pleine voix.

Viens donc ! répéta Désirée pour la vingtième fois.

Il faut que j'aille sonner, murmura la vieille servante ; jamais je n'aurai fini... Qu'est-ce que vous voulez encore, mademoiselle ?

Mais elle n'attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieu d'une bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans les terrines. Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis elle couvrit les terrines, en disant :

Ah bien ! au lieu de me tourmenter vous feriez mieux de veiller sur ces gueuses... Si vous les laissez faire, vous n'aurez pas de boudin, comprenez-vous !

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, le grand mal ! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener la Teuse auprès de la vache. Celle-ci se débattait.

Il faut que j'aille sonner... L'enterrement va sortir. Vous entendez bien.

A ce moment, dans l'église, les voix grandirent, trônèrent sur un ton mourant. Un bruit de pas arriva, très distinct.

Non, regarde, insistait Désirée en la poussant vers l'écurie. Dis-moi ce qu'il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit de ses gros yeux. Et Désirée prétendait qu'elle avait pour sûr besoin de quelque chose. Peut-être qu'on aurait pu l'aider, pour qu'elle souffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtes ne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes ! Il ne fallait pas la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin vers la sacristie, lorsqu'en repassant devant le hangar, elle jeta un nouveau cri.

Tenez, tenez ! dit-elle, le poing tendu. Ah ! la gredine !

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu'on le grillât, s'allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l'air. Le trou du couteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang qui perlaient. Et une petite poule blanche, l'air très délicat, piquait une à une les gouttes de sang.

Pardi ! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s'était penchée, elle donnait des tapes sur le ventre ballonné du cochon, en ajoutant :

Hein ! mon gros, tu leur as assez de fois volé leur soupe pour qu'elles te mangent un peu le cou maintenant.

La Teuse ôta rapidement son tablier, dont elle enveloppa le cou de Mathieu. Ensuite, elle se hâta, elle disparut dans l'église. La grande porte venait de crier sur ses gonds rouillés, une bouffée de chant s'élargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et, tout d'un coup, la cloche se mit à sonner, à coups réguliers. Désirée, qui était restée agenouillée devant le cochon, lui tapant toujours sur le ventre, avait levé la tête, écoutait, sans cesser de sourire. Puis, se voyant seule, ayant regardé sournoisement autour d'elle, elle se glissa dans l'écurie, dont elle referma la porte sur elle. Elle allait aider la vache.

La petite grille du cimetière, qu'on avait voulu ouvrir toute grande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, à demi arrachée. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbes sèches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset du Miserere. Et il y eut un silence.

Requiem aeternam dona ei, Domine, reprit d'une voix grave l'abbé Mouret.

Et lux perpetua luceat ei, ajouta Frère Archangias, avec un mugissement de chantre.

D'abord, Vincent s'avançait, en surplis, portant la croix, une grande croix de cuivre à moitié désargentée, qu'il levait à deux mains, très haut. Puis, marchait l'abbé Mouret, pâle dans sa chasuble noire, la tête droite, chantant sans un tremblement des lèvres, les yeux fixés au loin, devant lui. Le cierge allumé qu'il tenait tachait à peine le plein jour d'une goutte chaude. Et, à deux pas, le touchant presque, venait le cercueil d'Albine, que quatrepaysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir. Le cercueil mal recouvert par un drap trop court montrait, aux pieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les têtes des clous mettaient des étincelles d'acier. Au milieu du drap, des fleurs étaient semées, des poignées de roses blanches, de jacinthes et de tubéreuses, prises au lit même de la morte.

Faites donc attention ! cria Frère Archangias aux paysans, lorsque ceux-ci penchèrent un peu le brancard, pour qu'il pût passer, sans s'accrocher à la grille. Vous allez tout flanquer par terre !

Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portait l'aspersoir, faute d'un second clerc ; et il remplaçait également le chantre, le garde-champêtre, qui n'avait pu venir.

Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant.

C'était un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille, dans une crise de convulsions. Il y avait là, la mère, le père, la vieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse et Lisa. Ces dernières tenaient le cercueil du petit, chacune par un bout.

Brusquement, les voix tombèrent. Il y eut un nouveau silence. La cloche sonnait toujours, sans se presser, d'une façon navrée. Le convoi traversa tout le cimetière, se dirigeant vers l'angle que formaient l'église et le mur de la basse-cour. Des vols de sauterelles s'envolaient, des lézards rentraient vivement dans leurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin de terre grasse. Les petits bruits des herbes cassées sous le piétinement du cortège prenaient un murmure de sanglots étouffés.

Là, arrêtez-vous, dit le Frère en barrant le chemin aux deux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour. Vous n'avez pas besoin d'être dans nos jambes.

Et les grandes filles posèrent le petit à terre. La Rosalie, Fortuné et la vieille Brichet s'arrêtèrent au milieu du cimetière, tandis que Catherine suivait sournoisement Frère Archangias. La fosse d'Albine était creusée à gauche de la tombe de l'abbé Caffin, dont la pierre blanche semblait au soleil toute semée de paillettes d'argent. Le trou béant, frais du matin, s'ouvrait parmi de grosses touffes d'herbe ; sur le bord, de hautes plantes, à demi arrachées, penchaient leurs tiges ; au fond, une fleur était tombée, tachant le noir de la terre de ses pétales rouges. Lorsque l'abbé Mouret s'avança, la terre molle céda sous ses pieds ; il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse.

Ego sum... entonna-t-il d'une voix pleine, qui dominait les lamentations de la cloche.

Et, pendant l'antienne, les assistants instinctivement jetaient des coups d'œil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, qui avait planté la croix au pied de la fosse, en face du prêtre, poussait du soulier de petits filets de terre, qu'il s'amusait à regarder tomber ; et cela faisait rire Catherine, penchée derrière lui, pour mieux voir. Les paysans avaient posé la bière sur l'herbe. Ils s'étiraient les bras, pendant que Frère Archangias préparait l'aspersoir.

Ici, Voriau ! appela Fortuné.

Le grand chien noir, qui était allé flairer la bière, revint en rechignant.

Pourquoi a-t-on amené ce chien ? s'écria Rosalie.

Pardi ! il nous a suivis, dit Lisa, en s'égayant discrètement. Tout ce monde causait à demi-voix, autour du cercueil du petit. Le père et la mère l'oubliaient par moments ; puis, ils se taisaient, quand ils le retrouvaient là, entre eux, à leurs pieds.

Et le père Bambousse n'a pas voulu venir ? demanda la Rousse.

La vieille Brichet leva les yeux au ciel.

Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort, murmura-t-elle. Non, ce n'est pas un bon homme, je le dis devant vous, Rosalie... Est-ce qu'il n'a pas failli m'étrangler, en criant qu'on l'avait volé, qu'il aurait donné un de ses champs de blé, pour que le petit mourût trois jours avant la noce !

On ne pouvait pas savoir, dit d'un air malin le grand Fortuné.

Qu'est-ce que ça fait que le vieux se fâche ! ajouta Rosalie. Nous sommes mariés tout de même, maintenant.

Ils se souriaient par-dessus la petite bière, les yeux luisants. Lisa et la Rousse se poussèrent du coude. Tous redevinrent très sérieux. Fortuné avait pris une motte de terre pour chasser Voriau, qui rôdait à présent parmi les vieilles dalles.

Ah ! voilà que ça va être fini, souffla très bas la Rousse.

Devant la fosse, l'abbé Mouret achevait le De profundis. Puis, il s'approcha du cercueil, à pas lents, seredressa, le regarda un instant, sans un battement de paupières. Il semblait plus grand, il avait une sérénité de visage qui le transfigurait. Et il se baissa, il ramassa une poignée de terre qu'il sema sur la bière en forme de croix. Il récitait, d'une voix si claire, que pas une syllabe ne fut perdue :

Revertitur in terram suam unde erat, et spiritus redit ad Deum qui dedit illum.

Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa réfléchissait, disant d'un air ennuyé :

Ça n'est pas gai tout de même, quand on pense qu'on y passera à son tour.

Frère Archangias avait tendu l'aspersoir au prêtre. Celui-ci le secoua au-dessus du corps, à plusieurs reprises. Il murmura :

Requiescat in pace.

Amen, répondirent à la fois Vincent et le Frère, d'un ton si aigu et d'un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poing sur la bouche, pour ne pas éclater.

Non, non, ce n'est pas gai, continuait Lisa... Il n'y a seulement personne, à cet enterrement. Sans nous, le cimetière serait vide.

On raconte qu'elle s'est tuée, dit la vieille Brichet.

Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frère ne voulait pas qu'on l'enterrât avec les chrétiens. Mais monsieur le curé a répondu que l'éternité était pour tout le monde. J'étais là... N'importe, le Philosophe aurait pu venir.

Mais la Rosalie les fit taire en murmurant :

Eh ! regardez, le voilà, le Philosophe !

En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetière. Il marcha droit au groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pas gaillard, si souple encore, qu'il ne faisait aucun bruit. Quand il se fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont il sembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l'abbé Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l'ouvrit, et abattit, d'un seul coup, l'oreille droite du Frère.

Personne n'avait eu le temps d'intervenir. Le Frère poussa un hurlement.

La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblement Jeanbernat en jetant l'oreille par terre.

Et il repartit. La stupeur fut telle, qu'on ne le poursuivit même pas. Frère Archangias s'était laissé tomber sur le tas de terre fraîche retirée du trou. Il avait mis son mouchoir en tampon sur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l'emmener, le reconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta là, farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans le trou.

Enfin, c'est notre tour, dit la Rosalie avec un léger soupir.

Cependant, l'abbé Mouret s'attardait près de la fosse, à regarder les porteurs qui attachaient le cercueil d'Albine avec des cordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnait toujours ; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coups s'égaraient, comme irrités de la longueur dela cérémonie. Le soleil devenait plus chaud, l'ombre du Solitaire se promenait lentement, au milieu des herbes toutes bossuées de tombes. Lorsque l'abbé Mouret dut se reculer, afin de ne point gêner, ses yeux rencontrèrent le marbre de l'abbé Caffin, ce prêtre qui avait aimé et qui dormait là, si paisible, sous les fleurs sauvages.

Puis, tout d'un coup, pendant que le cercueil descendait, soutenu par les cordes, dont les nœuds lui arrachaient des craquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derrière le mur. La chèvre bêlait. Les canards, les oies, les dindes, claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaient l'œuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri de clairon. On entendait jusqu'aux bonds des lapins, ébranlant les planches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyante du petit peuple des bêtes, un grand rire sonnait. Il y eut un froissement de jupes. Désirée, décoiffée, les bras nus jusqu'aux coudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyées au chaperon du mur. Elle devait être montée sur le tas de fumier.

Serge ! Serge ! appela-t-elle.

A ce moment, le cercueil d'Albine était au fond du trou. On venait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une première pelletée de terre.

Serge ! Serge ! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau !

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