En août, le jardin du docteur Deberle était un véritable puits de feuillage. Contre la grille, les lilas et les faux ébéniers mêlaient leurs branches, tandis que les plantes grimpantes, les lierres, les chèvrefeuilles, les clématites, poussaient de toutes parts des jets sans fin, qui se glissaient, se nouaient, retombaient en pluie, allaient jusque dans les ormes du fond, après avoir couru le long des murailles ; et, là, on aurait dit une tente attachée d'un arbre à l'autre, les ormes se dressaient comme les piliers puissants et touffus d'un salon de verdure. Ce jardin était si petit, que le moindre pan d'ombre le couvrait. Au milieu, le soleil à midi faisait une seule tache jaune, dessinant la rondeur de la pelouse, flanquée de ses deux corbeilles. Contre le perron, il y avait un grand rosier, des roses thé énormes qui s'épanouissaient par centaines. Le soir, quand la chaleur tombait, le parfum en devenait pénétrant, une odeur chaude de roses s'alourdissait sous les ormes. Et rien n'était plus charmant que ce coin perdu, si embaumé, où les voisins ne pouvaient voir, et qui apportait un rêve de forêt vierge, pendant que des orgues de Barbarie jouaient des polkas dans la rue Vineuse.

Madame, disait chaque jour Rosalie, pourquoi Mademoiselle ne descend-elle pas dans le jardin ?... Elle serait joliment à son aise sous les arbres.

La cuisine de Rosalie était envahie par les branches d'un des ormeaux. Elle arrachait des feuilles avec la main, elle vivait dans la joie de ce colossal bouquet, au fond duquel elle n'apercevait plus rien. Mais Hélène répondait :

Elle n'est pas encore assez forte, la fraîcheur de l'ombre lui ferait du mal.

Cependant, Rosalie s'entêtait. Quand elle croyait avoir une bonne idée, elle ne la lâchait point aisément. Madame avait tort de croire que l'ombre faisait du mal. C'était plutôt que Madame craignait de déranger le monde ; mais elle se trompait, Mademoiselle ne dérangerait pour sûr personne, car il n'y avait jamais âme qui vive, le monsieur n'y paraissait plus, la dame devait rester aux bains de mer jusqu'au milieu de septembre ; cela était si vrai, que la concierge avait demandé à Zéphyrin de donner un coup de râteau, et que, depuis deux dimanches, Zéphyrin et elle y passaient l'après-midi. Oh ! c'était joli, c'était joli à ne pas croire !

Hélène refusait toujours. Jeanne semblait avoir une grosse envie d'aller dans le jardin, dont elle avait souvent parlé pendant sa maladie ; mais un sentiment singulier, un embarras qui lui faisait baisser les yeux, paraissait l'empêcher d'insister auprès de sa mère. Enfin, le dimanche suivant, la bonne se présenta, tout essoufflée, en disant :

Oh ! Madame, il n'y a personne, je vous le jure. Il n'y a que moi et Zéphyrin qui ratisse... Laissez-la venir. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme on est bien. Venez un peu, rien qu'un peu, pour voir.

Et elle était si convaincue, qu'Hélène céda. Elle enveloppa Jeanne dans un châle et dit à Rosalie de prendre une grosse couverture. L'enfant, ravie, d'un ravissement muet que témoignaient seuls ses grands yeux brillants, voulut descendre l'escalier sans être aidée, pour montrer sa force. Derrière elle, sa mère avançait les bras, prête à la soutenir. En bas, lorsqu'elles mirent les pieds dans le jardin, toutes deux poussèrent un cri. Elles ne le reconnaissaient pas, tant ce fourré impénétrable ressemblait peu au coin propre et bourgeois qu'elles avaient vu au printemps.

Quand je vous le disais ! répétait Rosalie triomphante.

Les massifs s'étaient élargis, changeant les allées en étroits sentiers, dessinant tout un labyrinthe où les jupes s'accrochaient au passage. On aurait cru l'enfoncement lointain d'une forêt, sous la voûte des feuillages qui laissait tomber une lumière verte, d'une douceur et d'un mystère charmants. Hélène cherchait l'orme au pied duquel elle s'était assise en avril.

Mais, dit-elle, je ne veux pas qu'elle reste là. L'ombre est trop fraîche.

Attendez donc, reprit la bonne. Vous allez voir.

En trois pas, on traversait la forêt. Et là, au milieu du trou de verdure, sur la pelouse, on trouvait le soleil, un large rayon d'or qui tombait, tiède et silencieux, comme dans une clairière. En levant la tête, on ne voyait que des branches se détachant sur la nappe bleue du ciel, avec une légèreté de guipure. Les roses thé du grand rosier, un peu fanées par la chaleur, dormaient sur leurs tiges. Dansles corbeilles, des marguerites rouges et blanches, d'un ton ancien, dessinaient des bouts de vieilles tapisseries.

Vous allez voir, répétait Rosalie. Laissez-moi faire. C'est moi qui vais l'arranger.

Elle venait de plier et d'étaler la couverture au bord d'une allée, à l'endroit où l'ombre finissait. Puis, elle fit asseoir Jeanne, les épaules couvertes de son châle, en lui disant d'allonger ses petites jambes. De cette façon, l'enfant avait la tête à l'ombre et les pieds au soleil.

Tu es bien, ma chérie ? demanda Hélène.

Oh ! oui, répondit-elle. Tu vois, je n'ai pas froid. On dirait que je me chauffe à un grand feu... Oh ! comme on respire, comme c'est bon !

Alors, Hélène, qui regardait d'un air inquiet les volets fermés de l'hôtel, dit qu'elle remontait un instant. Et elle adressa toutes sortes de recommandations à Rosalie : elle veillerait bien au soleil, elle ne laisserait pas Jeanne là plus d'une demi-heure, elle ne la quitterait pas du regard.

N'aie donc pas peur, maman ! s'écria la petite, qui riait. Il ne passe point de voitures ici.

Quand elle fut seule, elle prit des poignées de graviers, à côté d'elle, jouant à les faire tomber en pluie, d'une main dans l'autre. Cependant, Zéphyrin ratissait. Lorsqu'il avait vu Madame et Mademoiselle, il s'était hâté de remettre sa capote, pendue à une branche ; et il restait debout, ne ratissant plus, par respect. Durant toute la maladie de Jeanne, il était venu à son habitude chaque dimanche ; mais il se glissait dans la cuisine avec tant de précautions, qu'Hélène n'aurait jamais soupçonné saprésence, si Rosalie, chaque fois, n'avait demandé des nouvelles de sa part, en ajoutant qu'il partageait le chagrin de la maison. Oh ! il se faisait aux belles manières, comme elle le disait ; il se décrassait joliment à Paris. Aussi, appuyé sur son râteau, adressait-il à Jeanne un branlement de tête sympathique. Lorsqu'elle l'aperçut, elle sourit.

J'ai été bien malade, dit-elle.

Je sais, mademoiselle, répondit-il en mettant une main sur son cœur.

Puis, il voulut trouver quelque chose de gentil, une plaisanterie qui égayât la situation. Et il ajouta :

Votre santé s'est reposée, voyez-vous. Maintenant, ça va ronfler.

Jeanne avait repris une poignée de cailloux. Alors, content de lui, riant d'un rire silencieux qui lui fendait la bouche d'une oreille à l'autre, il se remit à ratisser, de toute la force de ses bras. Le râteau, sur le gravier, avait un bruit régulier et strident. Au bout de quelques minutes, Rosalie, qui voyait la petite absorbée dans son jeu, heureuse et bien tranquille, s'éloigna d'elle pas à pas, comme attirée par le grincement du râteau. Zéphyrin était de l'autre côté de la pelouse, en plein soleil.

Tu sues comme un bœuf, murmura-t-elle. Ote donc ta capote. Mademoiselle ne sera pas offensée, va !

Il retira sa capote et la pendit de nouveau à une branche. Son pantalon rouge, dont une courroie serrait la ceinture, lui montait très haut, tandis que sa chemise de grosse toile bise, tenue au cou par un col de crin, était siraide qu'elle bouffait et l'arrondissait encore. Il retroussa ses manches en se dandinant, histoire de montrer une fois de plus à Rosalie deux cœurs enflammés qu'il s'était fait tatouer au régiment, avec cette devise : Pour toujours.

Es-tu allé à la messe, ce matin ? demanda Rosalie qui lui faisait subir tous les dimanches cet interrogatoire.

A la messe... à la messe.... répéta-t-il en ricanant.

Ses deux oreilles rouges s'écartaient de sa tête tondue très ras, et toute sa petite personne ronde exprimait un air profondément goguenard.

Sans doute que j'y suis allé, à la messe, finit-il par dire.

Tu mens ! reprit violemment Rosalie. Je vois bien que tu mens, ton nez remue !... Ah ! Zéphyrin, tu te perds, tu n'as seulement plus de religion... Méfie-toi !

Pour toute réponse, d'un geste galant, il voulut la prendre à la taille. Mais elle parut scandalisée, elle cria :

Je te fais remettre ta capote, si tu n'es pas convenable !... Tu n'as pas honte ! Voilà Mademoiselle qui te regarde.

Alors, Zéphyrin ratissa de plus belle. Jeanne, en effet, venait de lever les yeux. Le jeu la lassait un peu ; après les cailloux, elle avait ramassé des feuilles et arraché de l'herbe ; mais une paresse l'envahissait, elle jouait mieux à ne rien faire, à regarder le soleil qui la gagnait petit à petit. Tout à l'heure, ses jambes seules, jusqu'aux genoux, trempaient dans ce bain chaud de rayons ; maintenant, elle en avait jusqu'à la taille, et la chaleur montaittoujours, elle la sentait qui grandissait en elle comme une caresse, avec des chatouilles bien gentilles. Ce qui l'amusait surtout, c'étaient les taches rondes, d'un beau jaune d'or, qui dansaient sur son châle. On aurait dit des bêtes. Et elle renversait la tête, pour voir si elles grimperaient jusqu'à sa figure. En attendant, elle avait joint ses deux petites mains dans du soleil. Comme elles paraissaient maigres ! comme elles étaient transparentes ! Le soleil passait au travers, et elles lui semblaient jolies tout de même, d'un rose de coquillage, fines et allongées, pareilles aux menottes enfantines d'un Jésus. Puis, le grand air, ces gros arbres autour d'elle, cette chaleur, l'avaient un peu étourdie. Elle croyait dormir, et pourtant elle voyait, elle entendait. Cela était très bon, très doux.

Mademoiselle, si vous vous reculiez, dit Rosalie qui était revenue près d'elle. Le soleil vous chauffe trop.

Mais Jeanne, d'un geste, refusa de remuer. Elle se trouvait trop bien. A présent, elle ne s'occupait plus que de la bonne et du petit soldat, cédant à une de ces curiosités d'enfants pour les choses qu'on leur cache. Sournoisement, elle baissa les yeux, voulant faire croire qu'elle ne regardait pas ; et, entre ses longs cils, elle guettait, pendant qu'elle semblait tout assoupie.

Rosalie demeura encore là quelques minutes. Elle était sans force contre le bruit du râteau. De nouveau, elle rejoignit Zéphyrin, pas à pas, comme malgré elle. Elle le grondait de ses nouvelles allures ; mais, au fond, elle était saisie, prise au cœur, pleine d'une sourde admiration. Le petit soldat, dans ses longues flâneries avec les camarades, au jardin des Plantes et sur la place duChâteau-d'Eau, où était sa caserne, acquérait les grâces balancées et fleuries du tourlourou parisien. Il en apprenait la rhétorique, les épanouissements galants, les entortillements de style, si flatteurs pour les dames. Des fois, elle restait suffoquée de plaisir, en écoutant des phrases qu'il lui rapportait avec un dandinement des épaules, et dans lesquelles des mots qu'elle ne comprenait pas la faisaient devenir toute rouge d'orgueil. L'uniforme ne le gênait plus ; il jetait les bras à se les décrocher, d'un air crâne ; il avait surtout une façon de porter son shako sur la nuque, qui découvrait sa face ronde, le nez en avant, tandis que le shako, mollement, accompagnait le roulis du corps. Puis, il s'émancipait, buvait la goutte, prenait la taille au sexe. Bien sûr qu'il en savait plus long qu'elle, maintenant, avec ses manières de ricaner et de ne pas en dire davantage. Paris le dégourdissait trop. Et, ravie, furieuse, elle se plantait devant lui, hésitant entre les deux envies de le griffer ou de se laisser dire des bêtises.

Cependant, Zéphyrin, en ratissant, avait tourné l'allée. Il se trouvait derrière un grand fusain, lançant à Rosalie des œillades obliques, pendant qu'il semblait l'amener contre lui, à petits coups, avec son râteau. Quand elle fut tout près, il la pinça rudement à la hanche.

Crie pas, c'est comme je t'aime ! murmura-t-il en grasseyant. Et mets ça par-dessus !

Il la baisait au petit bonheur, sur l'oreille. Puis, comme Rosalie, à son tour, le pinçait au sang, il lui colla un autre baiser, sur le nez cette fois. Elle était écarlate,bien contente au fond, exaspérée de ne pouvoir lui allonger un soufflet, à cause de Mademoiselle.

Je me suis piquée, dit-elle en revenant près de Jeanne, pour expliquer le léger cri qu'elle avait jeté.

Mais l'enfant avait vu la scène, au travers des branches grêles du fusain. Le pantalon rouge et la chemise du soldat faisaient une tache vive dans la verdure. Elle leva lentement les yeux sur Rosalie, la regarda un instant, pendant qu'elle rougissait davantage, les lèvres humides, les cheveux envolés. Puis, elle baissa de nouveau les paupières, reprit une poignée de cailloux, n'eut pas la force de jouer ; et elle resta les deux mains dans la terre chaude, somnolente, au milieu de la grande vibration du soleil. Un flot de santé remontait en elle et l'étouffait.

Les arbres lui semblaient gigantesques et puissants, les roses la noyaient dans un parfum. Elle songeait à des choses vagues, surprise et ravie.

A quoi pensez-vous donc, mademoiselle ? demanda Rosalie inquiète.

Je ne sais pas, à rien, répondit Jeanne. Ah ! si, je sais... Vois-tu, je voudrais vivre très vieille...

Et elle ne put expliquer cette parole. C'était une idée qui lui venait, disait-elle. Mais, le soir, après le dîner, comme elle restait songeuse et que sa mère l'interrogeait, elle posa tout à coup cette question :

Maman, est-ce que les cousins et les cousines se marient ensemble ?

Sans doute, dit Hélène. Pourquoi me demandes-tu ça ?

Pour rien... Pour savoir.

Hélène était d'ailleurs habituée à ses questions extraordinaires. L'enfant se trouva si bien de l'heure passée dans le jardin qu'elle y descendit tous les jours de soleil. Les répugnances d'Hélène disparurent peu à peu ; l'hôtel demeurait fermé, Henri ne se montrait pas, elle avait fini par rester et s'asseoir près de Jeanne, sur un bout de la couverture. Mais, le dimanche suivant, elle s'inquiéta en voyant, le matin, les fenêtres ouvertes.

Pardi ! on fait prendre l'air aux appartements, disait Rosalie, pour l'engager à descendre. Quand je vous jure qu'il n'y a personne !

Ce jour-là, le temps était plus chaud encore. Une grêle de flèches d'or criblait les feuillages. Jeanne, qui commençait à devenir forte, marcha pendant près de dix minutes, appuyée au bras de sa mère. Puis, fatiguée, elle revint sur sa couverture, en faisant à Hélène une petite place. Toutes deux se souriaient, amusées de se voir ainsi par terre. Zéphyrin, qui avait fini de ratisser, aidait Rosalie à cueillir du persil, dont des touffes perdues poussaient le long de la muraille du fond.

Tout à coup, il y eut un grand bruit dans l'hôtel ; et, comme Hélène songeait à se sauver, madame Deberle parut sur le perron. Elle arrivait, en robe de voyage, parlant haut, très affairée. Mais, quand elle aperçut madame Grandjean et sa fille par terre, devant la pelouse, elle se précipita, les combla de caresses, les étourdit de paroles.

Comment ! c'est vous !... Ah ! que je suis heureuse de vous voir !... Embrasse-moi, ma petite Jeanne. Tu as été bien malade, n'est-ce pas, mon pauvre chat ? Mais ça va mieux, te voilà toute rose... Que de fois j'ai pensé à vous, ma chère ! Je vous ai écrit, vous avez reçu mes lettres ? Vous avez dû passer des heures bien terribles. Enfin, c'est fini... Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

Hélène s'était mise debout. Elle dut se laisser poser deux baisers sur les joues et les rendre. Ces caresses la glaçaient, elle balbutiait :

Vous nous excuserez d'avoir envahi votre jardin.

Vous voulez rire ! reprit impétueusement Juliette. N'êtes-vous pas ici chez vous ?

Elle les quitta un instant, remonta le perron, pour crier à travers pièces toutes ouvertes :

Pierre, n'oubliez rien, il y a dix-sept colis !

Mais elle revint tout de suite et parla de son voyage.

Oh ! une saison adorable. Nous étions à Trouville, vous savez. Un monde sur la plage, à s'écraser. Et tout ce qu'il y a de mieux... J'ai eu des visites, oh ! des visites... Papa est venu passer quinze jour avec Pauline. N'importe, on est content de rentrer chez soi... Ah ! ne vous ai pas dit... Mais non, je vous conterai ça plus tard.

Elle se baissa, embrassa Jeanne de nouveau, puis devint sérieuse posa cette question :

Est-ce que j'ai bruni ?

Non, je ne m'aperçois pas, répondit Hélène, qui la regardait.

Juliette avait ses yeux clairs et vides, ses mains potelées, son joli visage aimable. Elle ne vieillissait pas ; l'air de la mer lui-même n'avait pu entamer la sérénité de son indifférence. Elle semblait revenir d'une course dans Paris, d'une tournée chez ses fournisseurs, avec le reflet des étalages sur toute sa personne. Pourtant, elle débordait d'affection, et Hélène demeurait d'autant plus gênée, qu'elle se sentait raide et mauvaise. Au milieu de la couverture, Jeanne ne bougeait pas ; elle levait seulement sa fine tête souffrante, les mains serrées frileusement au soleil.

Attendez, vous n'avez pas vu Lucien, s'écria Juliette. Il faut le voir... Il est énorme.

Et lorsqu'on lui eut amené le petit garçon, que la femme de chambre débarbouillait de la poussière du voyage, elle le poussa, elle le retourna, pour le montrer. Lucien, gros, joufflu, tout hâlé d'avoir joué sur la plage, au vent du large, crevait de santé, un peu empâté même, et l'air bourru, parce qu'on venait de le laver. Il était mal essuyé, une joue humide encore, rose du frottement de la serviette. Quand il aperçut Jeanne, il s'arrêta, surpris. Elle le regardait, avec son pauvre visage maigri, d'une pâleur de linge, dans le ruissellement noir de ses cheveux, dont les boucles tombaient jusqu'aux épaules. Ses beaux yeux élargis et tristes lui tenaient toute la face ; et, malgré la forte chaleur, elle avalait un petit tremblement, tandis que ses mains frileuses se tendaient toujours comme devant un grand feu.

Eh bien ! tu ne vas pas l'embrasser ? dit Juliette.

Mais Lucien semblait avoir peur. Il finit par se décider, avec précaution, en allongeant les lèvres, pour approcher de la malade le moins possible. Puis, il se recula vite. Hélène avait de grosses larmes au bord des yeux. Comme cet enfant se portait ! Et sa Jeanne qui était si essoufflée pour avoir fait le tour de la pelouse ! Il y avait des mères bien heureuses ! Juliette, tout d'un coup, comprit sa cruauté. Alors, elle se fâcha contre Lucien.

Tiens, tu es une bête !... Est-ce qu'on embrasse les demoiselles comme ça ?... Vous n'avez pas idée, ma chère, il est devenu impossible, à Trouville.

Elle s'embrouillait. Heureusement pour elle, le docteur parut. Elle s'en tira par une exclamation.

Ah ! voilà Henri !

Il ne les attendait que le soir. Mais elle avait pris un autre train. Et elle expliquait longuement pourquoi, sans parvenir à être claire. Le docteur écoutait en souriant.

Enfin, vous êtes ici, dit-il. C'est tout ce qu'il faut.

Il venait d'adresser à Hélène un salut muet. Son regard, un instant, tomba sur Jeanne ; puis, embarrassé, il détourna la tête. La petite avait soutenu ce regard gravement ; et, dénouant ses mains, d'un geste instinctif, elle saisit la robe de sa mère, elle l'attira près d'elle.

Ah ! le gaillard ! répétait le docteur, qui avait soulevé Lucien et qui le baisait sur les joues. Il pousse comme un charme.

Eh bien ! et moi, on m'oublie ? demanda Juliette.

Elle avançait la tête. Alors, il ne lâcha pas Lucien, il le garda sur un bras, tout en se penchant pour baiser également sa femme. Tous trois se souriaient.

Hélène, très pâle, parla de remonter. Mais Jeanne refusa ; elle voulait voir, ses lents regards s'arrêtaient sur les Deberle, puis revenaient vers sa mère. Lorsque Juliette avait tendu les lèvres au baiser de son mari, une flamme s'était allumée dans les yeux de l'enfant.

Il est trop lourd, continuait le docteur, en remettant Lucien par terre. Alors, la saison a été bonne ?... J'ai vu hier Malignon, il m'a conté son séjour là-bas... Tu l'as donc laissé partir avant vous ?

Oh ! il est insupportable ! murmura Juliette, qui devint sérieuse, avec un air de figure embarrassé. Il nous a fait enrager tout le temps.

Ton père espérait pour Pauline... Notre homme ne s'est pas prononcé ?

Qui ! lui, Malignon ? cria-t-elle surprise et comme offensée.

Puis, elle eut un geste d'ennui.

Ah ! laisse donc, un toqué !... Que je suis heureuse d'être chez moi !

Et elle eut, sans transition apparente, une de ces effusions qui surprenaient, avec sa nature d'oiseau charmant. Elle se serra contre son mari, levant la tête. Lui, indulgent et tendre, la tint un instant entre ses bras. Ils semblaient avoir oublié qu'ils n'étaient pas seuls.

Jeanne ne les quittait pas des yeux. Une colère faisait trembler ses lèvres décolorées, elle avait sa figure de femme jalouse et méchante. La douleur dont elle souffrait était si vive, qu'elle dut détourner les yeux. Et ce fut à ce moment qu'elle aperçut, au fond du jardin, Rosalie et Zéphyrin qui continuaient à chercher du persil. Pour ne pas déranger le monde sans doute, ils s'étaient coulés au plus épais des massifs, accroupis l'un et l'autre. Zéphyrin, sournoisement, avait pris un pied de Rosalie, pendant que celle-ci, sans parler, lui allongeait des tapes. Jeanne, entre deux branches, voyait la face du petit soldat, une lune bon enfant, très rouge, crevant d'un rire amoureux. Il y eut une poussée, le petit soldat et la bonne roulèrent derrière les verdures. Le soleil tombait d'aplomb, les arbres dormaient dans l'air chaud, sans qu'une feuille remuât. Il venait de dessous les ormes une odeur, l'odeur grasse de la terre que la bêche ne retournait jamais. Lentement, les dernières roses thé laissaient leurs pétales pleuvoir un à un sur le perron. Alors, Jeanne, la poitrine gonflée, ramena les yeux sur sa mère ; et, en la retrouvant immobile et muette devant ce qui se passait là, elle eut pour elle un regard de suprême angoisse, un de ces regards profonds d'enfant que l'on n'ose interroger.

Cependant, madame Deberle s'était rapprochée, en disant :

J'espère que nous allons nous voir... Puisque Jeanne se trouve bien, il faut qu'elle descende tous les après-midi.

Hélène cherchait déjà une excuse, prétextait qu'elle ne voulait pas trop la fatiguer. Mais Jeanne intervint vivement :

Non, non, le soleil est si bon... Nous descendrons, madame. Vous me garderez ma place, n'est-ce pas ?

Et comme le docteur restait en arrière, elle lui sourit.

Docteur, dites donc à maman que l'air ne me fait pas de mal.

Il s'avança, et cet homme fait à la douleur humaine eut une rougeur légère aux joues parce que cette enfant lui parlait avec douceur.

Sans doute, murmura-t-il, le grand air ne peut que hâter la convalescence.

Ah ! tu vois bien, petite mère, il faudra que nous venions, dit-elle avec un adorable regard de tendresse, tandis que des larmes s'étranglaient dans sa gorge.

Mais Pierre avait reparu sur le perron ; les dix-sept colis de Madame étaient rentrés. Juliette, suivie de son mari et de Lucien, se sauva, en déclarant qu'elle était sale à faire peur et qu'elle allait prendre un bain. Quand elles furent seules, Hélène s'agenouilla sur la couverture, comme pour renouer le châle autour du cou de Jeanne. Puis, à voix basse :

Tu n'es donc plus fâchée contre le docteur ?

L'enfant fit un long signe de tête.

Non, maman.

Il y eut un silence. Hélène, de ses mains tremblantes et maladroites, semblait ne pouvoir serrer le nœud du châle. Jeanne alors murmura :

Pourquoi en aime-t-il d'autres ?... Je ne veux pas...

Et son regard noir devint dur, tandis que ses petites mains tendues caressaient les épaules de sa mère. Celle-ci voulut se récrier ; mais elle eut peur des paroles qui lui venaient aux lèvres. Le soleil baissait ; toutes deux remontèrent. Cependant, Zéphyrin avait reparu, avec un bouquet de persil, qu'il épluchait en lançant à Rosalie des regards assassins. La bonne, à distance, se méfiait, maintenant qu'il n'y avait plus personne ; et comme il la pinçait, au moment où elle se baissait pour rouler la couverture, elle lui appliqua un coup de poing dans le dos, qui rendit un bruit de tonneau vide. Cela le remplit d'aise. Il en riait encore en dedans, lorsqu'il rentra dans la cuisine, épluchant toujours son persil.

A partir de ce jour, Jeanne mit une obstination à descendre dans le jardin, dès qu'elle y entendait la voix de madame Deberle. Elle écoutait avidement les cancans de Rosalie sur le petit hôtel voisin, s'inquiétant de la vie qu'on y menait, s'échappant de la chambre parfois et venant elle-même guetter à la fenêtre de la cuisine. En bas, enfoncée dans un petit fauteuil que Juliette lui faisait apporter du salon, elle paraissait surveiller la famille, réservée avec Lucien, impatiente de ses questions et de ses jeux, surtout lorsque le docteur était là. Alors, elle s'allongeait, comme lasse, les yeux ouverts, regardant. C'était pour Hélène une grande souffrance que ces après-midi. Elle revenait pourtant, elle revenait malgré lesrévoltes de tout son être. Chaque fois qu'Henri, à son retour, mettait un baiser sur les cheveux de Juliette, elle avait un élancement au cœur. Et, à ces moments-là, si, pour cacher son visage bouleversé, elle feignait de s'occuper de Jeanne, elle trouvait l'enfant plus pâle qu'elle, avec ses yeux noirs grands ouverts, le menton convulsé d'une colère contenue. Jeanne endurait ses tourments. Les jours où sa mère, à bout de force, agonisait d'amour en détournant les yeux, elle-même restait si sombre et si brisée, qu'il fallait la remonter et la coucher. Elle ne pouvait plus voir le docteur s'approcher de sa femme sans changer de visage, frémissante, le poursuivant du regard enflammé d'une maîtresse trahie.

Je tousse le matin, lui dit-elle un jour. Il faut venir, vous me verrez.

Des pluies tombèrent. Jeanne voulut que le docteur recommençât ses visites. Elle allait beaucoup mieux cependant. Sa mère, pour la contenter, avait dû accepter deux ou trois dîners chez les Deberle. L'enfant, le cœur si longtemps déchiré par un combat obscur, parut se calmer, lorsque sa santé fut enfin complètement rétablie. Elle répétait sa question :

Tu es heureuse, petite mère ?

Oui, bien heureuse, ma chérie.

Alors, elle rayonnait. On devait lui pardonner ses anciennes méchancetés, disait-elle. Elle en parlait comme d'une attaque indépendante de sa volonté, d'un mal de tête qui l'aurait prise tout d'un coup. Quelque chose se gonflait en elle, bien sûr elle ne savait pas quoi. Toutes sortes d'idées se battaient, des idées vagues, de vilainsrêves qu'elle n'aurait seulement pu répéter. Mais c'était passé, elle guérissait, ça ne reviendrait plus.

?>