En haut, dans sa chambre, dans cette douceur cloîtrée qu'elle retrouvait, Hélène se sentit étouffer. La pièce l'étonnait, si calme, si bien close, si endormie sous les tentures de velours bleu, tandis qu'elle y apportait le souffle court et ardent de l'émotion qui l'agitait. Etait-ce sa chambre, ce coin mort de solitude où elle manquait d'air ? Alors, violemment, elle ouvrit une fenêtre, elle s'accouda en face de Paris.

La pluie avait cessé, les nuages s'en allaient, pareils à un troupeau monstrueux, dont la file débandée s'enfonçait dans les brumes de l'horizon. Une trouée bleue s'était faite au-dessus de la ville, s'élargissant lentement. Mais Hélène, les coudes frémissants sur la barre d'appui, encore essoufflée d'avoir monté trop vite, ne voyait rien, n'entendait que son cœur battant à grands coups contre sa gorge, qu'il soulevait. Elle respirait longuement, il lui semblait que l'immense vallée, avec son fleuve, ses deux millions d'existences, sa cité géante, ses coteaux lointains, n'aurait point assez d'air pour lui rendre la régularité et la paix de son haleine.

Pendant quelques minutes, elle resta là, éperdue, dans cette crise qui la tenait tout entière. C'était, en elle, comme un grand ruissellement de sensations et de pensées confuses, dont le murmure l'empêchait de s'écouter et de se comprendre. Ses oreilles bourdonnaient,ses yeux voyaient de larges taches claires voyageant avec lenteur. Elle se surprit à examiner ses mains gantées, et à se souvenir qu'elle avait oublié de recoudre un bouton au gant de la main gauche. Puis, elle parla tout haut, elle répéta plusieurs fois, d'une voix de plus en plus basse :

Je vous aime... Je vous aime... Mon Dieu ! je vous aime...

Et, d'un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mains jointes, appuyant les doigts sur ses paupières closes, comme pour augmenter la nuit où elle se plongeait. Une volonté de s'anéantir la prenait, de ne plus voir, d'être seule au fond des ténèbres. Sa respiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son souffle puissant ; elle le sentait là, ne voulant point le regarder, et cependant prise de peur à l'idée de quitter la fenêtre, de ne plus avoir sous elle cette ville dont l'infini l'apaisait.

Bientôt, elle oublia tout. La scène de l'aveu, malgré elle, renaissait. Sur le fond d'un noir d'encre, Henri apparaissait avec une netteté singulière, si vivant, qu'elle distinguait les petits battements nerveux de ses lèvres. Il s'approchait, il se penchait. Alors, follement, elle se rejetait en arrière. Mais, quand même, elle sentait une brûlure effleurer ses épaules, elle entendait une voix : " Je vous aime... Je vous aime... "

Puis, lorsque d'un suprême effort elle avait chassé la vision, elle la voyait se reformer plus lointaine, lentement grossie ; et c'était de nouveau Henri qui la poursuivait dans la salle à manger, avec les mêmes mots : " Je vous aime... Je vous aime ", dont la répétition prenait en elle la sonorité continue d'une cloche. Elle n'entendait plus queces mots vibrant à toute volée dans ses membres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulait réfléchir, elle s'efforçait encore d'échapper à l'image d'Henri. Il avait parlé, jamais elle n'oserait le revoir face à face. Sa brutalité d'homme venait de gâter leur tendresse. Et elle évoquait les heures où il l'aimait sans avoir la cruauté de le dire, ces heures passées au fond du jardin, dans la sérénité du printemps naissant. Mon Dieu ! il avait parlé ! Cette pensée s'entêtait, devenait si grosse et si lourde, qu'un coup de foudre détruisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d'une égale importance. C'était, dans son cœur, un sentiment de protestation indignée, d'orgueilleuse colère, mêlé à une sourde et invincible volupté qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avait parlé et il parlait toujours, il surgissait obstinément, avec ces paroles brûlantes : " Je vous aime... Je vous aime... ", qui emportaient toute sa vie passée d'épouse et de mère.

Pourtant, dans cette évocation, elle gardait la conscience des vastes étendues qui se déroulaient sous elle, derrière la nuit dont elle s'aveuglait. Une voix haute montait, des ondes vivantes s'élargissaient et l'enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu'à la clarté lui battaient le visage, malgré ses mains nerveusement serrées. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer ses paupières closes ; et, dans ces lueurs, elle croyait voir les monuments, les flèches et les dômes se détacher sur le jour diffus du rêve. Alors, elle écarta les mains, elle ouvrit les yeux et demeura éblouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu.

On n'apercevait plus, tout au fond, qu'une barre de nuages, qui entassaient un écroulement de rochescrayeuses. Maintenant, dans l'air pur, d'un bleu intense, passaient seulement des vols légers de nuées blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottilles de voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avait un réseau d'une finesse extrême, comme un filet de soie pâle tendu là, dans un coin du ciel, pour quelque pêche de cette mer calme. Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu'Hélène ne pouvait voir, une queue de l'averse devait encore noyer le soleil, car Paris, sous l'éclaircie, restait sombre et mouillé, effacé dans la buée des toits qui séchaient. C'était une ville d'un ton uniforme, du gris bleuâtre de l'ardoise, que les arbres tachaient de noir, très distincte cependant, avec les arêtes vives et les milliers de fenêtres des maisons. La Seine avait l'éclat terni d'un vieux lingot d'argent. Aux deux bords, les monuments semblaient badigeonnés de suie ; la tour Saint-Jacques, comme mangée de rouille, dressait son antiquaille de musée, tandis que le Panthéon, au-dessus du quartier assombri qu'il surmontait, prenait un profil de catafalque géant. Seul, le dôme des Invalides gardait des lueurs dans ses dorures ; et l'on eût dit des lampes allumées en plein jour, d'une mélancolie rêveuse au milieu du deuil crépusculaire qui drapait la cité. Les plans manquaient ; Paris, voilé d'un nuage, se charbonnait sur l'horizon, pareil à un fusain colossal et délicat, très vigoureux sous le ciel limpide.

Hélène, devant cette ville morne, songeait qu'elle ne connaissait pas Henri. Elle était très forte, à présent que son image ne la poursuivait plus. Une révolte la poussait à nier cette possession qui, en quelques semaines, l'avait emplie de cet homme. Non, elle ne le connaissait pas.Elle ignorait tout de lui, ses actes, ses pensées ; elle n'aurait même pu dire s'il était une grande intelligence. Peut-être manquait-il de cœur plus encore que d'esprit. Et elle épuisait ainsi toutes les suppositions, se gonflant le cœur de l'amertume qu'elle trouvait au fond de chacune, se heurtant toujours à son ignorance, à ce mur qui la séparait d'Henri et qui l'empêchait de le connaître. Elle ne savait rien, elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l'imaginait plus que brutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seul trouble qui, jusqu'à cette heure, eût rompu l'équilibre heureux de sa vie. D'où venait-il donc pour la désoler de la sorte ? Tout d'un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n'existait pas pour lui, et cette idée lui fut insupportable. Mon Dieu ! n'être pas l'un pour l'autre, passer sans se voir, ne point se rencontrer peut-être ! Elle avait joint désespérément les mains, des larmes mouillaient ses yeux.

Alors, Hélène regarda fixement les tours de Notre-Dame, très loin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avait la tête lourde, comme trop pleine des idées tumultueuses qui s'y heurtaient. C'était une souffrance, elle aurait voulu s'intéresser à Paris, retrouver sa sérénité, en promenant sur l'océan des toitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, à pareille heure, l'inconnu de la grande ville, dans le calme d'un beau soir, l'avait bercée d'un rêve attendri ! Cependant, devant elle, Paris s'éclairait de coups de soleil. Au premier rayon qui était tombé sur Notre-Dame, d'autres rayons avaient succédé, frappant la ville. L'astre, à son déclin, faisait craquer les nuages. Alors, les quartierss'étendirent, dans une bigarrure d'ombres et de lumières. Un moment, toute la rive gauche fut d'un gris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rive droite, déroulée au bord du fleuve comme une gigantesque peau de bête. Puis, les formes changeaient et se déplaçaient, au gré du vent qui emportait les nuées. C'était, sur le ton doré des toits, des nappes noires voyageant toutes dans le même sens, avec le même glissement doux et silencieux. Il y en avait d'énormes, nageant de l'air majestueux d'un vaisseau amiral, entourées de plus petites qui gardaient des symétries d'escadre en ordre de bataille. Une ombre immense, allongée, ouvrant une gueule de reptile, barra un instant Paris, qu'elle semblait vouloir dévorer. Et, quand elle se fut perdue au fond de l'horizon, rapetissée à la taille d'un ver de terre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de la crevasse d'un nuage, tomba dans le trou vide qu'elle laissait. On en voyait la poussière d'or filer comme un sable fin, s'élargir en vaste cône, pleuvoir sans relâche sur le quartier des Champs-Elysées, qu'elle éclaboussait d'une clarté dansante. Longtemps, cette averse d'étincelles dura, avec son poudroiement continu de fusée.

Eh bien ! la passion était fatale, Hélène ne se défendait plus. Elle se sentait à bout de force contre son cœur. Henri pouvait la prendre, elle s'abandonnait. Alors, elle goûta un bonheur infini à ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-elle refusée davantage ? N'avait-elle pas assez attendu ? Le souvenir de sa vie passée la gonflait de mépris et de violence. Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle était si fière autrefois ? Elle se revoyait jeune fille, à Marseille, rue des Petites-Maries, cette rue où elle avait toujours grelotté ; elle se revoyait mariée, glacée près de ce grand enfant qui baisait ses pieds nus, se réfugiant au fond de ses soucis de bonne ménagère ; elle se revoyait à toutes les heures de son existence, suivant du même pas le même chemin, sans une émotion qui dérangeât son calme, et cette uniformité, maintenant, ce sommeil de l'amour qu'elle avait dormi, l'exaspérait. Dire qu'elle s'était crue heureuse d'aller ainsi trente années devant elle, le cœur muet, n'ayant pour combler le vide de son être, que son orgueil de femme honnête ! Ah ! quelle duperie, cette rigidité, ce scrupule du juste qui l'enfermaient dans les jouissances stériles des dévotes ! Non, non, c'était assez, elle voulait vivre ! Et une raillerie terrible lui venait contre sa raison. Sa raison ! en vérité, elle lui faisait pitié, cette raison qui, dans une vie déjà longue, ne lui avait pas apporté une somme de joie comparable à la joie qu'elle goûtait depuis une heure. Elle avait nié la chute, elle avait eu l'imbécile vanterie de croire qu'elle marcherait ainsi jusqu'au bout, sans que son pied heurtât seulement une pierre. Eh bien ! aujourd'hui, elle réclamait la chute, elle l'aurait souhaitée immédiate et profonde. Toute sa révolte aboutissait à ce désir impérieux. Oh ! disparaître dans une étreinte, vivre en une minute tout ce qu'elle n'avait pas vécu !

Cependant, au fond d'elle, une grande tristesse pleurait. C'était un serrement intérieur, avec une sensation de vide et de noir. Alors, elle plaida. N'était-elle pas libre ? En aimant Henri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il lui plaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l'excusait-il pas ? Quelle était sa vie depuis près de deux ans ? Elle comprenait que toutl'avait amollie et préparée pour la passion, son veuvage, sa liberté absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle, pendant les longues soirées passées entre ses deux vieux amis, l'abbé et son frère, ces hommes simples dont la sérénité la berçait ; elle couvait, lorsqu'elle s'enfermait si étroitement, hors du monde, en face de Paris grondant à l'horizon ; elle couvait, chaque fois qu'elle s'était accoudée à cette fenêtre, prise d'une de ces rêveries qu'elle ignorait autrefois, et qui, peu à peu, la rendaient si lâche. Et un souvenir lui vint, celui de cette claire matinée de printemps, avec la ville blanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blond d'enfance, qu'elle avait si paresseusement contemplé, étendue dans sa chaise longue, un livre tombé sur ses genoux. Ce matin-là, l'amour s'éveillait, à peine un frisson qu'elle ne savait comment nommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd'hui, elle était à la même place, mais la passion victorieuse la dévorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait la ville. Il lui semblait qu'une journée avait suffi, que c'était là le soir empourpré de ce matin limpide, et elle croyait sentir toutes ces flammes brûler dans son cœur.

Mais le ciel avait changé. Le soleil, s'abaissant vers les coteaux de Meudon, venait d'écarter les derniers nuages et de resplendir. Une gloire enflamma l'azur. Au fond de l'horizon, l'écroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains de Charenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordés de laque vive ; la flottille de petites nuées nageant lentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles de pourpre ; tandis que le mince réseau, le filet de soie blanche tenduau-dessus de Montmartre, parut tout d'un coup fait d'une ganse d'or, dont les mailles régulières allaient prendre les étoiles à leur lever. Et, sous cette voûte embrasée, la ville toute jaune, rayée de grandes ombres, s'étendait. En bas, sur la vaste place, le long des avenues, les fiacres et les omnibus se croisaient au milieu d'une poussière orange, parmi la foule des passants, dont le noir fourmillement blondissait et s'éclairait de gouttes de lumière. Un séminaire, en rangs pressés, qui suivait le quai Debilly, mettait une queue de soutanes, couleur d'ocre, dans la clarté diffuse. Puis, les voitures et les piétons se perdaient, on ne devinait plus, très loin, sur quelque pont, qu'une file d'équipages dont les lanternes étincelaient. A gauche, les hautes cheminées de la Manutention, droites et roses, lâchaient de gros tourbillons de fumée tendre, d'une teinte délicate de chair ; tandis que, de l'autre côté de la rivière, les beaux ormes du quai d'Orsay faisaient une masse sombre, trouée de coups de soleil. La Seine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulait des flots dansants où le bleu, le jaune et le vert se brisaient en un éparpillement bariolé ; mais, en remontant le fleuve, ce peinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d'or de plus en plus éblouissant ; et l'on eût dit un lingot sorti à l'horizon de quelque creuset invisible, s'élargissant avec un remuement de couleurs vives, à mesure qu'il se refroidissait. Sur cette coulée éclatante, les ponts échelonnés, amincissant leurs courbes légères, jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassement incendié de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Dame rougeoyaient comme des torches. A droite, à gauche, les monuments flambaient. Les verrières du palais de l'industrie, au milieu desfutaies des Champs-Elysées, étalaient un lit de tisons ardents ; plus loin, derrière la toiture écrasée de la Madeleine, la masse énorme de l'Opéra semblait un bloc de cuivre ; et les autres édifices, les coupoles et les tours, la colonne Vendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus près les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, se couronnaient de flammes, dressant à chaque carrefour des bûchers gigantesques. Le dôme des Invalides était en feu, si étincelant, qu'on pouvait craindre à chaque minute de le voir s'effondrer, en couvrant le quartier des flammèches de sa charpente. Au-delà des tours inégales de Saint-Sulpice, le Panthéon se détachait sur le ciel avec un éclat sourd, pareil à un royal palais de l'incendie qui se consumerait en braise. Alors, Paris entier, à mesure que le soleil baissait, s'alluma aux bûchers des monuments. Des lueurs couraient sur les crêtes des toitures, pendant que, dans les vallées, des fumées noires dormaient. Toutes les façades tournées vers le Trocadéro rougissaient, en jetant le pétillement de leurs vitres, une pluie d'étincelles qui montaient de la ville, comme si quelque soufflet eût sans cesse activé cette forge colossale. Des gerbes toujours renaissantes s'échappaient des quartiers voisins, où les rues se creusaient, sombres et cuites. Même, dans les lointains de la plaine, du fond d'une cendre rousse qui ensevelissait les faubourgs détruits et encore chauds, luisaient des fusées perdues, sorties de quelque foyer subitement ravivé. Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. Le ciel s'était empourpré davantage, les nuages saignaient au-dessus de l'immense cité rouge et or.

Hélène, baignée par ces flammes, se livrant à cette passion qui la consumait, regardait flamber Paris, lorsqu'une petite main la fit tressaillir en se posant sur son épaule. C'était Jeanne qui l'appelait.

Maman ! Maman !

Et, quand elle se fut tournée :

Ah ! c'est heureux !... Tu n'entends donc pas ? Voilà dix fois que je t'appelle.

La petite, encore costumée en Japonaise, avait des yeux brillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pas à sa mère le temps de répondre.

Tu m'as joliment lâchée... Tu sais qu'on t'a cherchée partout, à la fin. Sans Pauline, qui m'a accompagnée jusqu'au bas de l'escalier, je n'aurais point osé traverser la rue.

Et, d'un mouvement joli, elle approcha son visage des lèvres de sa mère, en demandant sans transition :

Tu m'aimes ?

Hélène la baisa, mais d'une bouche distraite. Elle éprouvait une surprise, comme une impatience à la voir rentrer si vite. Est-ce que vraiment il y avait une heure qu'elle s'était échappée du bal ? Et, pour répondre aux questions de l'enfant qui s'inquiétait, elle dit qu'en effet elle avait éprouvé un léger malaise. L'air lui faisait du bien. Il lui fallait un peu de tranquillité.

Oh ! n'aie pas peur, je suis trop lasse, murmura Jeanne. Je vais me tenir là, tout plein sage... Mais, petite mère, je puis parler, n'est-ce pas ?

Elle se posa près d'Hélène, se serrant contre elle, heureuse qu'on ne la déshabillât pas tout de suite. Sa robe brodée de pourpre, son jupon de soie verdâtre, la ravissaient ; et elle hochait sa tête fine, pour entendre claquer sur son chignon les pendeloques des longues épingles qui le traversaient. Alors, un flot de paroles pressées sortit de ses lèvres. Elle avait tout regardé, tout écouté et tout retenu, avec son air bêta de ne rien comprendre. Maintenant, elle se dédommageait d'être restée raisonnable, la bouche cousue et les yeux indifférents.

Tu sais, maman, c'était un vieux bonhomme, la barbe grise, qui faisait aller Polichinelle. Je l'ai bien vu, lorsque le rideau s'est écarté... Il y avait le petit Guiraud qui pleurait. Hein ? est-il bête ! Alors, on lui a dit que le gendarme viendrait lui mettre de l'eau dans sa soupe, et il a fallu l'emporter, tant il criait... C'est comme au goûter, Marguerite s'est tout taché son costume de laitière avec de la confiture. Sa maman l'a essuyée, en criant : " Oh ! la sale ! " Marguerite s'en était fourré jusque dans les cheveux... Moi, je ne disais rien, mais je m'amusais joliment à les regarder tomber sur les gâteaux. Elles sont mal élevées, n'est-ce pas, petite mère ?

Elle s'interrompit quelques secondes, absorbée par un souvenir ; puis, elle demanda d'un air pensif :

Dis donc, maman, est-ce que tu as mangé de ces gâteaux qui étaient jaunes et qui avaient de la crème blanche dedans ? Oh ! c'était bon ! c'était bon !... J'ai gardé tout le temps l'assiette à côté de moi.

Hélène n'écoutait pas ce babil d'enfant. Mais Jeanne parlait pour se soulager, la tête trop pleine. Elle repartit, avec une abondance extraordinaire de détails sur le bal. Les moindres petits faits prenaient une importance énorme.

Tu ne t'es pas aperçue, toi, quand on a commencé, voilà ma ceinture qui s'est défaite. Une dame, que je ne connais pas, m'a mis une épingle. Je lui ai dit : " Je vous remercie bien, madame... " Alors, Lucien, en dansant, s'est piqué. Il m'a demandé : " Qu'est-ce que tu as donc là-devant qui pique ? " Moi, je ne savais plus, je lui ai répondu que je n'avais rien. C'est Pauline qui m'a visitée et qui a remis l'épingle comme il faut... Non ! tu n'as pas idée ! On se bousculait, une grande bête de garçon a donné un coup dans le derrière à Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseur sautaient à pieds joints. Ce n'est pas comme ça qu'on danse, bien sûr... Mais le plus beau, vois-tu, ç'a été la fin. Tu n'étais plus là, tu ne peux pas savoir. On s'est pris par les bras, on a tourné en rond ; c'était à mourir de rire. Il y avait de grands messieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas !... Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite mère ?

Le silence d'Hélène finissait par la fâcher. Elle se serra davantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu'elle n'en tirait que des paroles brèves, elle se tut peu à peu elle-même, glissant également à une rêverie, songeant à ce bal qui emplissait son jeune cœur. Alors, toutes deux, la mère et la fille, demeurèrent muettes, en face de Paris incendié. Il leur restait plus inconnu encore, ainsi éclairépar les nuées saignantes, pareil à quelque ville des légendes expiant sa passion sous une pluie de feu.

On a dansé en rond ? demanda tout d'un coup Hélène, comme réveillée en sursaut.

Oui, oui, murmura Jeanne absorbée à son tour.

Et le docteur ? est-ce qu'il a dansé ?

Je crois bien, il a tourné avec moi... Il m'enlevait, il me questionnait : " Où est ta maman ? où est ta maman ? " Puis, il m'a embrassée.

Hélène eut un sourire inconscient. Elle riait à ses tendresses. Qu'avait-elle besoin de connaître Henri ? Il lui semblait plus doux de l'ignorer, de l'ignorer à jamais, et de l'accueillir comme celui qu'elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi se serait-elle étonnée et inquiétée ? Il venait de se trouver à l'heure dite sur son chemin. Cela était bon. Sa nature franche acceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette pensée qu'elle aimait et qu'elle était aimée. Et elle se disait qu'elle serait assez forte pour ne pas gâter son bonheur.

Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l'air. Jeanne, rêveuse, eut un frisson. Elle posa la tête sur la poitrine de sa mère ; et, comme si la question se fût rattachée à ses réflexions profondes, elle murmura une seconde fois :

Tu m'aimes ?

Alors, Hélène, souriant toujours, lui prit la tête entre ses deux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elle posa longuement les lèvres près de sabouche, au-dessus d'un petit signe rose. C'était là, elle le voyait bien, qu'Henri avait baisé l'enfant.

L'arête sombre des coteaux de Meudon entamait déjà le disque lunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s'étaient encore allongés. L'ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain ; tandis que l'Opéra, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches zébraient de noir la rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues, les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées se mouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. Des cloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s'apaisait. Et le ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappe violâtre, veinée d'or et de pourpre, au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d'un coup, il y eut une reprise formidable de l'incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu'aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu'une cendre grise tombait, et les quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme des charbons éteints.

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