Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. La vieille s'était endormie sur une chaise. Il s'aventura doucement jusqu'au bout de l'impasse Saint-Mittre. Pas de bruit, pas une ombre. Il poussa jusqu'à la porte de Rome. Le trou de la porte, ouverte à deux battants, béante, s'enfonçait dans le noir de la ville endormie. Plassans dormait à poings fermés, sans paraître se douter de l'imprudence énorme qu'il commettait en dormant ainsi les portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenant confiance, s'engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loin les coins des ruelles ; il frissonnait, à chaque creux de porte, croyant toujours voir une bande d'insurgés lui sauter aux épaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans mésaventure. Décidément, les insurgés s'étaient évanouis dans les ténèbres, comme un cauchemar.

Alors Pierre s'arrêta un instant sur le trottoir désert. Il poussa un gros soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux de républicains lui abandonnaient donc Plassans. La ville lui appartenait, à cette heure : elle dormait comme une sotte ; elle était là, noire et paisible, muette et confiante, et il n'avait qu'à étendre la main pour la prendre. Cette courte halte, ce regard d'homme supérieur jeté sur le sommeil de toute une sous-préfecture, lui causèrent des jouissances ineffables. Il resta là, croisant les bras, prenant, seul dans la nuit, unepose de grand capitaine à la veille d'une victoire. Au loin, il n'entendait que le chant des fontaines du cours, dont les filets d'eau sonores tombaient dans les bassins.

Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait fait l'Empire sans lui ! Si les Sicardot, les Garçonnet, les Peirotte, au lieu d'être arrêtés et emmenés par la bande insurrectionelle, l'avaient jetée tout entière dans les prisons de la ville ! Il eut une sueur froide, il se remit en marche, espérant que Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Il avançait plus rapidement, filant le long des maisons de la rue de la Banne, lorsqu'un spectacle étrange, qu'il aperçut en levant la tête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres du salon jaune était vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire, qu'il reconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d'une façon désespérée. Il s'interrogeait, ne comprenant pas, effrayé, lorsqu'un objet dur vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds. Félicité lui jetait la clef du hangar, où il avait caché une réserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu'il fallait prendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s'expliquant pas pourquoi sa femme l'avait empêché de monter, s'imaginant des choses terribles.

Il alla droit chez Roudier, qu'il trouva debout, prêt à marcher, mais dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudier demeurait à l'extrémité de la ville neuve, au fond d'un désert où le passage des insurgés n'avait envoyé aucun écho. Pierre lui proposa d'aller chercher Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets, et sous les fenêtres duquel la bande avait dû passer. La bonne du conseiller municipal parlementa longtemps avant de les introduire, et ilsentendaient la voix tremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage :

N'ouvrez pas, Catherine ! les rues sont infestées de brigands.

Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand il reconnut ses deux bons amis, il fut soulagé ; mais il ne voulut pas que la bonne apportât une lampe de peur de la clarté ne lui attirât quelque balle. Il semblait croire que la ville était encore pleine d'insurgés. Renversé sur une fauteuil, près de la fenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d'un foulard, il geignait :

Ah ! mes amis, si vous saviez !... J'ai essayé de me coucher ; mais ils faisaient un tapage ! Alors je me suis jeté dans ce fauteuil. J'ai tout vu, tout. Des figures atroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé ; ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digne monsieur Garçonnet, le directeur des postes, tout ces messieurs, en poussant des cris de cannibales !...

Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu'il avait bien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands.

Quand je vous le dis ! pleurait le bonhomme ; j'étais derrière ma persienne... C'est comme monsieur Peirotte, ils sont venus l'arrêter ; je l'ai entendu qui disait, en passant sous ma fenêtre : " Messieurs, ne me faites pas de mal. " Ils devaient le martyriser... C'est une honte, une honte... 

Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre. Aussi le digne homme fut-il pris d'une belleardeur guerrière, lorsque Pierre lui apprit qu'il venait le chercher pour sauver Plassans. Les trois sauveurs délibérèrent. Ils résolurent d'aller éveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous dans le hangar, l'arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujours aux grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part. Granoux, assurément le plus bête des trois, fut le premier à trouver qu'il devait être resté des républicains dans la ville. Ce fut un trait de lumière, et Rougon, avec un pressentiment qui ne le trompa pas, se dit en lui-même :

Il y a du Macquart là-dessous.

Au bout d'une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situé au fond d'un quartier perdu. Ils étaient allés discrètement, de porte en porte, étouffant le bruit des sonnettes et des marteaux, racolant le plus d'hommes possible. Mais ils n'avaient pu en réunir qu'une quarantaine, qui arrivèrent à la file, se glissant dans l'ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore tout endormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, se trouvait encombré de vieux cercles, de barils effondrés, qui s'entassaient dans les coins. Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un rat de cave, posé sur une pièce de bois, éclairait cette scène étrange d'une lueur de veilleuse qui vacillait. Quand Rougon eut retiré les couvercles des trois caisses, ce fut un spectacle d'un sinistre grotesque. Au-dessus des fusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et comme phosphorescents, des cous s'allongeaient, des têtes se penchaient avec une sorte d'horreur secrète, tandis que, sur les murs, la clarté jaune du rat de cave dessinaitl'ombre des nez énormes et des mèches de cheveux roidies.

Cependant la bande réactionnaire se compta et, devant son petit nombre, elle eut une hésitation. On n'était que trente-neuf, on allait pour sûr se faire massacrer ; un père de famille parla de ses enfants ; d'autres, sans alléguer de prétexte, se dirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrent encore ; ceux-là demeuraient sur la place de l'Hôtel-de-Ville, ils savaient qu'il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. On délibéra de nouveau. Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. La distribution des armes se fit au milieu d'un petit frémissement. C'était Rougon qui puisait dans les caisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cette nuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétrer et le geler jusqu'aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirent des attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dix doigts. Pierre referma les caisses avec regret ; il laissait là cent neuf fusils qu'il aurait distribués de bon cœur ; ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fond de la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu'aux bords, de quoi défendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n'était pas éclairé, et qu'un de ces messieurs apportait le rat de cave, un autre des conjurés - c'était un gros charcutier qui avait des poings de géant - se fâcha, disant qu'il n'était pas du tout prudent d'approcher ainsi la lumière. On l'approuva fort. Les cartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s'en emplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furent prêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec desprécautions infinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d'un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.

Dans les rues, ils s'avancèrent le long des maisons, muets, sur une seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre. Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête ; l'heure était venue où il devait payer de sa personne, s'il voulait le succès de ses plans ; il avait des gouttes de sueur au front, malgré le froid, mais il gardait une allure très martiale. Derrière lui, venaient immédiatement Roudier et Granoux. A deux reprises, la colonne s'arrêta net ; elle avait cru entendre des bruits lointains de bataille ; ce n'était que les petits plats à barbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d'enseigne aux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient. Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leur marche prudente dans le noir, avec leur allure de héros effarouchés. Ils arrivèrent ainsi sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Là, ils se groupèrent autour de Rougon, délibérant une fois de plus. En face d'eux, sur la façade noire de la mairie, une seule fenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le jour allait paraître.

Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu'on avancerait jusqu'à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence inquiétants. La porte était entrouverte. Un des conjurés passa la tête et la retira vivement, disant qu'il y avait, sous le porche, un homme assis contre le mur, avec un fusil entre les jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu'il pouvait débuter par un exploit, entra le premier, s'empara de l'homme et lemaintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès, remporté dans le silence, encouragea singulièrement la petite troupe, qui avait rêvé une fusillade très meurtrière. Et Rougon faisait des signes impérieux pour que la joie de ses soldats n'éclatât pas trop bruyamment.

Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, à gauche, dans le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurent une quinzaine d'hommes couchés sur un lit de camp, ronflant dans la lueur mourante d'une lanterne accrochée au mur. Rougon, qui décidément devenait un grand général, laissa devant le poste la moitié de ses hommes, avec l'ordre de ne pas réveiller les dormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers, s'ils bougeaient. Ce qui l'inquiétait, c'était cette fenêtre éclairée qu'ils avaient vue de la place ; il flairait toujours Macquart dans l'affaire, et comme il sentait qu'il fallait d'abord s'emparer de ceux qui veillaient en haut, il n'était pas fâché d'opérer par surprise, avant que le bruit d'une lutte les fît se barricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont il disposait encore. Roudier commandait le détachement resté dans la cour.

Macquart, en effet, se carrait en haut dans le cabinet du maire, assis dans un fauteuil, les coudes sur son bureau. Après le départ des insurgés, avec cette belle confiance d'un homme d'esprit grossier, tout à son idée fixe et tout à sa victoire, il s'était dit qu'il était le maître de Plassans et qu'il allait s'y conduire en triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille hommes qui venait de traverser la ville était une armée invincible, dont le voisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles etdociles sous sa main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leur caserne, la garde nationale se trouvait démembrée, le quartier noble devait crever de peur, les rentiers de la ville neuve n'avaient certainement jamais touché un fusil de leur vie. Pas d'armes, d'ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne prit seulement pas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que ses hommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu'à s'endormir, il attendait tranquillement le jour qui allait, pensait-il, amener et grouper autour de lui tous les républicains du pays.

Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires : la nomination d'une Commune dont il serait le chef, l'emprisonnement des mauvais patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. La pensée des Rougon vaincus, du salon jaune désert, de toute cette clique lui demandant grâce, le plongeait dans une douce joie. Pour prendre patience, il avait résolu d'adresser une proclamation aux habitants de Plassans. Ils s'étaient mis quatre pour rédiger cette affiche. Quand elle fut terminée, Macquart, prenant une pose digne dans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l'envoyer à l'imprimerie de L'Indépendant, sur le civisme de laquelle il comptait. Un des rédacteurs commençait avec emphase : " Habitants de Plassans, l'heure de l'indépendance a sonné le règne de la justice est venu... " lorsqu'un bruit se fit entendre à la porte du cabinet, qui s'ouvrait lentement.

C'est toi, Cassoute ? demanda Macquart en interrompant la lecture.

On ne répondit pas, la porte s'ouvrait toujours.

Entre donc ! reprit-il avec impatience. Mon brigand de frère est chez lui ?

Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avec violence, claquèrent contre les murs, et un flot d'hommes armés, au milieu desquels marchait Rougon, très rouge, les yeux hors des orbites, envahirent le cabinet en brandissant leurs fusils comme des bâtons.

Ah ! les canailles, ils ont des armes ! hurla Macquart.

Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur le bureau ; mais il avait déjà cinq hommes à la gorge qui le maintenaient. Les quatre rédacteurs de la proclamation luttèrent un instant. Il y eut des poussées, des trépignements sourds, des bruits de chute. Les combattants étaient singulièrement embarrassés par leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et qu'ils ne voulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu'un insurgé cherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonation épouvantable, en emplissant le cabinet de fumée ; la balle alla briser une superbe glace, montant de la cheminée au plafond, et qui avait la réputation d'être une des plus belle glaces de la ville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi, assourdit tout le monde et mit fin à la bataille.

Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit trois détonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une des fenêtres du cabinet. Les visages s'allongèrent, et tous, penchés anxieusement, attendirent, peu soucieux d'avoir à recommencer la lutte avec les hommes du poste, qu'ils avaient oubliés dansleur victoire. Mais la voix de Roudier cria que tout allait bien. Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité était que le coup de feu de Rougon avait réveillé les dormeurs ; ils s'étaient rendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâte aveugle qu'ils avaient d'en finir, trois des hommes de Roudier avaient déchargé leurs armes en l'air, comme pour répondre à la détonation d'en haut, sans bien savoir ce qu'ils faisaient. Il y a de ces moments où les fusils partent d'eux-mêmes dans les mains des poltrons.

Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avec les embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait, pleurant de rage.

C'est cela, allez toujours.... balbutiait-il. Ce soir ou demain, quand les autres reviendront, nous réglerons nos comptes !

Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer un frisson dans le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un léger étranglement. Son frère, qui était exaspéré d'avoir été surpris comme un enfant par ces bourgeois effarés, qu'il traitait d'abominables pékins, à titre d'ancien soldat, le regardait, le bravait avec des yeux luisants de haine.

Ah ! j'en sais de belles, j'en sais de belles ! reprit-il sans le quitter du regard. Envoyez-moi donc un peu devant la cour d'assises pour que je raconte aux juges des histoires qui feront rire.

Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart ne parlât et ne le perdît dans l'estime des messieurs qui venaient de l'aider à sauver Plassans.D'ailleurs, ces messieurs, tout ahuris de la rencontre dramatique des deux frères, s'étaient retirés dans un coin du cabinet, en voyant qu'une explication orageuse allait avoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il s'avança vers le groupe et dit d'un ton très noble :

Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sa situation, il pourra nous donner des renseignements utiles.

Puis, d'une voix encore plus digne :

J'accomplirai mon devoir, messieurs. J'ai juré de sauver la ville de l'anarchie, et je la sauverai, dussé-je être le bourreau de mon plus proche parent.

On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l'autel de la patrie. Granoux, très ému, vint lui serrer la main d'un air larmoyant qui signifiait : " Je vous comprends, vous êtes sublime ! " Il lui rendit ensuite le service d'emmener tout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les quatre prisonniers qui étaient là.

Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomb lui revenir. Il reprit :

Vous ne m'attendiez guère, n'est-ce pas ? Je comprends maintenant : vous deviez avoir dressé quelque guet-apens chez moi. Malheureux ! voyez où vous ont conduit vos vices et vos désordres !

Macquart haussa les épaules.

Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes un vieux coquin. Rira bien qui rira le dernier.

Rougon, qui n'avait pas de plan arrêté à son égard, le poussa dans un cabinet de toilette où monsieur Garçonnet venait se reposer parfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n'avait d'autre issue que la porte d'entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d'un divan et d'un lavabo de marbre. Pierre ferma la porte à double tour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. On entendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Ça ira ! d'une voix formidable, comme pour se bercer.

Rougon, seul enfin, s'assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s'essuya le front. Que la conquête de la fortune et des honneurs était rude ! Enfin, il touchait au but, il sentait le fauteuil moelleux s'enfoncer sous lui, il caressait de la main, d'un geste machinal, le bureau d'acajou, qu'il trouvait soyeux et délicat comme la peau d'une jolie femme. Et il se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avait un instant auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation. Autour de lui, le silence du cabinet lui semblait prendre une gravité religieuse qui lui pénétrait l'âme d'une divine volupté. Il n'était pas jusqu'à l'odeur de poussière et de vieux papiers, traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens à ses narines dilatées.

Cette pièce, aux tentures fanées, puant les affaires étroites, les soucis misérables d'une municipalité de troisième ordre, était un temple dont il devenait le dieu. Il entrait dans quelque chose de sacré. Lui qui, au fond, n'aimait pas les prêtres, il se rappela l'émotion délicieuse de sa première communion quand il avait cru avaler Jésus.

Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresauts nerveux, à chaque éclat de voix de Macquart. Les mots d'aristocrate, de lanterne, les menaces de pendaison, lui arrivaient par souffles violents à travers la porte, et coupaient d'une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours cet homme ! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds, s'achevait par la vision brusque de la cour d'assises, des juges, des jurés et du public, écoutant les révélations honteuses de Macquart, l'histoire des cinquante mille francs et les autres ; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil de monsieur Garçonnet, il se voyait tout d'un coup pendu à une lanterne de la rue de la Banne. Qui donc le débarrasserait de ce misérable ? Enfin Antoine s'endormit. Pierre eut dix bonnes minutes d'extase pure.

Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ils arrivaient de la prison, où ils avaient conduit les insurgés. Le jour grandissait, la ville allait s'éveiller, il s'agissait de prendre un parti. Roudier déclara qu'avant tout il serait bon d'adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement, lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.

Mais, s'écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement. Il n'y a que quelques mots à changer.

Et, en effet, un quart d'heure suffit, au bout duquel Granoux lut, d'une voix émue :

" Habitants de Plassans, l'heure de la résistance a sonné, le règne de l'ordre est revenu... "

Il fut décidé que l'imprimerie de La Gazette imprimerait la proclamation, et qu'on l'afficherait à tous les coins de rue.

Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendre chez moi ; pendant ce temps, monsieur Granoux réunira ici les membres du conseil municipal qui n'ont pas été arrêtés, et leur racontera les terribles événements de cette nuit.

Puis il ajouta, avec majesté :

Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mes actes. Si ce que j'ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l'ordre, je consens à me mettre à la tête d'une commission municipale, jusqu'à ce que les autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu'on ne m'accuse pas d'ambition, je ne rentrerai à la mairie que rappelé par les instances de mes concitoyens.

Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Car enfin leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout ce qu'il avait fait pour la cause de l'ordre : le salon jaune toujours ouvert aux amis du pouvoir, la bonne parole portée dans les trois quartiers, le dépôt d'armes dont l'idée lui appartenait, et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence et d'héroïsme, dans laquelle il s'était illustré à jamais. Granoux ajouta qu'il était sûr d'avance de l'admiration et de la reconnaissance de messieurs les conseillers municipaux. Il conclut en disant :

Ne bougez pas de chez vous ; je veux aller vous chercher et vous ramener en triomphe.

Roudier dit encore qu'il comprenait, d'ailleurs, le tact, la modestie de leur ami, et qu'il l'approuvait. Personne, certes, ne songerait à l'accuser d'ambition, mais on sentirait la délicatesse qu'il mettait à ne vouloir rien être sans l'assentiment de ses concitoyens. Cela était très digne, très noble, tout à fait grand.

Sous cette pluie d'éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il murmurait : " Non, non, vous allez trop loin ", avec de petites pâmoisons d'homme chatouillé voluptueusement. Chaque phrase du bonnetier retiré et de l'ancien marchand d'amandes, placés l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, lui passait suavement sur la face ; et, renversé dans le fauteuil du maire, pénétré par les senteurs administratives du cabinet, il saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendant dont un coup d'Etat va faire un empereur.

Quand ils furent las de s'encenser, ils descendirent. Granoux partit à la recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougon d'aller en avant ; il le rejoindrait chez lui, après avoir donné les ordres nécessaires pour la garde de la mairie. Le jour grandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant sonner militairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Il tenait son chapeau à la main, malgré le froid vif ; des bouffées d'orgueil lui jetaient tout le sang au visage.

Au bas de l'escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n'avait pas bougé, n'ayant vu rentrer personne. Il était là, sur la première marche, sa grosse tête entre les mains, regardant fixement devant lui, avec le regard vide et l'entêtement muet d'un chien fidèle.

Vous m'attendiez, n'est-ce pas ? lui dit Pierre, qui comprit tout en l'apercevant. Eh bien ! allez dire à monsieur Macquart que je suis rentré. Demandez-le à la mairie.

Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla se faire arrêter comme un mouton, pour la grande réjouissance de Pierre, qui riait tout seul en montant l'escalier, surpris de lui-même, ayant vaguement cette pensée :

J'ai du courage, aurais-je de l'esprit ?

Félicité ne s'était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avec son bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde. Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n'avait rien entendu ; elle se mourait de curiosité.

Eh bien ? demanda-t-elle, en se précipitant au-devant de son mari.

Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il dit d'une voix étranglée :

C'est fait, nous serons receveur particulier.

Elle lui sauta au cou ; elle l'embrassa.

Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n'ai rien entendu. O mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moi tout.

Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans l'effusion de savictoire, vida son cœur. Il n'omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n'étaient bonnes à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s'il voulait rester le maître. Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencer certaines parties du récit, disant qu'elle n'avait pas entendu ; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde, l'esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l'affaire de la mairie, elle fut prise de rire, elle changea trois fois de fauteuil, roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d'efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu'elle oublia elle-même toute prudence.

Hein ! c'est à moi que tu dois tout cela ! s'écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t'avais laissé agir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud, c'était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu'il fallait jeter à ces bêtes féroces.

Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avec un rire de gamine :

Eh ! vive la République ! elle a fait place nette.

Mais Pierre était devenu maussade.

Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir tout prévu. C'est moi qui ai eu l'idée de me cacher. Avec cela que les femmes entendent quelque chose à la politique ! Va, ma pauvre vieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vite naufrage.

Félicité pinça les lèvres. Elle s'était trop avancée, elle avait oublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de ces rages sourdes, qu'elle éprouvait quand son mari l'écrasait de sa supériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l'heure serait venue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhomme pieds et poings liés.

Ah ! j'oubliais, reprit Rougon, monsieur Peirotte est de la danse. Granoux l'a vu qui se débattait entre les mains des insurgés.

Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à la fenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveur particulier. Elle venait d'éprouver le besoin de les revoir, car l'idée du triomphe se confondait en elle avec l'envie de ce bel appartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis si longtemps.

Elle se retourna, et, d'une voix étrange :

Monsieur Peirotte est arrêté ? dit-elle.

Elle sourit complaisamment ; puis une vive rougeur lui marbra la face. Elle venait, au fond d'elle, de faire ce souhait brutal : " Si les insurgés pouvaient le massacrer ! " Pierre lut sans doute cette pensée dans ses yeux.

Ma foi ! s'il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires... On ne serait pas obligé de le déplacer, n'est-ce pas ? et il n'y aurait rien de notre faute.

Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu'elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si monsieur Peiroite était tué, elle le reverraitla nuit, il viendrait lui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d'en face que des coups d'œil sournois, pleins d'une horreur voluptueuse. Et il y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d'épouvante criminelle qui les rendit plus aiguës.

D'ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvais côté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasser de ce chenapan ? Mais Félicité, reprise de la fièvre du succès, s'écria :

On ne peut pas tout faire à la fois. Nous le bâillonnerons, parbleu ! Nous trouverons bien quelque moyen...

Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant les dossiers. Brusquement, elle s'arrêta au milieu de la pièce et, jetant un long regard sur le mobilier fané :

Bon Dieu ! dit-elle, que c'est laid ici ! Et tout ce monde qui va venir !

Baste ! répondit Pierre avec une superbe indifférence, nous changerons tout cela.

Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour les fauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints. Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu'à bousculer un fauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pas assez vite.

Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieille femme qu'il était d'une bien plus grande politesse. Les " monsieur ", les " madame " roulaient, avec une musique délicieuse. D'ailleurs, les habitués arrivaient à lafile, le salon s'emplissait. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, les yeux hors de la tête, le sourire aux lèvres, poussés par les rumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, la veille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, à la nouvelle de l'approche des insurgés, revenaient, bourdonnants, curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu'aurait dispersé un coup de vent. Certains n'avaient pas même pris le temps de mettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il était visible que Rougon attendait quelqu'un pour parler. A chaque minute, il tournait vers la porte un regard anxieux. Pendant une heure, ce furent des poignées de main expressives, des félicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu'un mot pour devenir de l'enthousiasme.

Enfin Granoux parut. Il s'arrêta un instant sur le seuil, la main droite dans sa redingote boutonnée ; sa grosse face blême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sous un grand air de dignité. A son apparition, il se fit un silence ; on sentit qu'une chose extraordinaire allait se passer. Ce fut au milieu d'une haie que Granoux marcha droit vers Rougon. Il lui tendit la main.

Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l'hommage du conseil municipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l'époque abominable que nous traversons, des hommes qui allient votre intelligence à votre courage. Venez...

Granoux, qui récitait là un petit discours qu'il avait préparé avec grand-peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit sa mémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l'émotion, l'interrompit, en lui serrant les mains, en répétant :

Merci, mon cher Granoux, je vous remercie bien.

Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion de voix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, le couvrit d'éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Mais lui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pour conférer avec messieurs Granoux et Roudier. Les affaires avant tout. La ville se trouvait dans une situation si critique ! Ils se retirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse, ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés de quelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobée des coups d'œil où l'admiration se mêlait à la curiosité. Rougon prendrait le titre de président de la commission municipale ; Granoux serait secrétaire ; quant à Roudier, il devenait commandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieurs se jurèrent un appui mutuel, d'une solidité à toute épreuve.

Félicité, qui s'était approchée d'eux, leur demanda brusquement :

Et Vuillet ?

Ils se regardèrent. Personne n'avait aperçu Vuillet. Rougon eut une légère grimace d'inquiétude.

Peut-être qu'on l'a emmené avec les autres..., dit-il pour se tranquilliser.

Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n'était pas un homme à se laisser prendre. Du moment qu'on ne le voyait pas, qu'on ne l'entendait pas, c'est qu'il faisait quelque chose de mal.

La porte s'ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec un clignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis il vint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuillet avait fait ses petites affaires tout seul. Il s'était taillé lui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il avait vu, par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter le directeur des postes, dont les bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin, à l'heure même où Rougon s'asseyait dans le fauteuil du maire, était-il allé s'installer tranquillement dans le cabinet du directeur. Il connaissait les employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu'il remplacerait leur chef jusqu'à son retour, et qu'ils n'eussent à s'inquiéter de rien. Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal dissimulée ; il flairait les lettres ; il semblait en chercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvelle répondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans son contentement, jusqu'à donner à un de ses employés un exemplaire des Œuvres badines de Piron. Vuillet avait un fonds très assorti de livres obscènes, qu'il cachait dans un grand tiroir, sous une couche de chapelets et d'images saintes ; c'était lui qui inondait la ville de photographies et de gravures honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente des paroissiens. Cependant il dut s'effrayer, dans la matinée, de la façon cavalière dont il s'était emparé de l'hôtel des postes. Il songea à faireratifier son usurpation. Et c'est pourquoi il accourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissant personnage.

Où êtes-vous donc passé ? lui demanda Félicité d'un air méfiant.

Alors il conta son histoire, qu'il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé l'hôtel des postes du pillage.

Eh bien ! c'est entendu, restez-y ! dit Pierre après avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile.

Cette dernière phrase indiquait la grande terreur des Rougon, ils avaient peur qu'on ne se rendît trop utile, qu'on ne sauvât la ville plus qu'eux. Mais Pierre n'avait trouvé aucun péril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire des postes ; c'était même une façon de s'en débarrasser. Félicité eut un vif mouvement de contrariété.

Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler aux groupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu'il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. A chaque nouveau détail, une interruption partait.

Et vous n'étiez que quarante et un, c'est prodigieux !

Ah bien ! merci, il devait faire diablement noir.

Non, je l'avoue, jamais je n'aurais osé cela !

Alors, vous l'avez pris, comme ça, à la gorge !

Et les insurgés, qu'est-ce qu'ils ont dit ?

Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve de Rougon. Il répondait à tout le monde. Il mimait l'action. Ce gros homme, dans l'admiration de ses propres exploits, retrouvait des souplesses d'écolier, il revenait, se répétait, au milieu des paroles croisées, des cris de surprise, des conversations particulières qui s'établissaient brusquement pour la discussion d'un détail ; et il allait ainsi en s'agrandissant, emporté par un souffle épique. D'ailleurs, Granoux et Roudier étaient là qui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu'il omettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter un épisode et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ils parlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder comme dénouement, comme bouquet, l'épisode homérique de la glace cassée, Rougon voulut dire ce qui s'était passé en bas dans la cour, lors de l'arrestation du poste, Roudier l'accusa de nuire au récit en changeant l'ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l'occasion bonne pour lui, s'écria d'une voix prompte :

Eh bien, soit ! Mais vous n'y étiez pas... Laissez-moi dire...

Alors il expliqua longuement comment les insurgés s'étaient réveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l'impuissance. Il ajouta que le sang n'avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase désappointa l'auditoire qui comptait sur son cadavre.

Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame était pauvre.

Oui, oui, trois coups de feu, reprit l'ancien bonnetier. C'est le charcutier Dubruel, monsieur Liévin et monsieur Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable.

Et, comme il y eut quelques murmures :

Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien cruelles nécessités, sans qu'on y verse du sang inutile. J'aurais voulu vous voir à ma place... D'ailleurs, ces messieurs m'ont juré que ce n'était pas leur faute ; ils ne s'expliquent pas comment leurs fusils sont partis... Et pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un bleu sur la joue d'un insurgé...

Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l'auditoire. Sur quelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer ? Cela donna sujet à de longs commentaires.

En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à l'agitation le temps de se calmer, en haut, nous avions fort à faire. La lutte a été rude...

Et il décrivit l'arrestation de son frère et des quatre insurgés, très largement, sans nommer Macquart qu'il appelait " le chef ". Les mots : " Le cabinet de monsieur le maire, le fauteuil, le bureau de monsieur le maire " revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène. Ce n'était plus chez le portier, maischez le premier magistrat de la ville qu'on se battait. Roudier était enfoncé. Rougon arriva enfin à l'épisode qu'il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros.

Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J'écarte le fauteuil de monsieur le maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup part...

Tout l'auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s'écria :

Non, non ce n'est pas cela... Vous n'avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion... Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j'ai tout vu... L'homme a voulu vous assassiner ; c'est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j'ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu'il glissait sous votre bras...

Vous croyez ? dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu'il eût couru un pareil danger, et le récit de l'ancien marchand d'amandes le glaçait d'effroi. Granoux ne mentait pas d'ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.

Quand je vous le dis, l'homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il avec conviction.

C'est donc cela, dit Rougon, d'une voix éteinte, que j'ai entendu la balle siffler à mon oreille !

Il y eut une violente émotion ; l'auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n'aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de son mari, pour mettre l'attendrissement de l'assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d'un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :

Le coup part, j'entends siffler la balle à mon oreille, et, paf ! la balle va casser la glace de monsieur le maire.

Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l'héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l'on parla d'elle pendant un quart d'heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C'était le bouquet tel que Pierre l'avait ménagé, le dénouement de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu'on venait d'entendre et, de temps à autre, un monsieur se détachait d'un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu'ils parlaient pour l'histoire.

Cependant Rougon et ses deux lieutenants dirent qu'ils étaient attendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires graves.Granoux crevait d'importance ; lui seul avait vu l'insurgé presser la détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau. En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d'un air de grand capitaine brisé de fatigue, en murmurant :

Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me coucherai !

Rougon, en s'en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l'Ordre comptait plus que jamais sur lui et sur La Gazette. Il fallait qu'il publiât un bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.

Soyez tranquille ! répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir.

Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un instant, bavards comme des commères qu'un serin envolé réunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d'huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu'il se fût révélé, parmi eux, des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive démangeaison d'aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un, piqués chacun par l'ambition d'être le premier à tout savoir, à tout dire ; et Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de la Banne, effarouchés, battantdes bras comme de grands oiseaux maigres, soufflant l'émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s'agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu'une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : " Allons donc ! " Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu'un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d'une petite bande d'hommes qui avaient coupé la tête de l'hydre, mais sans détails, comme d'une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d'un bout à l'autre de la ville, l'histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des crisd'éloge dans le vieux quartier. L'idée qu'ils étaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorité d'aucune sorte, consterna d'abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d'avoir pu achever leur somme et de s'être réveillés comme à l'ordinaire, en dehors de tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l'admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette indiscrétion qu'il redoutait tourna à sa gloire. A cette heure d'effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.

Songez donc ! disaient les poltrons, ils n'étaient que quarante et un !

Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C'est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés. Il n'y eut que quelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sans causes, d'anciens militaires, honteux d'avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n'y avait aucune preuve de combat, ni cadavres ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

Mais la glace, la glace ! répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas nier que la glace de monsieur le maire soit cassée. Allez donc la voir.

Et, en effet, jusqu'à la nuit, il y eut une procession d'individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d'ailleurs, la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avait fait un trou rond, d'où partaient de larges cassures ; puis tous murmuraient la même phrase :

Fichtre ! la balle avait une fière force !

Et ils s'en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville. Tout Plassans, à cette heure, s'occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaient l'espérance d'un prochain triomphe. Ah ! comme elle allait écraser cette ville qu'elle mettait si tard sous ses talons ! Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon. C'était là que, tout à l'heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine d'Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide qui rôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l'air. Elle lui fit signe de monter. Il semblait n'attendre que cet appel.

Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu'il hésitait. Ton père n'est pas là.

Aristide avait l'air gauche d'un enfant prodigue. Depuis près de quatre ans, il n'était plus entré dans le salon jaune. Il tenait encore son bras en écharpe.

Ta main te fait toujours souffrir ? lui demanda railleusement Félicité.

Il rougit, il répondit avec embarras :

Oh ! ça va beaucoup mieux, c'est presque guéri.

Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint à son secours.

Tu as entendu parler de la belle conduite de ton père ? reprit-elle.

Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplomb revenait ; il rendit à sa mère sa raillerie ; il la regarda en face, en ajoutant :

J'étais venu voir si papa n'était pas blessé.

Tiens, ne fais pas la bête ! s'écria Félicité, avec sa pétulance. Moi, à ta place, j'agirais très carrément. Tu t'es trompé, là, avoue-le, en t'enrôlant avec tes gueux de républicains. Aujourd'hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avec nous, qui sommes les plus forts. Hé ! la maison t'est ouverte !

Mais Aristide protesta. La République était une grande idée. Puis les insurgés pouvaient l'emporter.

Laisse-moi donc tranquille ! continua la vieille femme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me charge de l'affaire... Ecoute-moi : tu vas aller à ton journal, tu rédigeras d'ici à demain un numéro très favorable au coup d'Etat, et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tu seras accueilli à bras ouverts.

Et, comme le jeune homme restait silencieux :

Entends-tu ? poursuivit-elle d'une voix plus basse et plus ardente ; c'est de notre fortune, c'est de la tienne, qu'il s'agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assez compromis comme cela.

Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant le Rubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal. Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud de son écharpe :

Et d'abord, il faut m'ôter ce chiffon-là. Ca devient ridicule, tu sais !

Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il le plia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mère en disant 

  A demain ! 

Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. Il n'était resté que huit conseillers municipaux ; les autres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que le maire et les deuxadjoints. Ces huit messieurs, de la force de Granoux, eurent des sueurs d'angoisse, lorsque ce dernier leur expliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avec quel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, il faudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseils municipaux de certaines petites villes. A Plassans, le maire avait sous la main d'incroyables buses, de purs instruments d'une complaisance passive. Aussi, monsieur Garçonnet n'étant plus là, la machine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconque saurait en ressaisir les ressorts. A cette heure, le sous-préfet ayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par la force des circonstances, le maître unique et absolu de la ville ; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre les mains d'un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyens n'aurait prêté cent francs.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s'occupa de la réorganisation de la garde nationale, et réussit à mettre sur pied trois cents hommes ; les cent neuf fusils restés dans le hangar furent distribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommes armés par la réaction ; les cent cinquante autres gardes nationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats à Sicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite armée en revue sur la place de l'Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir que les marchands de légumes riaient en dessous ; tous n'avaient pas d'uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leur chapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais au fond, l'intention était bonne. Un poste futlaissé à la mairie. Le reste de la petite armée fut dispersé, par peloton, aux différentes portes de la ville. Roudier se réserva le commandement du poste de la Grand-Porte, la plus menacée.

Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rue Canquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne se mêler de rien. Il fit, d'ailleurs, ouvrir les portes de la gendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais il voulait triompher seul, il n'entendait pas que les gendarmes pussent lui voler une part de sa gloire. S'il avait absolument besoin d'eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leur présence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu'aggraver la situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence. Lorsqu'il apprit qu'il y avait un homme blessé dans la caserne, Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouva Rengade couché, l'œil couvert d'un bandeau, avec ses grosses moustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par de belles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant, exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service. Il promit de lui envoyer un médecin.

Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade, mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes, ce serait de tordre le cou au misérable qui m'a crevé l'œil. Oh ! je le reconnaîtrai ; c'est un petit maigre, pâlot, tout jeune...

Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Il eut un léger mouvement de recul, comme s'il eût craint que Rengade ne lui sautât à la gorge, endisant : " C'est ton neveu qui m'a éborgné ; attends, tu vas payer pour lui ! " Et, tandis qu'il maudissait tout bas son indigne famille, il déclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, il serait puni avec toute la rigueur des lois.

Non, non, ce n'est pas la peine, répondit le borgne ; je lui tordrai le cou.

Rougon s'empressa de regagner la mairie. L'après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente. Elle se terminait par un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la ferme assurance que l'ordre ne serait plus troublé. Jusqu'au crépuscule les rues, en effet, offrirent l'image d'un soulagement général, d'une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes qui lisaient la proclamation disaient :

C'est fini, nous allons voir passer les troupes envoyées à la poursuite des insurgés.

Cette croyance que des soldats approchaient devint telle que les oisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pour aller au-devant de la musique. Ils revinrent, à la nuit, désappointés, n'ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courut la ville.

A la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour ne rien dire que les membres, le ventre vide, effarés par leurs propres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon les envoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures du soir. Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquart s'éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclara qu'il avaitfaim, puis il demanda l'heure, et quand son frère lui eut dit qu'il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir plus tôt et qu'ils tardaient bien à le délivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de la bande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs, le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante, les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu'il ne leur restait des forces que pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courant d'effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant un café de la place des Récollets, qui venait d'allumer ses lampes, et où se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de conversation très effrayant.

Eh bien ! monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la nouvelle ? Le régiment qu'on attendait n'est pas arrivé.

Mais on n'attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une voix aigre.

Faites excuse. Vous n'avez donc pas lu la proclamation ?

C'est vrai, les affiches promettent que l'ordre sera maintenu par la force, s'il est nécessaire.

Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s'entend.

Et que dit-on ?

Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n'est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés.

Il y eut un cri d'horreur dans le café. Rougon eut envie d'entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamation n'avait annoncé l'arrivée d'un régiment, qu'il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s'emparait de lui, n'était pas bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n'eût paru. Il rentra chez lui très inquiet. Félicité, toute pétulante et pleine de courage, s'emporta, en le voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

Eh ! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire... Ecoute, tu vas fermer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard.

Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d'orage. Tous prétendaient avoir compté sur l'envoi d'un régiment, et ils s'exclamaient, en disant qu'on n'abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu'il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte, avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu'ils étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eut dit que la situation critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu'il avait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de ces messieurs dormaient autour du bureau de monsieur Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu'ils étaient des braves et qu'on les décorait. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d'armes. Rougon, qui semblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet. Il venait de se rappeler qu'il n'avait point reçu La Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.

Eh bien ! lui demanda Rougon en le prenant à part, et l'article que vous m'aviez promis ! Je n'ai pas vu le journal.

C'est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère. Parbleu ! La Gazette n'a pas paru ; je n'ai pas envie de me faire massacrer demain, si les insurgés reviennent.

Rougon s'efforça de sourire, en disant que, Dieu merci ! on ne massacrerait personne. C'était justement parce que des bruits faux et inquiétants couraient, que l'article en question aurait rendu un grand service à la bonne cause.

Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules.

Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :

Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés ! Vous en avez trop laissé, pour que je me risque.

Rougon, resté seul, s'étonna de cette révolte d'un homme si humble, si plat d'ordinaire. La conduite de Vuillet lui parut louche. Mais il n'eut pas le temps de chercher une explication. Il s'était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudier entra, en faisant sonner terriblement, sur sa cuisse, un grand sabre qu'il avait attaché à sa ceinture. Les dormeurs se réveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.

Hein ? quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noire dans la poche.

Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendre aucune précaution oratoire, je crois qu'une bande d'insurgés s'approche de la ville.

Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seul eut la force de dire :

Vous les avez vus ?

Non, répondit l'ancien bonnetier ; mais nous entendons d'étranges bruits dans la campagne ; un de mes hommes m'a affirmé qu'il avait aperçu des feux courant sur la pente des Garrigues.

Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visages blancs et muets :

Je retourne à mon poste, reprit-il ; j'ai peur de quelque attaque. Avisez de votre côté.

Rougon voulut courir après lui, avoir d'autres renseignements ; mais il était déjà loin. Certes, la commission n'eut pas envie de se rendormir. Des bruits étranges ! des feux ! une attaque ! et cela, au milieu de la nuit ! Aviser, c'était facile à dire, mais que faire ? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leur avait réussi la veille : se cacher, attendre que les insurgés eussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les rues désertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de sa femme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux était d'aller voir. Certains membres firent la grimace ; mais quand il fut convenuqu'une escorte armée accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une trentaine de gardes nationaux ; puis ils s'aventurèrent dans la ville endormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l'horizon muré, ne voyant rien, n'entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus les portails fermés ; ils tendirent l'oreille sans saisir autre chose qu'un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eut l'idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l'hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de Corbière. Il n'y avait à l'hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille, il s'était prudemment tenu à l'écart, non pas qu'il eût peur, mais parce qu'il lui répugnait d'être vu, tripotant avec les Rougon, à l'heure décisive. Au fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s'enfermer, pour ne pas courir se donner l'étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de lanuit, qu'il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toute hâte.

Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les membres de la commission municipale, nous avons un service à vous demander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin de l'hôtel ?

Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y mener moi-même.

Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin se terminait par une terrasse qui dominait la plaine ; en cet endroit, un large pan des remparts s'était écroulé, l'horizon s'étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là un excellent poste d'observation. Les gardes nationaux étaient restés à la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrent s'accouder sur le parapet de la terrasse. L'étrange spectacle qui se déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans la vallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s'enfonçait, au couchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. Les bouquets d'arbres, les rochers sombres faisaient, de place en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de la mer lumineuse. Et l'on distinguait, selon les coudes de la Viorne, des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec des reflets d'armures, dans la fine poussière d'argent qui tombait du ciel. C'était un océan, un monde que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l'infini. Ces messieurs n'entendirent, nevirent d'abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumière et de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait. Granoux, peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par la paix sereine de cette nuit d'hiver !

La belle nuit, messieurs !

Décidément, Roudier a rêvé, dit Rougon avec quelque dédain.

Mais le marquis tendait ses oreilles fines.

Eh ! dit-il de sa voix nette, j'entends le tocsin.

Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle. Et, légers, avec des puretés de cristal, les tintements éloignés d'une cloche montèrent de la plaine. Ces messieurs ne purent nier. C'était bien le tocsin. Rougon prétendit reconnaître la cloche du Béage, un village situé à une grande lieue de Plassans. Il disait cela pour rassurer ses collègues.

Ecoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c'est la cloche de Saint-Maur.

Et il leur désignait un autre point de l'horizon. En effet, une seconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furent dix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées au large frémissement de l'ombre, entendirent les tintements désespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts, affaiblis, pareils à des râles d'agonisant. La plaine entière sanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Le marquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bien leur expliquer la cause de toutes ces sonneries :

Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissent pour venir attaquer Plassans au point du jour.

Granoux écarquillait les yeux.

Vous n'avez rien vu, là-bas ? demanda-t-il tout à coup.

Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pour mieux entendre.

Ah ! tenez ! reprit-il au bout d'un silence. Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.

Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré ; c'est un feu qu'on allume.

Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face du premier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rouges apparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à des distances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisait s'étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistre acheva de consterner la commission municipale.

Pardieu ! murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces brigands se font des signaux.

Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien d'hommes environ aurait affaire " la brave garde nationale de Plassans ". Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l'armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs, par leursilence consterné, montrèrent que leur opinion était faite et qu'ils refusaient toute consolation.

Voilà maintenant que j'entends La Marseillaise, dit Granoux d'une voix éteinte.

C'était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : " Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! " arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu'il faisait, ne pouvant s'arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et La Marseillaise, toute enflammée par l'illumination des signaux. Ils s'emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu'ils voyaient et entendaient d'effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n'auraient quitté la place ; s'ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé qu'une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le matin, quand la lune fut cachée, et qu'ils n'eurent plus devant eux qu'un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient entourés d'ennemis invisibles qui rampaient dans l'ombre prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c'étaient des hommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant de l'escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leur disait de sa voix ironique :

Ne vous inquiétez donc pas ! Ils attendront le point du jour.

Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveux de Granoux achevèrent de blanchir. L'aube parut enfin avec des lenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Ces messieurs, au premier rayon, s'attendaient à voir une armée rangée en bataille devant la ville. Justement, ce matin-là, le jour avait des paresses, se traînait au bord de l'horizon. Le cou tendu, l'œil en arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dans l'ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface, les bouquets d'arbres en bataillons encore menaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurent effacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec des mélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. On n'apercevait point d'insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne de coupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaient encore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande de quelques hommes qui s'éloignaient le long de la Viorne.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse en sentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s'il apercevait au loin quelque bande. Granoux et Rougon, brisés par les émotions de la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en se soutenant mutuellement.

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l'appelait " pauvre chat " ; elle lui répétait qu'il ne devait pas se frapper l'imagination comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu'à onze heures. Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu'il fallait aller jusqu'au bout. A la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence plus âpre. Ces messieurs n'avaient pu garder pour eux le récit de la nuit mémorable passée sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Leurs bonnes s'étaient empressées d'en répandre la nouvelle, en l'enjolivant de détails dramatiques. A cette heure, c'était chose acquise à l'histoire, qu'on avait vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites où bouillaient des enfants, d'interminables défilés de bandits dont les armes luisaient au clair de lune. Et l'on parlait des cloches qui sonnaient d'elles-mêmes le tocsin dans l'air désolé, et l'on affirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.

On était au mardi, jour de marché à Plassans ; Roudier avait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pour laisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes, du beurre et des œufs. Dès qu'elle fut assemblée, la commission municipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, en comptant leprésident, déclara que c'était là une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l'hôtel Valqueyras n'eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décida que le crieur public, accompagné d'un tambour, irait par les rues proclamer la ville en état de siège et annoncer aux habitants que quiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furent officiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pour rassurer la population, porta l'épouvante à son comble. Et rien ne fut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussait les verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvième siècle.

Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceinture usée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme une forteresse assiégée aux approches d'un assaut, une angoisse mortelle passa sur les maisons mornes. A chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d'une cave, d'un trou muré, dans l'attente anxieuse de la délivrance ou du coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes d'insurgés qui battaient la campagne avaient interrompu toutes les communications. Plassans, acculé dans l'impasse où il est bâti, se trouvait séparé du reste de la France. Il se sentait en plein pays de rébellion ; autour de lui, le tocsin sonnait, La Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient, à chaque minute, de la terreur à l'espérance, en croyant apercevoir à la Grand-Porte, tantôt des blouses d'insurgés et tantôt desuniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot de murs croulants, n'eut une agonie plus douloureuse.

Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d'Etat avait manqué ; le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midi appartenait à l'armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés devaient arriver le soir et massacrer Plassans.

Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à la commission municipale la fermeture des portes, bonne seulement à irriter les insurgés. Rougon, qui perdit la tête, défendit son ordonnance avec ses dernières énergies ; ce double tour donné aux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de son administration ; il trouva pour le justifier des paroles convaincues. Mais on l'embarrassait, on lui demandait où étaient les soldats, le régiment qu'il avait promis. Alors il mentit, il dit très carrément qu'il n'avait rien promis du tout. L'absence de ce régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d'en avoir rêvé l'approche, était la grande cause de la panique. Les gens bien informés citaient l'endroit exact de la route où les soldats avaient été égorgés.

A quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l'hôtel Valqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, à Orchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, des bourgeois étaientvenus regarder les meurtrières. Ces sentinelles volontaires entretenaient l'épouvante de la ville, en comptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant de forts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux, aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide.

En rentrant à la mairie, Rougon et l'inséparable Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ils n'étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l'état des choses demeurant le même, il n'y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d'avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand-Porte, avec conviction.

Pierre rentra, l'oreille basse, se coulant dans l'ombre des maisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu'il monta l'escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait.Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d'hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n'avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n'avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si le lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d'Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l'encens de toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et craignant d'être huée. On parlait d'eux ; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d'un plaideur qui triomphe.

Je l'avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu'ils étaient au moins deux cents.

Mais non, dit un gros négociant, marchand d'huile et grand politique, ils n'étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang,le matin. Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main. Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :

Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n'était pas même fermée.

Des rires accueillirent cette phrase, et l'ouvrier, se voyant encouragé, reprit.

Les Rougon, c'est connu, c'est des pas grand-chose.

Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L'ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari ; elle voulut qu'il prît une leçon sur l'instabilité des foules.

C'est comme leur glace, continua l'avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d'avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille.

Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu'à prétendre qu'il n'avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s'effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n'était pas au bout de son calvaire. Les groupes s'acharnaient aussi vertement qu'ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d'une mémoire qui se perd, de l'enclos des Fouque, d'Adélaïde, de sesamours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d'intrigants éhontés, montaient jusqu'à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd'hui, Rougon n'était plus qu'un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère et s'en servait comme d'un marchepied pour monter à la fortune.

Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d'une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons.

Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait :

Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d'où vient le coup. La ville neuve nous en veut.

Elle devinait juste. L'impopularité brusque des Rougon était l'œuvre d'un groupe d'avocats qui se trouvaient très vexés de l'importance qu'avait prise un ancien marchand d'huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort. Le vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l'esprit des commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d'excellents hommes, d'honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. Onleur ouvrirait les yeux. A la place de ce gros ventru, de ce gueux qui n'avait pas le sou, monsieur Isidore Granoux n'aurait-il pas dû s'asseoir dans le fauteuil du maire ? Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n'aurait pas dû garder l'ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en faisant fermer les portes ; c'était par sa bêtise que cinq membres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d'un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La réaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l'occasion, il pourrait encore compter.

Est-ce qu'Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire la paix ?

Oui, répondit Félicité. Il m'avait promis un bel article. L'Indépendant n'a pas paru...

Mais son mari l'interrompit en disant :

Eh ! n'est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ?

La vieille femme ne jeta qu'un regard.

Il a remis son écharpe ! cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L'Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de reprendre son rôlede mutilé. Il traversa sournoisement la place, sans lever la tête, puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de la Banne.

Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre... Jusqu'à nos enfants qui nous abandonnent !

Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent, découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n'avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallait qu'au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu'ils lui fissent demander grâce, s'ils ne voulaient renoncer à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l'unique cause de leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d'esprit, comprit vite cela. S'ils avaient pu connaître le résultat du coup d'Etat, ils auraient payé d'audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance des événements.

Et ce diable d'Eugène qui ne m'écrit pas ! s'écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu'il livrait à sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l'avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n'écrivait-il pas à son père ? Après l'avoir tenu si fidèlement au courant des succès de lacause bonapartiste, il aurait dû s'empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S'il se taisait, c'était que la République victorieuse l'avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.

A ce moment, on apporta La Gazette, encore toute fraîche.

Comment ! dit Pierre très surpris, Vuillet a fait paraître son journal ?

Il déchira la bande, il lut l'article de tête et l'acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise.

Tiens, lis, reprit-il, en tendant le journal à Félicité.

C'était un superbe article, d'une violence inouïe contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d'ordures dévotes n'avaient coulé d'une plume. Vuillet commençait par faire le récit de l'entrée de la bande dans Plassans. Un pur chef-d'œuvre. On y voyait " ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes ", envahissant la ville, " ivres d'eau-de-vie, de luxure et de pillage " ; puis il les montrait " étalant leur cynisme dans les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que le viol et l'assassinat ". Plus loin, la scène de l'hôtel de ville et l'arrestation des autorités devenaient tout un drame atroce : " Alors, ils ont pris à la gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d'épines par cesmisérables, et ont reçu leurs crachats au visage. " L'alinéa consacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme. Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes : " Et qui n'a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes vêtues de rouge, et qui devaient s'être roulées dans le sang des martyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes ? Elles brandissaient des drapeaux, elles s'abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière. " Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique : " La République ne marche jamais qu'entre la prostitution et le meurtre. " Ce n'était là que la première partie de l'article ; le récit terminé, dans une péroraison virulente, le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps " la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés ni les personnes " ; il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en disant qu'une plus longue tolérance serait un encouragement, et qu'alors les insurgés viendraient prendre " la fille dans les bras de la mère, l'épouse dans les bras de l'époux " ; enfin, après une phrase dévote dans laquelle il déclarait que Dieu voulait l'extermination des méchants, il terminait par ce coup de trompette : " On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu'on les tue comme des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre d'une pareille vermine. "

Cet article, où la lourdeur du journalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque Félicité posa La Gazette sur la table :

Ah ! le malheureux ! il nous donne le dernier coup, on croira que c'est moi qui ai inspiré cette diatribe.

Mais, dit sa femme, songeuse, ne m'as-tu pas annoncé ce matin qu'il refusait absolument d'attaquer les républicains ? Les nouvelles l'avaient terrifié, et tu prétendais qu'il était pâle comme un mort.

Eh ! oui, je n'y comprends rien. Comme j'insistais, il est allé jusqu'à me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés... C'était hier qu'il aurait dû écrire son article ; aujourd'hui, il va nous faire massacrer.

Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué Vuillet ? L'image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus bouffonnes qu'on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l'injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement si voisine des portes de la ville.

C'est un méchant homme, je l'ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l'article. Il n'a peut-être voulu que nous faire du tort. J'ai été bien bon enfant de lui laisser la direction des postes.

Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, comme éclairée par une pensée subite ; elle mit un bonnet, jeta un châle sur ses épaules.

Où vas-tu donc ? demanda son mari étonné. Il est plus de neuf heures.

Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelque rudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors en m'attendant ; je te réveillerai s'il le faut, et nous causerons.

Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l'hôtel des postes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillet travaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement de contrariété.

Jamais Vuillet n'avait été plus heureux. Depuis qu'il pouvait glisser ses doigts minces dans les courriers, il goûtait des voluptés profondes, des voluptés de prêtre curieux, s'apprêtant à savourer les aveux des pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises, tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à ses oreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, il regardait amoureusement les souscriptions de ses yeux louches, il auscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l'âme des vierges. C'étaient des jouissances infinies, des tentations pleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaient là ; il touchait à l'honneur des femmes, à la fortune des hommes, et il n'avait qu'à briser les cachets, pour en savoir aussi long que le grand vicaire de la cathédrale, le confident des personnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de ces terribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font tout dire et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens. Aussi avait-il fait souvent le rêve d'enfoncer son bras jusqu'à l'épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, le cabinet du directeur des postes était un grand confessionnal plein d'une ombre et d'un mystère religieux, dans lequel il se pâmait enhumant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s'exhalaient des correspondances. D'ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l'impunité. Si les lettres éprouvaient quelque retard, si d'autres s'égaraient même complètement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes l'avait un instant contrarié ; mais il s'était entendu avec Roudier pour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer par la mairie.

Il n'avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout le monde. Il s'était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l'éveil et lui enlever le mérite d'avoir du courage, quand la ville entière tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque madame Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte, sans doute, de les classer. Il se leva, avec son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient d'une façon inquiète. Mais Félicité ne s'assit pas ; elle dit brutalement :

Je veux la lettre.

Vuillet écarquilla les yeux d'un air de grande innocence.

Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.

La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari... Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée.

Et comme il bégayait qu'il ne savait pas, qu'il n'avait rien vu, que c'était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :

Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bien ce que je veux dire, n'est-ce pas ?... Je vais chercher moi-même.

Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets qui encombraient le bureau. Alors il s'empressa, il dit qu'il allait voir. Le service était forcément si mal fait ! Peut-être bien qu'il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on la retrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu'il ne l'avait pas vue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tous les papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicité attendait impassible.

Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous, s'écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d'un carton. Ah ! ces diables d'employés, ils profitent de la situation pour ne rien faire comme il faut !

Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement, sans paraître s'inquiéter le moins du monde de ce qu'un pareil examen pouvait avoir de blessant pour Vuillet. Elle vit clairement qu'on avait dû ouvrir l'enveloppe ; le libraire, maladroit encore, s'était servi d'une cire plus foncée pour recoller le cachet. Elle eut soin de fendre l'enveloppe en gardant intact le cachet, qui devait être, à l'occasion, une preuve. Eugène annonçait, en quelques mots, le succès complet du coup d'Etat ; il chantait victoire, Paris était dompté, la provincene bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude très ferme en face de l'insurrection partielle qui soulevait le Midi. Il leur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s'ils ne faiblissaient pas.

Madame Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elle s'assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé, avait fiévreusement repris son triage.

Ecoutez-moi, monsieur Vuillet, lui dit-elle.

Et, quand il eut relevé la tête :

Jouons cartes sur table, n'est-ce pas ? Vous avez tort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu de décacheter nos lettres...

Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avec tranquillité :

Je sais, je connais votre école, vous n'avouerez jamais... Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir le coup d'Etat ?

Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finit par perdre patience.

Vous me prenez donc pour une bête ! s'écria-t-elle. J'ai lu votre article... Vous feriez bien mieux de vous entendre avec nous.

Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu'il voulait avoir la clientèle du collège. Autrefois, c'était lui qui fournissait l'établissement de livres classiques. Mais on avait appris qu'il vendait, sous le manteau, des pornographies aux élèves, en si grande quantité que lespupitres débordaient de gravures et d'œuvres obscènes. A cette occasion, il avait même failli passer en police correctionnelle. Depuis cette époque, il rêvait de rentrer en grâce auprès de l'administration, avec des rages jalouses.

Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition. Elle le lui fit même entendre. Violer les lettres, risquer le bagne, pour vendre quelques dictionnaires !

Eh ! dit-il d'une voix aigre, c'est une vente assurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pas l'impossible, comme certaines personnes.

Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettres décachetées. Un traité d'alliance fut conclu, par lequel Vuillet s'engageait à n'ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir la clientèle du collège. En le quittant, Félicité l'engagea à ne pas se compromettre davantage. Il suffisait qu'il gardât les lettres et ne les distribuât que le surlendemain.

Quel coquin ! murmura-t-elle, quand elle fut dans la rue, sans songer qu'elle-même venait de mettre un interdit sur les courriers.

Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l'aise, avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra monsieur de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l'action, gardait, depuis l'annonce du coup d'Etat, la neutralité la plus absolue.Pour lui, l'Empire était fait, il attendait l'heure de reprendre, dans une direction nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile, n'avait plus qu'une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu'au bout de leur rôle.

C'est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller te voir. Tes affaires s'embrouillent.

Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.

Tant mieux, tu me conteras cela, n'est-ce pas ? Ah ! je dois me confesser, j'ai fait une peur affreuse, l'autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisais voir une bande d'insurgés dans chaque bouquet de la vallée !... Tu me pardonnes ?

Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venez donc un de ces matins, lorsque je serai seule.

Elle s'échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par la rencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait une volonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais sa toute-puissance au logis. C'était un coup de scène nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l'avance les railleries profondes, et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femme blessée.

Elle trouva Pierre couché, dormant d'un sommeil lourd ; elle approcha un instant la bougie, et regarda d'un air de pitié son visage épais, où couraient par moments de légers frissons ; puis elle s'assit au chevet du lit, ôta son bonnet, s'échevela, se donna la mine d'une personne désespérée, et se mit à sangloter très haut.

Hein ! qu'est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? demanda Pierre brusquement réveillé.

Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.

Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait. Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ?

Elle fit signe que non ; puis, d'une voix éteinte :

Je viens de l'hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander conseil à monsieur de Carnavant. Ah ! mon pauvre ami, tout est perdu.

Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau que montrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et, au milieu du lit défait, il s'affaissait comme un magot chinois, blême et pleurard.

Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ; nous sommes ruinés, nous n'aurons jamais un sou.

Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s'emporta. C'était la faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute la famille. Est-ce qu'il pensait àla politique, lui, quand monsieur de Carnavant et Félicité l'avaient jeté dans ces bêtises-là !

Moi, je m'en lave les mains, cria-t-il. C'est vous deux qui avez fait la sottise. Est-ce qu'il n'était pas plus sage de manger tranquillement nos petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits.

Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu'il s'était montré aussi âpre que sa femme. Il n'éprouvait qu'un immense désir, celui de soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.

Et, d'ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des enfants comme les nôtres ! Eugène nous lâche à l'instant décisif ; Aristide nous a traînés dans la boue, et il n'y a pas jusqu'à ce grand innocent de Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des insurgés... Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire faire leurs humanités !

Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n'usait jamais.

Félicité, voyant qu'il reprenait haleine, lui dit doucement

Tu oublies Macquart.

Ah ! oui, je l'oublie ! reprit-il avec plus de violence, en voilà encore un dont la pensée me met hors de moi !... Mais ce n'est pas tout ; tu sais, le petit Silvère, je l'ai vu chez ma mère, l'autre soir, les mains pleines de sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t'en ai pasparlé, pour ne point t'effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d'assises. Ah ! quelle famille !... Quant à Macquart il nous a gênés, au point que j'ai eu l'envie de lui casser la tête, l'autre jour, quand j'avais un fusil. Oui, j'ai eu cette envie...

Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reproches de son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme une coupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle l'affolait. Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant le repentir ; puis elle répéta d'une voix désolée :

Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! qu'allons-nous faire !... Nous sommes criblés de dettes.

C'est ta faute ! cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces.

Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L'espérance d'un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de 1851, ils s'étaient laissés aller jusqu'à offrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierre avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour contribuer à l'achat des fusils et des cartouches.

La note du pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, le fruitier...

Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :

Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes.

Moi, moi ! balbutia-t-il, mais on m'a trompé, on m'a volé ! C'est cet imbécile de Sicardot qui m'a mis dedans, en me jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J'ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende mon argent.

Eh ! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre. Quand nous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger du pain. Ah ! c'est une jolie campagne !... Va, nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier.

Cette dernière phrase sonna lugubrement. C'était le glas de leur existence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le spectacle. C'était donc là qu'il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L'Empire ne payerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant :

Non, je prendrai un fusil, j'aime mieux que les insurgés me tuent.

Ca, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car lesrépublicains ne sont pas loin. C'est un moyen comme un autre d'en finir.

Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d'un coup, on lui versait un grand seau d'eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s'opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d'enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée. Au bout d'un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.

Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N'y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?

Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi-même la situation tout à l'heure ; nous n'avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.

Fuyons, alors... Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de suite ?

Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville... Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait fermer les portes ? Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d'un ton suppliant, il murmura :

Je t'en prie, trouve une idée, toi ; tu n'as encore rien dit. Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :

Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n'entends rien à la politique, tu me l'as répété cent fois.

Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :

Tu ne m'as pas mise au courant de tes affaires, n'est-ce pas ? J'ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil... D'ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls.

Elle disait cela avec une ironie si fine que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d'un coup, il se confessa. Il parla des lettres d'Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d'un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. A chaque instant, il s'interrompait pour demander : " Qu'aurais-tu fait, toi, à ma place ? " ou bien il s'écriait : " N'est-ce pas ? j'avais raison, je ne pouvais agir autrement. " Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d'un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d'une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu'elle lui mît des menottes.

Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la correspondance d'Eugène. Tu jugeras mieux la situation.

Elle essaya vainement de l'arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourir elle-même. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme.

Eh bien ! dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de nous sauver de la ruine ?

Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchir profondément.

Tu es une femme intelligente, reprit-il pour la flatter ; j'ai eu tort de me cacher de toi, ça, je le reconnais...

Ne parlons plus de ça, répondit-elle... Selon moi, si tu avais beaucoup de courage...

Et, comme il la regardait d'un air avide, elle s'interrompit, elle dit avec un sourire :

Mais tu me promets bien de ne plus te méfier de moi ? Tu me diras tout ? Tu n'agiras pas sans me consulter ?

Il jura, il accepta les conditions les plus dures. Alors Félicité se coucha à son tour ; elle avait pris froid, elle vint se mettre près de lui ; et, à voix basse, comme si l'on avait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan de campagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de héros au milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment, disait-elle, l'avertissait que les insurgés étaient encore loin. D'ailleurs, tôt ou tard, leparti de l'Ordre l'emporterait, et les Rougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle de martyrs n'était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avec tant de conviction, que son mari, surpris d'abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d'audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s'y conformer, en montrant tout le courage possible.

Et n'oublie pas que c'est moi qui te sauve, murmura la vieille, d'une voix câline. Tu seras gentil ?

Ils s'embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau, pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise. Mais ni l'un ni l'autre ne s'endormirent ; au bout d'un quart d'heure, Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse, se tourna, et, à voix très basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau.

Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel.

Dame ! reprit-il, tu veux que les habitants soient consternés !... On me prendrait au sérieux si ce que je t'ai dit arrivait...

Puis, son projet se complétant, il s'écria :

On pourrait employer Macquart... Ce serait une façon de s'en débarrasser.

Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, elle hésita, et, d'une voix troublée, elle balbutia :

Tu as peut-être raison. C'est à voir... Après tout, nous serions bien bêtes d'avoir des scrupules ; il s'agitpour nous d'une question de vie ou de mort... Laisse-moi faire, j'irai demain trouver Macquart, et je verrai si l'on peut s'entendre avec lui. Toi, tu te disputerais, tu gâcherais tout... Bonsoir, dors bien, mon pauvre chéri... Va, nos peines finiront.

Ils s'embrassèrent encore, ils s'endormirent. Et, au plafond, la tache de lumière s'arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leur chambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaient en pièces d'or sur le carreau.

Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, munie des instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elle emportait, dans une serviette, l'uniforme de garde national de son mari. D'ailleurs, elle n'aperçut que quelques hommes dormant à poings fermés dans le poste. Le concierge, qui était chargé de nourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette, transformé en cellule. Puis il redescendit tranquillement.

Macquard était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d'y faire de longues réflexions. Lorsqu'il eut dormi, les premières heures furent données à la colère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser la porte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine. Et il se promettait de l'étrangler de ses propres mains lorsque les insurgés viendraient le délivrer. Mais le soir, au crépuscule, il se calma, il cessa de tourner furieusement dans l'étroit cabinet. Il y respirait une odeur douce, unsentiment de bien-être qui détendait ses nerfs. Monsieur Garçonnet, fort riche, délicat et coquet, avait fait arranger ce réduit d'une très élégante façon ; le divan était moelleux et tiède ; des parfums, des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et le jour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareil aux lueurs d'une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieu de cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets de toilette, s'endormit en pensant que ces diables de riches " étaient bien heureux tout de même ". Il s'était couvert d'une couverture qu'on lui avait donnée. Il se vautra jusqu'au matin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quand il ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il ne quitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autour de lui. Il se disait que jamais il n'aurait un pareil coin pour se débarbouiller. Le lavabo surtout l'intéressait ; ce n'était pas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits pots et tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée. L'idée lui vint qu'il avait peut-être fait fausse route ; on ne gagne rien à fréquenter les gueux ; il aurait dû ne pas faire le méchant et s'entendre avec les Rougon. Puis il rejeta cette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l'avaient volé. Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient à l'adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgés l'abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Il finit par conclure que la République était une duperie. Ces Rougon avaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, sa guerre sourde ; personne, dans la famille, ne l'avait soutenu : ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvère lui-même, qui était un sot des'enthousiasmer pour les républicains, et qui n'arriverait jamais à rien. Maintenant, sa femme était morte, ses enfants l'avaient quitté ; il crèverait seul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, il aurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait le lavabo, pris d'une grande envie d'aller se laver les mains avec une certaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal. Macquart, comme tous les fainéants qu'une femme ou leurs enfants nourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu'il portât des pantalons rapiécés, il aimait à s'inonder d'huile aromatique. Il passait des heures chez son barbier, où l'on parlait politique, et qui lui donnait un coup de peigne entre deux discussions. La tentation devint trop forte ; Macquart s'installa devant le lavabo. Il se lava les mains, la figure ; il se coiffa, se parfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, de tous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grande jouissance fut de s'essuyer avec les serviettes du maire ; elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, y respira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quand il fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revint s'étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes. Il éprouva un mépris encore plus grand pour la République, depuis qu'il avait mis le nez dans les fioles de monsieur Garçonnet. L'idée lui poussa qu'il était peut-être encore temps de faire la paix avec son frère. Il pesa ce qu'il pourrait demander pour une trahison. Sa rancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur ; mais il en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans le silence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s'être pas creusé, même au prix de ses haines les pluschères, un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés d'âme et de corps. Vers le soir, Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Mais lorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il comprit qu'on avait besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.

La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini. Ils échangèrent d'abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossière qu'il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche. Elle déplora les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors de lui.

Parbleu ! mon frère ne s'est jamais conduit en frère avec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu'il est venu à mon secours ? Il m'aurait laissé crever dans mon taudis... Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, à l'époque des deux cents francs, je crois qu'on ne peut pas me reprocher d'avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c'était un bon cœur.

Ce qui signifiait clairement :

Si vous aviez continué à me fournir de l'argent, j'aurais été charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vous combattre. C'est votre faute. Il fallait m'acheter.

Félicité le comprit si bien qu'elle répondit :

Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu'on s'imagine que nous sommes à notre aise ; mais onse trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n'avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l'aurait désiré.

Elle hésita un instant, puis continua :

A la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres !

Macquart dressa l'oreille. " Je les tiens ! " pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l'offre indirecte de sa belle-sœur, il étala sa misère d'une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur leur saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.

Ca, je vous en défie, dit tranquillement Macquart.

Mais elle se récria :

Je rachèterais plutôt de mon sang l'honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas... Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine.

Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d'engager la lutte.

Sans condition ? demanda-t-il enfin.

Sans condition aucune, répondit-elle.

Elle s'assit à côté de lui, sur le divan, puis continua d'une voix décidée :

Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez gagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir les moyens.

Il y eut un nouveau silence.

Si l'affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l'air de réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vos manigances.

Mais il n'y a pas de manigances, reprit Félicité, souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple : vous allez sortir tout à l'heure de ce cabinet, vous irez vous cacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vous viendrez reprendre la mairie.

Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenait pas.

Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.

Oh ! je n'ai pas le temps de vous mettre au courant, répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous ou n'acceptez-vous pas ?

Eh bien ! non, je n'accepte pas... Je veux réfléchir. Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être une fortune.

Félicité se leva.

A votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment, vous n'avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chez moi me traiter de vieille gueuse, etlorsque j'ai la bonté de vous tendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber, vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Eh bien ! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi, je m'en lave les mains.

Elle était à la porte.

Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Je ne puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir. Depuis deux jours, j'ignore ce qui se passe. Est-ce que je sais, si vous ne me volez pas ?

Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cri du cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grand tort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs, c'est une jolie somme, et on ne la risque que pour une cause gagnée. Acceptez, je vous le conseille.

Il hésitait toujours.

Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu'on nous laissera entrer tranquillement ?

Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aura peut-être des coups de fusil.

Il la regarda fixement.

Eh ! dites donc, la petite mère, reprit-il d'une voix rauque, vous n'avez pas au moins l'intention de me faire loger une balle dans la tête ?

Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu'une balle, pendant l'attaque de la mairie, leur rendrait un grand service en les débarrassant d'Antoine. Ce seraitmille francs de gagnés. Aussi se fâcha-t-elle en murmurant :

Quelle idée !... Vraiment, c'est atroce d'avoir des idées pareilles.

Puis, subitement calmée :

Acceptez-vous ?... Vous avez compris, n'est-ce pas ?

Macquart avait parfaitement compris. C'était un guet-apens qu'on lui proposait. Il n'en voyait ni les raisons ni les conséquences ; ce qui le décida à marchander. Après avoir parlé de la République comme d'une maîtresse à lui qu'il était désespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu'il aurait à courir, et finit par demander deux mille francs. Mais Félicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu'à ce qu'elle lui eût promis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où il n'aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors le marché fut conclu. Elle lui fit endosser l'uniforme de garde national qu'elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblement chez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, tous les républicains qu'il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu'il suffirait d'en pousser la porte pour s'en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut deux cents francs. Elle s'engagea à lui compter les huit cents autres francs le lendemain. Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant. D'un coup de poing,dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour faire croire qu'il s'était sauvé par là.

C'est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera pour minuit... Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !

Tu étais bien bonne d'hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place.

Ce matin-là - on était au mercredi - il soigna particulièrement sa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclara qu'il était très convenable, et qu'il aurait très bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse face pâle avait en effet une grande dignité et un air d'entêtement héroïque. Elle l'accompagna jusqu'au premier étage, en lui faisant ses dernières recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle que fût la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait excellent, s'il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l'ordre,

Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d'une bataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s'inquiéter des regards ni des paroles qu'il surprit au passage. Il s'y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter la place. Il envoya simplement un mot à Roudier, pourl'avertir qu'il reprenait le pouvoir. " Veillez aux portes, disait-il, sachant que ces lignes pouvaient devenir publiques ; moi, je veillerai à l'intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes. C'est au moment où les mauvaises passions renaissent et l'emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer, au péril de leur vie. " Le style, les fautes d'orthographe rendaient plus héroïque ce billet, d'un laconisme antique. Pas un de ces messieurs de la commission provisoire ne parut. Les deux derniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux. De cette commission, dont les membres s'étaient évanouis, à mesure que la panique soufflait plus forte, il n'y avait que Rougon qui restât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pas même envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c'était assez. Sublime spectacle qu'un journal de la localité devait plus tard caractériser d'un mot : " Le courage donnant la main au devoir ".

Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtiment vide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit de ses talons. D'ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Il promenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d'un air si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrant deux ou trois fois dans les couloirs, le salua d'un air surpris et respectueux. On l'aperçut derrière chaque croisée, et, malgré le froid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec des liasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé qui attend des messages importants.

Puis, vers midi, il courut la ville ; il visita les postes, parlant d'une attaque possible, donnant à entendre que les insurgés n'étaient pas loin ; mais il comptait, disait-il, sur le courage des braves gardes nationaux : s'il le fallait, ils devaient se faire tuer jusqu'au dernier pour la défense de la bonne cause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avec l'allure d'un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, et qui n'attend plus que la mort, il put constater une véritable stupeur sur son chemin ; les promeneurs du cours, les petits rentiers incorrigibles qu'aucune catastrophe n'aurait pu empêcher de venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passer d'un air ahuri, comme s'ils ne le reconnaissaient pas et qu'ils ne pussent croire qu'un des leurs, qu'un ancien marchand d'huile eût le front de tenir tête à toute une armée.

Dans la ville, l'anxiété était à son comble. D'un instant à l'autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit de l'évasion de Macquart fut commenté d'une effrayante façon. On prétendit qu'il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu'il attendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur les habitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans, cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne savait plus qu'inventer pour avoir peur. Les républicains, devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance. Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, qui la veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent si surpris qu'ils n'osèrent plus attaquer ouvertement un homme d'un tel courage. Ils se contentèrent de dire qu'il y avait folie à braver ainsi des insurgés victorieux etque cet héroïsme inutile allait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, vers trois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlait du désir d'afficher son dévouement devant ses concitoyens, n'osait cependant pas compter sur une aussi belle occasion.

Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que le président de la commission provisoire reçut la députation de la ville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à son patriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Mais lui, d'une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l'ordre, de la liberté, et d'autres choses encore. D'ailleurs, il ne forçait personne à l'imiter ; il accomplissait simplement ce que sa conscience, son cœur lui dictaient.

Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il en terminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nul autre que moi ne soit compromis. Et, s'il faut une victime, je m'offre de bon cœur ; je désire que le sacrifice de ma vie sauve celle des habitants.

Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu'il courait à une mort certaine.

Je le sais, reprit-il gravement. Je suis prêt !

Ces messieurs se regardèrent. Ce " Je suis prêt ! " les cloua d'admiration. Décidément, cet homme était un brave. Le notaire le conjura d'appeler à lui les gendarmes ; mais il répondit que le sang de ces soldats était précieux et qu'il ne le ferait couler qu'à la dernière extrémité. La députation se retira lentement, très émue. Une heure après, Plassans traitait Rougon de héros ; les plus poltrons l'appelaient " un vieux fou ".

Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux. L'ancien marchand d'amandes se jeta dans ses bras, en l'appelant " grand homme ", et en lui disant qu'il voulait mourir avec lui. Le " Je suis prêt ! " que sa bonne venait de lui rapporter de chez la fruitière l'avait réellement enthousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avait des naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu'il ne tirait pas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvre homme ; il se promit de le faire complimenter publiquement par le préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, qui l'avaient si lâchement abandonné. Et tous deux ils attendirent la nuit dans la mairie déserte.

A la même heure, Aristide se promenait chez lui d'un air profondément inquiet. L'article de Vuillet l'avait surpris. L'attitude de son père le stupéfiait. Il venait de l'apercevoir à une fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme à l'approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleversées dans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux, c'était la croyance de la ville entière. Mais des doutes lui venaient, il flairait quelque farce lugubre. N'osant plus se présenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. Quand Angèle revint, elle lui dit de sa voix traînante :

Ta mère t'attend : elle n'est pas en colère du tout, mais elle a l'air de se moquer joliment de toi. Elle m'a répété à plusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans ta poche.

Aristide fut horriblement vexé. D'ailleurs, il courut à la rue de la Banne, prêt aux plus humbles soumissions.Sa mère se contenta de l'accueillir avec des rires de dédain.

Ah ! mon pauvre garçon, lui dit-elle en l'apercevant, tu n'es décidément pas fort.

Est-ce qu'on sait, dans un trou comme Plassans ! s'écria-t-il avec dépit. J'y deviens bête, ma parole d'honneur. Pas une nouvelle, et l'on grelotte. C'est d'être enfermé dans ces gredins de remparts... Ah ! si j'avais pu suivre Eugène à Paris !

Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait à rire

Vous n'avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je sais bien des choses, allez... Mon frère vous tenait au courant de ce qui se passait, et jamais vous ne m'avez donné la moindre indication utile.

Tu sais cela ? toi, dit Félicité devenue sérieuse et méfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais. Est-ce que tu décachetterais les lettres, comme quelqu'un de ma connaissance ?

Non, mais j'écoute aux portes, répondit Aristide avec un grand aplomb.

Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remit à sourire, et, plus douce :

Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu ne te sois pas rallié plus tôt ?

Ah ! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Je n'avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de telles brutes : mon beau-père, Granoux et les autres !... Et puis je ne voulais pas trop m'avancer...

Il hésitait. Il reprit d'une voix inquiète

Aujourd'hui, vous êtes bien sûre au moins du succès du coup d'Etat ?

Moi ? s'écria Félicité, que les doutes de son fils blessaient, mais je ne suis sûre de rien.

Vous m'avez pourtant fait dire d'ôter mon écharpe ?

Oui, parce que tous ces messieurs se moquent de toi.

Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblant contempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d'une brusque impatience à le voir ainsi hésitant.

Tiens, dit-elle, j'en reviens à ma première opinion : tu n'es pas fort. Et tu aurais voulu qu'on te fît lire les lettres d'Eugène ! Mais, malheureux, avec tes continuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là à hésiter...

Moi, j'hésite ? interrompit-il en jetant sur sa mère un regard clair et froid. Ah ! bien, vous ne me connaissez pas. Je mettrais le feu à la ville si j'avais envie de me chauffer les pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j'entends tricher la fortune. Je ne jouerai qu'à coup sûr.

Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :

Ton père a bien du courage.

Oui, je l'ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m'a rappelé Léonidas aux Thermopyles... Est-ce que c'est toi, mère, qui lui as fait cette figure-là ?

Et, gaiement, avec un geste résolu.

Tant pis ! s'écria-t-il, je suis bonapartiste !... Papa n'est pas un homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.

Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain.

Il n'insista pas, il lui jura qu'elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s'en alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardant s'éloigner, qu'il avait un esprit de tous les diables, et que jamais elle n'aurait eu le courage de le laisser partir sans le mettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d'angoisse tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n'existerait plus le lendemain, qu'il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s'il était nécessaire de donner suite à l'insurrection que Macquart préparait.

On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieurs de la ville neuve, comme ils m'ont salué ! Ca ne me paraît guère utile maintenant de tuer du monde. Hein ! qu'en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.

Ah ! quel mollasse tu es ! s'écria Félicité avec colère. C'est toi qui as eu l'idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien sans moi !... Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains t'épargneraient s'ils te tenaient ?

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut d'une grande utilité. Il l'envoya porter ses ordres aux différents postes qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à l'hôtel de ville par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l'affairé en prêchant l'humanité, ne fut même pas averti. Vers onze heures, la cour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérite d'avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables s'emparaient du pouvoir, il donna l'ordre de ne plus prononcer une parole et d'éteindre toutes les lumières. Lui-même prit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière lui Félicité, aux mains de laquelle l'avait jeté la crise de la nuit, et il se serait laissé pendre en disant : " Ca ne fait rien, ma femme va venir me décrocher. " Pour augmenter le tapage et secouer uneplus longue épouvante sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l'ombre, dans le silence noir de la cour, les gardes nationaux, que l'anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer, comme à l'affût d'une bande de loups.

Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Il s'était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan de monsieur Garçonnet. A plusieurs reprises, il eut une envie folle d'aller écorner ses deux cents francs dans quelque café voisin ; cet argent, qu'il avait mis dans une des poches de son gilet, lui brûlait le flanc ; il employa le temps à le dépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelques jours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu'elle sortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilité morte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d'automate, ne paraissant même pas s'apercevoir de sa présence. Elle ignorait les peurs qui bouleversaient la ville close ; elle était à mille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixe qui tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. A cette heure, pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir de manger un bon morceau, l'envoya chercher un poulet rôti chez un traiteur du faubourg. Quand il fut attablé :

Hein ? lui dit-il, tu n'en manges pas souvent, du poulet. C'est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leurs affaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé... Je parie que tu donnes tes économies à cette sainte-nitouche deSilvère. Il a une maîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelque coin, il te le fera sauter joliment un jour.

Il ricanait, il était tout brûlant d'une joie fauve. L'argent qu'il avait en poche, la trahison qu'il préparait, la certitude de s'être vendu un bon prix, l'emplissaient du contentement des gens mauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans le mal. Tante Dide n'entendit que le nom de Silvère.

Tu l'as vu ? demanda-t-elle, ouvrant enfin les lèvres.

Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge au bras. S'il attrapait quelque prune, ça serait bien fait.

L'aïeule le regarda fixement et, d'une voix grave :

Pourquoi ? dit-elle simplement.

Eh ! on n'est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu'on va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j'ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas un enfant.

Mais tante Dide ne l'écoutait plus. Elle murmurait :

Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l'autre ; ses oncles lui enverront les gendarmes.

Qu'est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j'aime qu'on m'accuse en face. Si j'ai quelquefois causé de la République avec le petit, c'était pour le ramener àdes idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j'aime la liberté, mais il ne faut pas qu'elle dégénère en licence... Et quant à Rougon, il a mon estime. C'est un garçon de tête et de courage.

Il avait le fusil, n'est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l'esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur la route.

Le fusil ? Ah ! oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir jeté un coup d'œil sur le manteau de la cheminée, où l'arme était pendue d'ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile !

Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. Tante Dide s'était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole. Vers le soir, Antoine s'éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la porte de Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il se glissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous les affiliés qui n'avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neuf heures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donné rendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d'hommes, il leur tint un discours où il parla d'une vengeance personnelle à satisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, et finit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes. Il en sortait, elle était vide ; le drapeau rouge y flotterait cettenuit même, s'ils le voulaient. Les ouvriers se consultèrent : à cette heure, la réaction agonisait, les insurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas les attendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de les recevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et les places pavoisées. D'ailleurs, personne ne se défia de Macquart ; sa haine contre les Rougon, la vengeance personnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté. Il fut convenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez eux un fusil iraient le chercher, et qu'à minuit, la bande se trouverait sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Une question de détail faillit les arrêter, ils n'avaient pas de balles ; mais ils décidèrent qu'ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix, ce qui même était inutile, puisqu'ils ne devaient rencontrer aucune résistance.

Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muet de ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons. Lorsque la bande se trouva réunie devant l'hôtel de ville, Macquart, tout en ayant l'œil au guet, s'avança hardiment. Il frappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demanda ce qu'on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cet homme, feignant l'effroi, se hâta d'ouvrir. La porte tourna lentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Alors Macquart cria d'une voix forte :

Venez, mes amis ! 

C'était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis que les républicains se précipitaient, du noir de lacour sortirent un torrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait la mort. Les gardes nationaux, exaspérés par l'attente, pressés d'être délivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne, avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile. L'éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans la lueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crut voir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur de Félicité, et se sauva, en murmurant :

Pas de bêtises ! Le coquin me tuerait. Il me doit huit cents francs.

Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Les républicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feu à leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Mais eux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtant aux cadavres, affolés, répétant dans les ruelles silencieuses : " On assassine nos frères ! " d'une voix désespérée qui ne trouvait pas d'écho. Les défenseurs de l'Ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, se précipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, et envoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits où le noir d'une porte, l'ombre d'une lanterne, la saillie d'une borne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dix minutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette fusillade infernale, s'étaientassis sur leur séant, les dents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n'auraient mis le nez à la fenêtre. Et, lentement, dans l'air déchiré par les coups de feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rythme si irrégulier, si étrange, qu'on eût dit un martèlement d'enclume, un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d'un enfant en colère. Cette cloche hurlante, que les bourgeois ne reconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations des fusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d'une file interminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent, ils s'allongèrent sous leurs couvertures, comme s'ils eussent couru quelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dans les chambres closes ; le drap au menton, la respiration coupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leurs foulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leur côté, enfonçaient la tête dans l'oreiller en se pâmant.

Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi, entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, par groupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés au moyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues du tapage de leur course ahurie. Roudier arriva un des premiers. Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrement qu'on n'abandonnait pas ainsi les portes d'une ville. Consternés de ce reproche - car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laissé les portes sans un défenseur -, ils reprirent leur galop, ils repassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore. Pendant une heure, Plassans put croire qu'une armée affolée le traversait en tous sens.La fusillade, le tocsin, les marches et les contremarches des gardes nationaux, leurs armes qu'ils traînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l'ombre, faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d'assaut et livrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureux habitants, qui crurent tous à l'arrivée des insurgés ; ils avaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans, avant le jour, s'abîmerait sous terre ou s'évaporerait en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur, s'imaginant par instants que leur maison remuait déjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé sur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

Eh ! il y en a assez ! cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu'un qui pleure, c'est énervant.

Mais ce n'est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d'un air désolé. C'est monsieur Granoux, qui est monté dans le clocher... Il faut vous dire que j'avais retiré le battant de la cloche, par ordre de monsieur le curé, justement pour éviter qu'on sonnât le tocsin. Monsieur Granoux n'a pas voulu entendre raison. Il a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit.

Rougon monta précipitamment l'escalier qui menait aux cloches, en criant :

Assez ! assez ! Pour l'amour de Dieu, finissez donc !

Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la dentelure d'une ogive, Granoux, sans chapeau, l'air furieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu'il y allait de bon cœur ! Il se renversait, prenait un élan et tombait sur le bronze sonore, comme s'il eût voulu le fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s'était jeté sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d'attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune. Alors il comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s'arrêter. L'autre n'entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le reconnaissant :

Hein ! dit-il, d'une voix triomphante, vous avez entendu ! J'ai essayé d'abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal. Heureusement, j'ai trouvé ce marteau... Encore quelques coups, n'est-ce pas ?

Mais Rougon l'emmena. Granoux était radieux. Il s'essuyait le front, il faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c'était avec un simple marteau qu'il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les nationaux s'étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu'on relevât les morts, sous prétexte qu'il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place, dont la lune s'était retirée, il posa le pied sur la main d'un des cadavres, crispée au bord d'un trottoir. Il faillit tomber. Cette main molle, qui s'écrasait sous son talon, lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d'horreur. Il suivit les rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poing sanglant qui le poursuivait.

Il y en a quatre par terre, dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu'on les trouve là.

Parbleu ! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos... J'ai marché sur quelque chose de mou...

Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendant qu'il mettait une autre paire de chaussures, Félicité reprit :

Eh bien ! tant mieux ! c'est fini... On ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces.

La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante. Le jour grandit, morne, avec cesmélancolies grises de matinées d'hiver. Les habitants n'entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps, se hasardèrent. Il en vint dix à quinze ; puis, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descendit sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Pendant toute la matinée, les curieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaient horriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans la tête ; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Mais le plus atroce des quatre était le garde national tombé sous le porche ; il avait reçu en pleine figure toute une charge de plomb à perdrix dont s'étaient servis les républicains, faute de balles ; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foule s'emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette avidité des poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le garde national ; c'était le charcutier Dubruel, celui que Roudier accusait, le lundi matin, d'avoir tiré avec une vivacité coupable. Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers ; le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges qui tachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardant derrière eux d'un air de méfiance, comme si cette justice sommaire qui avait, dans les ténèbres, rétabli l'ordre à coups de fusil, les guettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à les fusiller à leur tour, s'ils ne baisaient pas avec enthousiasme la main qui venait de les sauver de la démagogie.

La panique de la nuit grandit encore l'effet terrible causé, le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l'histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants, les coups de marteau deGranoux, la débandade des gardes nationaux lâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits si terrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours d'une bataille gigantesque, livrée à un nombre incalculable d'ennemis. Quand les vainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par une vantardise instinctive, parlèrent d'environ cinq cents hommes, on se récria ; des bourgeois prétendirent s'être mis à la fenêtre et avoir vu passer, pendant plus d'une heure, le flot épais des fuyards. Tout le monde, d'ailleurs, avait entendu courir les bandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n'auraient pu de la sorte éveiller une ville en sursaut. C'était une armée, une belle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait fait rentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon : " Ils sont rentrés sous terre ", parut d'une grande justesse, car les postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujours leurs grands dieux que pas un homme n'était entré ni sorti ; ce qui ajouta au fait d'armes une pointe de mystère, une idée de diables cornus s'abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquer les imaginations. Il est vrai que les postes évitèrent de raconter leurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnables s'arrêtèrent-ils à la pensée qu'une bande d'insurgés avait dû pénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, des bruits de trahison se répandirent, on parla d'un guet-apens ; sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie ne purent garder l'atroce vérité ; mais une telle terreur régnait encore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre de poltrons, qu'on attribua ces bruits à la rage des républicains vaincus. On prétendit, d'autre part, que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci legardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu'à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n'osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d'effroi devant les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent, la place s'emplit de conversations sourdes, d'exclamations étouffées. On parlait de l'autre attaque, de cette prise de la mairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c'était vraiment un héros, un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le " Je suis prêt ! " de l'homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d'intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l'air, parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier " au grand citoyen dont Plassans serait éternellement glorieux ". Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l'insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de main. On connaissait l'histoire du marteau. Seulement, par un mensonge innocent, dont il n'eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit qu'ayant vu les insurgés le premier, il s'était mis à taper sur la cloche, pour sonner l'alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l'appela plus que : " monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin avec un marteau ! " Bien que la phrase fût un peu longue, Granoux l'eût prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l'on ne put désormais prononcer devant lui le mot " marteau ", sans qu'il crût à une délicate flatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Il les regarda sur tous les sens, humant l'air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d'un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de L'Indépendant, dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce mot de sa mère : " Tu verras demain ! " Il avait vu, c'était très fort ; ça l'épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de monsieur Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l'empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, luiengourdissait les jambes. Il se demandait ce qu'il allait faire jusqu'au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ? Etait-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l'enceinte des remparts trouée de tous côtés par l'armée vengeresse des républicains, lorsqu'un grand cri : " Les insurgés ! les insurgés ! " éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d'un bond et, soulevant le rideau, il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place. A ce coup de foudre, en moins d'une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d'un air louche, cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie, ébranler les vitres d'une allégresse folle. Il revint à la fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s'embrassaient ; il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant sa tête tourner. Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait.

Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais dire combien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulement qu'un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l'avait tiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés de faux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra, correcte, en habit noir, l'air radieux. Pas un membre ne manquait. Uneheureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois. Granoux se jeta dans les bras de son cher président.

Les soldats ! bégaya-t-il, les soldats !

Un régiment venait, en effet, d'arriver, sous les ordres du colonel Masson et de monsieur de Blériot, préfet du département. Les fusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaient d'abord fait croire à l'approche des insurgés. L'émotion de Rougon fut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il pleurait, le grand citoyen ! La commission municipale regarda tomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux se jeta de nouveau au cou de son ami, en criant :

Ah ! que je suis heureux !... Vous savez, je suis un homme franc, moi. Eh bien ! nous avions tous peur, tous, n'est-ce pas, messieurs ? Vous seul étiez grand, courageux, sublime. Quelle énergie il a dû vous falloir ! Je le disais tout à l'heure à ma femme : Rougon est un grand homme, il mérite d'être décoré.

Alors, ces messieurs parlèrent d'aller à la rencontre du préfet. Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque, balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine ; il descendit, calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion. Mais l'enthousiasme qui accueillit la commission et son président sur la place de l'Hôtel-de-Ville faillit troubler de nouveau sa gravité de magistrat. Son nom circulait dans la foule, accompagné cette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuple refaire l'aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout et inébranlable au milieu dela panique universelle. Et, jusqu'à la place de la Sous-Préfecture, où la commission rencontra le préfet, il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes de femme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

Monsieur de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans la ville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaient perdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés. D'ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères ; ils ne devaient s'arrêter qu'une heure à Plassans, le temps de rassurer la population et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaient la mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour tout individu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut un sourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer les verrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieille ferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garde d'honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à ces messieurs l'épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminés par la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand les deux cortèges se trouvèrent face à face, monsieur de Blériot s'avança-t-il vivement vers le président de la commission, lui serrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore sur la ville jusqu'au retour des autorités ; et Rougon saluait, tandis que le préfet, arrivé à la porte de la Sous-Préfecture, où il désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu'il n'oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle et courageuse conduite.

Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait aux fenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, aurisque de tomber, était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d'arriver avec un numéro de L'Indépendant, dans lequel il s'était nettement déclaré en faveur du coup d'Etat, qu'il accueillait " comme l'aurore de la liberté dans l'ordre et de l'ordre dans la liberté ". Et il avait fait aussi une délicate allusion au salon jaune, reconnaissant ses torts, disant que " la jeunesse est présomptueuse ", et que " les grands citoyens se taisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer les insultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme au jour de lutte ". Il était surtout content de cette phrase. Sa mère trouva l'article supérieurement écrit. Elle embrassa le cher enfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui était également venu la voir, las de se cloîtrer, pris d'une curiosité furieuse, s'accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Quand monsieur de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon, Félicité pleura.

Oh ! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main. Tiens, il la lui prend encore !

Et jetant un coup d'œil sur les fenêtres où les têtes s'entassaient.

Qu'ils doivent rager ! Regarde donc la femme à monsieur Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et madame Massicot, et la famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s'allonge !... Ah ! dame, c'est notre tour, maintenant. 

Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la Sous-Préfecture, avec des ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente. Elleinterprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu'elle ne pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elle devint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, monsieur de Blériot connaissait déjà l'histoire du marteau, car l'ancien marchand d'amandes rougit comme une jeune fille et parut dire qu'il n'avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.

Quel intrigant ! murmura Félicité. Il se fourre partout... Ce pauvre chéri doit être troublé !... Voilà le colonel qui lui parle. Qu'est-ce qu'il peut bien lui dire ?

Eh ! petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente d'avoir si soigneusement fermé les portes.

Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d'une voix sèche. Avez-vous vu les cadavres, monsieur ?

Monsieur de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla s'asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d'un air légèrement dégoûté. A ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.

Ah ! ma bonne ! balbutia-t-il.

Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui parlant du superbe article de L'Indépendant. Pierre aurait également baisé le marquissur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui donna la lettre d'Eugène qu'elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit qu'on venait de l'apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l'avoir lue.

Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Ah ! quelle sottise j'allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es une brave femme.

Il la prit dans ses bras, tandis qu'elle échangeait avec le marquis un discret sourire.

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