Jeanne, les yeux sur la porte, restait dans le gros chagrin du brusque départ de sa mère. Elle tourna la tête, la chambre était vide et silencieuse ; mais elle entendait encore le prolongement des bruits, des pas précipités qui s'en allaient, un froissement de jupe, la porte du palier refermée violemment. Puis, il n'y avait plus rien. Et elle était seule.

Toute seule, toute seule. Sur le lit, le peignoir de sa mère, jeté à la volée, pendait, la jupe élargie, une manche contre le traversin, dans l'attitude étrangement écrasée d'une personne qui serait tombée là sanglotante et comme vidée par une immense douleur. Des linges traînaient. Un fichu noir faisait par terre une tache de deuil. Dans le désordre des sièges bousculés, du guéridon poussé devant l'armoire à glace, elle était toute seule, elle sentait des larmes l'étrangler, en regardant ce peignoir où sa mère n'était plus, étiré dans une maigreur de morte. Elle joignit les mains, elle appela une dernière fois : " Maman ! maman ! " Mais les tentures de velours bleu assourdissaient la chambre. C'était fini, elle était seule.

Alors, le temps coula. Trois heures sonnèrent à la pendule. Un jour bas et louche entrait par les fenêtres. Des nuées couleur de suie passaient, qui assombrissaient encore le ciel. A travers les vitres, couvertes d'une légère buée, on apercevait un Paris brouillé, effacé dans unevapeur d'eau, avec des lointains perdus dans de grandes fumées. La ville elle-même n'était pas là pour tenir compagnie à l'enfant, comme par ces clairs après-midi, où il lui semblait qu'en se penchant un peu, elle allait toucher les quartiers avec la main.

Qu'allait-elle faire ? Ses petits bras désespérés se serrèrent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir, sans bornes, d'une injustice et d'une méchanceté qui l'enrageaient. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi vilain, elle pensait que tout allait disparaître, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elle aperçut près d'elle, dans un fauteuil, sa poupée, assise le dos contre un coussin, les jambes allongées, en train de la regarder, comme une personne. Ce n'était pas sa poupée mécanique, mais une grande poupée avec une tête de carton, des cheveux frisés, des yeux d'émail, dont le regard fixe la troublait parfois ; depuis deux ans qu'elle la déshabillait et la rhabillait, la tête s'était écorchée au menton et aux joues, les membres de peau rose bourrés de son avaient pris un alanguissement, une mollesse dégingandée de vieux linges. La poupée, pour le moment, était en toilette de nuit, vêtue d'une seule chemise, les bras disloqués, l'un en l'air, l'autre en bas. Alors Jeanne, en voyant que quelqu'un était avec elle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entre ses bras, la serra bien fort, tandis que la tête se balançait en arrière, le cou cassé. Et elle lui parlait, elle était la plus sage, elle avait bon cœur, jamais elle ne sortait et ne la laissait toute seule. C'était son trésor, son petit chat, son cher petit cœur. Toute frémissante, se retenant pour ne pas pleurer encore, elle la couvrit de baisers.Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poupée retomba sur son bras comme une loque. Elle s'était levée, elle regardait dehors, le front appuyé contre une vitre. La pluie avait cessé, les nuages de la dernière averse, emportés par un coup de vent, roulaient à l'horizon, vers les hauteurs du Père-Lachaise que noyaient des hachures grises ; et Paris, sur ce fond d'orage, éclairé d'une lumière uniforme, prenait une grandeur solitaire et triste. Il semblait dépeuplé, pareil à ces villes des cauchemars que l'on aperçoit dans un reflet d'astre mort. Bien sûr, ce n'était guère joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu'elle avait aimés, depuis qu'elle était au monde. Son bon ami le plus ancien, à Marseille, était un gros chat rouge, qui pesait très lourd ; elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle le portait comme ça d'une chaise à une autre, sans qu'il se mit en colère ; puis, il avait disparu, c'était la première méchanceté dont elle se souvint. Ensuite, elle avait eu un moineau ; celui-là était mort, elle l'avait ramassé un matin par terre, dans la cage ; ça faisait deux. Elle ne comptait pas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutes sortes d'injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu'elle était trop bête. Une poupée surtout, pas plus haute que la main, l'avait désespérée en se laissant écraser la tête ; même elle la chérissait tant, qu'elle l'avait enterrée en cachette, dans un coin de la cour ; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l'ayant déterrée, elle s'était rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l'aimer les premiers. Ils s'abîmaient, ils partaient ; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc ? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, ça durait toute la vie. Elle ne comprenaitpas l'abandon. Cela était une chose énorme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit cœur sans le faire éclater. Un frisson la prenait, aux pensées confuses, lentement éveillées en elle. Alors, on se quittait un jour, on s'en allait chacun de son côté, on ne se voyait plus, on ne s'aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et mélancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruautés de l'existence.

Cependant, son haleine avait encore terni la vitre. Elle effaça de la main la buée qui l'empêchait de voir. Des monuments, au loin, lavés par l'averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Des files de maisons, propres et nettes, avec leurs façades pâles, au milieu des toitures, semblaient des pièces de linge étendues, quelque lessive colossale séchant sur des prés à l'herbe rousse. Le jour blanchissait, la queue du nuage, qui couvrait encore la ville d'une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux du soleil ; et l'on sentait une gaieté hésitante au-dessus des quartiers, certains coins où le ciel allait rire. Jeanne regardait en bas, sur le quai et sur les pentes du Trocadéro, la vie des rues recommencer, après cette rude pluie, qui tombait par brusques averses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis ; tandis que les omnibus, dans le silence des chaussées encore désertes, passaient avec un redoublement de sonorité. Des parapluies se fermaient, des passants abrités sous les arbres se hasardaient d'un trottoir à l'autre, au milieu du ruissellement des flaques coulant aux ruisseaux. Elle s'intéressait surtout à une dame et à une petite fille très bien mises, qu'elle voyait debout sous la tente d'une marchande de jouets, près du pont. Sans doute, elless'étaient réfugiées là, surprises par la pluie. La petite dévalisait la boutique, tourmentait la dame pour avoir un cerceau ; et toutes deux s'en allaient maintenant ; l'enfant qui courait, rieuse et lâchée, poussait le cerceau sur le trottoir. Alors, Jeanne redevint très triste, sa poupée lui parut affreuse. C'était un cerceau qu'elle voulait, et être là-bas, et courir, pendant que sa mère, derrière elle, aurait marché à petits pas, en lui criant de ne pas aller si loin. Tout se brouillait. A chaque minute, elle essuyait la vitre. On lui avait défendu d'ouvrir la fenêtre ; mais elle se sentait pleine de révolte, elle pouvait regarder dehors au moins, puisqu'on ne l'emmenait pas. Elle ouvrit, elle s'accouda comme une grande personne, comme sa mère, lorsqu'elle se mettait là et qu'elle ne parlait plus.

L'air était doux, d'une douceur humide, qui lui semblait très bonne. Une ombre, peu à peu étendue sur l'horizon, lui fit lever la tête. Elle avait, au-dessus d'elle, la sensation d'un oiseau géant, les ailes élargies. D'abord, elle ne vit rien, le ciel restait clair ; mais une tache sombre se montra à l'angle de la toiture, déborda, envahit le ciel. C'était un nouveau grain poussé par un terrible vent d'ouest. Le jour avait baissé rapidement, la ville était noire, dans une lueur livide qui donnait aux façades un ton de vieille rouille. Presque aussitôt la pluie tomba. Les chaussées furent balayées. Des parapluies se retournèrent, des promeneurs, fuyant de tous côtés, disparurent comme des pailles. Une vieille dame tenait à deux mains ses jupons, tandis que l'averse s'abattait sur son chapeau avec une raideur de gouttière. Et la pluie marchait, on pouvait suivre le vol du nuage à la course furieuse de l'eau vers Paris : la barre des grosses gouttesenfilait les avenues des quais, dans un galop de cheval emporté, soulevant une poussière, dont la petite fumée blanche roulait au ras du sol avec une vitesse prodigieuse ; elle descendait les Champs-Elysées, s'engouffrait dans les longues rues droites du quartier Saint-Germain, emplissait d'un bond les larges étendues, les places vides, les carrefours déserts. En quelques secondes, derrière cette trame de plus en plus épaisse, la ville pâlit, sembla se fondre. Ce fut comme un rideau tiré obliquement du vaste ciel à la terre. Des vapeurs montaient, l'immense clapotement avait un bruit assourdissant de ferrailles remuées.

Jeanne, étourdie par la clameur, se reculait. Il lui semblait qu'un mur blafard s'était bâti devant elle. Mais elle adorait la pluie, elle revint s'accouder, allongea les bras, pour sentir les grosses gouttes froides s'écraser sur ses mains. Cela l'amusait, elle se trempait jusqu'aux manches. Sa poupée devait, comme elle, avoir mal à la tête. Aussi venait-elle de la poser à califourchon sur la barre, le dos contre le mur. Et, en voyant les gouttes l'éclabousser, elle pensait que ça lui faisait du bien. La poupée, très raide, avec l'éternel sourire de ses petites dents, avait une épaule qui ruisselait, tandis que des souffles de vent enlevaient sa chemise. Son pauvre corps, vide de son, grelottait.

Pourquoi donc sa mère ne l'avait-elle pas emmenée ? Jeanne trouvait, dans cette eau qui lui battait les mains, une nouvelle tentation d'être dehors. On devait être très bien dans la rue. Et elle revoyait, derrière le voile de l'averse, la petite fille poussant un cerceau sur le trottoir. On ne pouvait pas dire, celle-là était sortie avec sa mère.Même elles paraissaient joliment contentes toutes les deux. Ça prouvait qu'on emmenait les petites filles, quand il pleuvait. Mais il fallait vouloir. Pourquoi n'avait-on pas voulu ? Alors, elle songeait encore à son chat rouge qui s'en était allé, la queue en l'air, sur les maisons d'en face, puis à cette petite bête de moineau, qu'elle avait essayé de faire manger, quand il était mort, et qui avait fait semblant de ne pas comprendre. Ces histoires lui arrivaient toujours, on ne l'aimait pas assez fort. Oh ! elle aurait été prête en deux minutes ; les jours où ça lui plaisait, elle s'habillait vite ; les bottines que Rosalie boutonnait, le paletot, le chapeau, et c'était fini. Sa mère aurait bien pu l'attendre deux minutes. Quand elle descendait chez ses amis, elle ne bousculait pas comme ça ses affaires ; quand elle allait au bois de Boulogne, elle la promenait doucement par la main, elle s'arrêtait avec elle à chaque boutique de la rue de Passy. Et Jeanne ne devinait pas, ses sourcils noirs se fronçaient, ses traits si fins prenaient cette dureté jalouse qui lui donnait un visage blême de vieille fille méchante. Elle sentait confusément que sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. On ne l'avait pas emmenée, pour lui cacher des choses. A ces pensées, son cœur se serrait d'une tristesse indicible, elle avait mal.

La pluie devenait plus fine, des transparences se faisaient à travers le rideau qui voilait Paris. Le dôme des Invalides reparut le premier, léger et tremblant, dans la vibration luisante de l'averse. Puis, des quartiers émergèrent du flot qui se retirait, la ville sembla sortir d'un déluge, avec ses toits ruisselants, tandis que des fleuves emplissaient encore les rues d'une vapeur. Mais,tout d'un coup, une flamme jaillit, un rayon tomba au milieu de l'ondée. Alors, pendant un instant, ce fut un sourire dans des larmes. Il ne pleuvait plus sur le quartier des Champs-Elysées, la pluie sabrait la rive gauche, la Cité, les lointains des faubourgs ; et l'on en voyait les gouttes filer comme des traits d'acier, minces et drus dans le soleil. Vers la droite, un arc-en-ciel s'allumait. A mesure que le rayon s'élargissait, des hachures roses et bleues peinturluraient l'horizon, d'un bariolage d'aquarelle enfantine. Il y eut un flamboiement, une tombée de neige d'or sur une ville de cristal. Et le rayon s'éteignit, un nuage avait roulé, le sourire se noyait dans les larmes, Paris s'égouttait avec un long bruit de sanglots, sous le ciel couleur de plomb.

Jeanne, les manches trempées, eut un accès de toux. Mais elle ne sentait pas le froid qui la pénétrait, occupée maintenant de la pensée que sa mère était descendue dans Paris. Elle avait fini par connaître trois monuments, les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques ; elle répétait leurs noms, elle les désignait du doigt sans s'imaginer comment ils pouvaient être, quand on les regardait de près. Sans doute sa mère se trouvait là-bas, et elle la mettait au Panthéon, parce que celui-là l'étonnait le plus, énorme et planté tout en l'air comme le panache de la ville. Puis, elle se questionnait. Paris restait pour elle cet endroit où les enfants ne vont pas. On ne la menait jamais. Elle aurait voulu savoir, pour se dire tranquillement : " Maman est là, elle fait ceci. " Mais ça lui semblait trop vaste, on ne retrouvait personne. Ses regards sautaient à l'autre bout de la plaine. N'était-ce pas plutôt dans ce tas de maisons, à gauche, sur une colline ?ou tout près, sous les grands arbres dont les branches nues ressemblaient à des fagots de bois mort ? Si elle avait pu soulever les toitures ! Qu'était-ce donc, ce monument si noir ? et cette rue, où courait quelque chose de gros ? et tout ce quartier dont elle avait peur, parce que bien sûr on s'y battait. Elle ne distinguait pas nettement ; mais, sans mentir, ça remuait, c'était très laid, les petites filles ne devaient pas regarder. Toutes sortes de suppositions vagues, qui lui donnaient envie de pleurer, troublaient son ignorance d'enfant. L'inconnu de Paris, avec ses fumées, son grondement continu, sa vie puissante, soufflait jusqu'à elle, par ce temps mou de dégel, une odeur de misère, d'ordure et de crime, qui faisait tourner sa jeune tête, comme si elle s'était penchée au-dessus d'un de ces puits empestés, exhalant l'asphyxie de leur boue invisible. Les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques, elle les nommait, elle les comptait ; puis, elle ne savait plus, elle restait effrayée et honteuse, avec la pensée entêtée que sa mère était dans ces vilaines choses, quelque part qu'elle ne devinait point, tout au fond, là-bas.

Brusquement, Jeanne se tourna. Elle aurait juré qu'on avait marché dans la chambre ; même une main légère venait de lui effleurer l'épaule. Mais la chambre était vide, dans le lourd désordre où Hélène l'avait laissée ; le peignoir pleurait toujours, allongé, écrasé sur le traversin. Alors, Jeanne, toute blanche, fit d'un regard le tour de la pièce, et son cœur se brisa. Elle était seule, elle était seule. Mon Dieu ! sa mère, en partant, l'avait poussée, et très fort, à la jeter par terre. Cela lui revenait dans une angoisse, la douleur de cette brutalité la reprenait auxpoignets et aux épaules. Pourquoi l'avait-on battue ? Elle était gentille, elle n'avait rien à se reprocher. On lui parlait si doucement d'ordinaire, cette correction la révoltait. Elle éprouvait cette sensation de ses peurs d'enfant, lorsqu'on la menaçait du loup et qu'elle regardait, sans l'apercevoir ; c'était dans l'ombre comme des choses qui allaient l'écraser. Pourtant, elle se doutait, la face blêmie, peu à peu gonflée d'une colère jalouse. Tout d'un coup, la pensée que sa mère devait aimer plus qu'elle les gens où elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine. Elle savait à présent. Sa mère la trahissait.

Sur Paris, une grande anxiété s'était faite, dans l'attente d'une nouvelle bourrasque. L'air obscurci avait un murmure, d'épais nuages planaient. Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ; mais elle se sentait comme vengée d'avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait là grandir son malaise. C'était une angoisse, dans laquelle son corps s'abandonnait. Elle tremblait de peur, et n'osait plus se retourner, toute froide à l'idée de regarder encore dans la chambre. Quand on est petite, on n'a pas de force. Qu'était-ce donc, ce mal nouveau, dont la crise l'emplissait de honte et d'amère douceur ? Lorsqu'on la taquinait, qu'on la chatouillait malgré ses rires, elle avait eu parfois ce frisson exaspéré. Toute raidie, elle attendait dans une révolte de ses membres innocents et vierges. Et, du fond de son être, de son sexe de femme éveillé, une vive douleur jaillit comme un coup reçu de loin. Alors, défaillante, elle poussa un cri étouffé : " Maman ! maman ! " sans qu'on pût savoir si elle appelait sa mèreau secours, ou si elle l'accusait de lui envoyer ce mal dont elle se mourait.

A ce moment, la tempête éclatait. Dans le silence lourd d'anxiété, au-dessus de la ville devenue noire, le vent hurla ; et l'on entendit le craquement prolongé de Paris, les persiennes qui battaient, les ardoises qui volaient, les tuyaux de cheminées et les gouttières qui rebondissaient sur le pavé des rues. Il y eut un calme de quelques secondes ; puis, un nouveau souffle passa, emplit l'horizon d'une haleine si colossale, que l'océan des toitures, ébranlé, sembla soulever ses vagues et disparut dans un tourbillon. Pendant un instant, ce fut le chaos. D'énormes nuages, élargis comme des taches d'encre, couraient au milieu de plus petits, dispersés et flottants, pareils à des haillons que le vent déchiquetait, et emportait fil à fil. Un instant, deux nuées s'attaquèrent, se brisèrent avec des éclats, qui semèrent de débris l'espace couleur de cuivre ; et chaque fois que l'ouragan sautait ainsi, soufflant de tous les points du ciel, il y avait en l'air un écrasement d'armées, un écroulement immense dont les décombres suspendus allaient écraser Paris. Il ne pleuvait pas encore. Tout à coup, un nuage creva sur le centre de la ville, une trombe d'eau remonta le cours de la Seine. Le ruban vert du fleuve, criblé et sali par le clapotement des gouttes, se changeait en un ruisseau de boue ; et, un à un, derrière l'averse, les ponts reparaissaient, amincis, légers dans la vapeur ; tandis que, à droite et à gauche, les quais déserts secouaient furieusement leurs arbres, le long de la ligne grise des trottoirs. Au fond, sur Notre-Dame, le nuage se partagea, versa un tel torrent, que la Cité fut submergée ; seules, enhaut du quartier noyé, les tours nageaient dans une éclaircie, comme des épaves. Mais, de toutes parts, le ciel s'ouvrait, la rive droite à trois reprises parut engloutie. Une première ondée ravagea les faubourgs lointains, s'élargissant, battant les pointes de Saint-Vincent-de-Paul et de la tour Saint-Jacques qui blanchissaient sous le flot. Deux autres, coup sur coup, ruisselèrent sur Montmartre et sur les Champs-Elysées. Par instants, on distinguait les verrières du palais de l'industrie fumant dans le rejaillissement de la pluie, Saint-Augustin dont la coupole roulait au fond d'un brouillard comme une lune éteinte, la Madeleine qui allongeait sa toiture plate, pareille aux dalles lavées à grande eau de quelque parvis en ruine ; pendant que, en arrière, la masse énorme et sombrée de l'Opéra faisait penser à un vaisseau démâté, la carène prise entre deux rocs, résistante aux assauts de la tempête. Sur la rive gauche, que voilait une poussière d'eau, on apercevait le dôme des Invalides, les flèches de Sainte-Clotilde, les tours de Saint-Sulpice mollissant, se fondant dans l'air trempé d'humidité. Un nuage s'élargit, la colonnade du Panthéon lâcha des nappes qui menaçaient d'inonder les quartiers bas. Et, dès ce moment, les coups de pluie frappèrent la ville à toutes places ; on eût dit que le ciel se jetait sur la terre ; des rues s'abîmaient, coulant à fond et surnageant, dans des secousses dont la violence semblait annoncer la fin de la cité. Un grondement continu montait, la voix des ruisseaux grossis, le tonnerre des eaux se vidant aux égouts. Cependant, au-dessus de Paris boueux, que ces giboulées salissaient du même ton jaune, les nuages s'effrangeaient, devenaient d'une pâleur livide, également épandue, sans une fissure ni une tache. La pluies'amincissait, raide et pointue ; et, quand une rafale soufflait encore, de grandes ondes moiraient les hachures grises, on entendait les gouttes obliques, presque horizontales, fouetter les murs avec un sifflement, jusqu'à ce que, le vent tombé, elles redevinssent droites, piquant le sol dans un apaisement obstiné, du coteau de Passy à la campagne plate de Charenton. Alors, l'immense cité, comme détruite et morte à la suite d'une suprême convulsion, étendit son champ de pierres renversées, sous l'effacement du ciel.

Jeanne, affaissée à la fenêtre, avait de nouveau balbutié : " Maman ! maman ! " et une immense fatigue la laissait toute faible, en face de Paris englouti. Dans cet anéantissement, les cheveux envolés, le visage mouillé de gouttes de pluie, elle gardait le goût de l'amère douceur dont elle venait de frissonner, tandis que le regret de quelque chose d'irrémédiable pleurait en elle. Tout lui semblait fini, elle comprenait qu'elle devenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regarderait même plus dans la chambre. Cela lui était égal, d'être oubliée et seule. Un tel désespoir emplissait son cœur d'enfant, qu'il faisait noir autour d'elle. Si on la grondait comme autrefois, quand elle était malade, ce serait très injuste. Ça la brûlait, ça la prenait comme un mal de tête. Sûrement, tout à l'heure, on lui avait cassé quelque part une chose. Elle ne pouvait empêcher ça. Il lui fallait bien se laisser faire ce qu'on voulait. A la fin, elle était trop lasse. Sur la barre d'appui, elle avait noué ses deux petits bras, et une somnolence la prenait, la tête appuyée, ouvrant de temps à autre ses yeux très grands, pour voir l'averse.

Toujours, toujours la pluie tombait, le ciel blême fondait en eau. Un dernier souffle avait passé, on entendait un roulement monotone. La pluie souveraine battait sans fin, au milieu d'une solennelle immobilité, la ville qu'elle avait conquise, silencieuse et déserte. Et c'était, derrière le cristal rayé de ce déluge, un Paris fantôme, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre. Il n'apportait plus à Jeanne qu'un besoin de sommeil, avec de vilains rêves, comme si tout son inconnu, le mal qu'elle ignorait, se fût exhalé en brouillard pour la pénétrer et la faire tousser. Chaque fois qu'elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux la secouaient, et elle restait là quelques secondes à le regarder ; puis, en laissant retomber la tête, elle en emportait l'image, il lui semblait qu'il s'étalait sur elle et l'écrasait.

La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n'aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l'attendre, elle se résignait à ne plus la revoir. Puis, elle oubliait tout, les misères qu'on lui avait faites, le mal étrange dont elle venait de souffrir, même l'abandon où le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec un froid de pierre. Elle était seulement bien malheureuse, oh ! malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes, auxquels elle donnait des sous. Jamais ça ne s'arrêterait, elle serait ainsi pendant des années, c'était trop grand et trop lourd pour une petite fille. Mon Dieu ! comme on toussait, comme on avait froid, quand on nevous aimait plus ! Elle fermait ses paupières appesanties, dans le vertige d'un assoupissement fiévreux, et sa dernière pensée était un vague souvenir d'enfance, une visite à un moulin, avec du blé jaune, des graines toutes petites, qui coulaient sous des meules grosses comme des maisons.

Des heures, des heures passaient, chaque minute apportait un siècle. La pluie tombait sans relâche, du même train tranquille, comme ayant tout le temps, l'éternité, pour noyer la plaine. Jeanne dormait. Près d'elle, sa poupée, pliée sur la barre d'appui, les jambes dans la chambre et la tête dehors, semblait une noyée, avec sa chemise qui se collait à sa peau rose, ses yeux fixes, ses cheveux ruisselants d'eau ; et elle était maigre à faire pleurer, dans sa posture comique et navrante de petite morte. Jeanne, endormie, toussait ; mais elle n'ouvrait plus les yeux, sa tête roulait sur ses bras croisés, la toux s'achevait en un sifflement, sans qu'elle s'éveillât. Il n'y avait plus rien, elle dormait dans le noir, elle ne retirait même pas sa main, dont les doigts rougis laissaient couler des gouttes claires, une à une, au fond des vastes espaces qui se creusaient sous la fenêtre. Cela dura encore des heures, des heures. A l'horizon, Paris s'était évanoui comme une ombre de ville, le ciel se confondait dans le chaos brouillé de l'étendue, la pluie grise tombait toujours, entêtée.

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