Au sortir de table, le docteur parla à sa femme d'une dame en couches, auprès de laquelle il serait sans doute forcé de passer la nuit. Il partit à neuf heures, descendit au bord de l'eau, se promena le long des quais déserts, dans la nuit noire ; un petit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flots d'encre. Lorsque onze heures sonnèrent, il remonta les pentes du Trocadéro et vint rôder autour de la maison, dont la grande masse carrée paraissait un épaississement des ténèbres. Mais les vitres de la salle à manger luisaient encore. Il fit le tour, la fenêtre de la cuisine jetait aussi une clarté vive. Alors, il attendit, étonné, peu à peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux, une agitation semblait emplir l'appartement. Peut-être monsieur Rambaud était-il resté à dîner ? Jamais pourtant le digne homme ne s'oubliait au-delà de dix heures. Et il n'osait monter, que dirait-il, si c'était Rosalie qui lui ouvrait ? Enfin, vers minuit, fou d'impatience, négligeant toutes les précautions, il sonna, il passa sans répondre devant la loge de madame Bergeret. En haut, ce fut Rosalie qui le reçut.

C'est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous êtes arrivé... Madame doit vous attendre.

Elle ne témoignait aucune surprise de le voir à cette heure. Pendant qu'il entrait dans la salle à manger, sans trouver une parole, elle continua, bouleversée :

Oh ! Mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur... Quelle nuit ! Les jambes me rentrent dans le corps.

Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s'était assis. Il oubliait qu'il était médecin. Le long du quai, il avait rêvé de cette chambre où Hélène allait l'introduire, en posant un doigt sur ses lèvres, pour ne pas réveiller Jeanne, couchée dans le cabinet voisin ; la veilleuse brûlerait, la pièce serait noyée d'ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il était là, comme en visite, avec son chapeau devant lui, à attendre. Derrière la porte, une toux opiniâtre déchirait seule le grand silence.

Rosalie reparut, traversa rapidement la salle à manger, une cuvette à la main, en lui jetant cette simple parole :

Madame a dit que vous n'entriez pas.

Il demeura assis, ne pouvant s'en aller. Alors, le rendez-vous serait pour un autre jour ? Cela l'hébétait, comme une chose impossible. Puis, il faisait une réflexion : cette pauvre Jeanne manquait vraiment de santé ; on n'avait que du chagrin et des contrariétés avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, le docteur Bodin se présenta, en lui demandant mille pardons. Et, pendant un moment, il enfila des phrases : on était venu le chercher, il serait toujours très heureux de consulter son illustre confrère.

Sans doute, sans doute, répétait le docteur Deberle, dont les oreilles bourdonnaient.

Le vieux médecin, tranquillisé, affecta d'être perplexe, d'hésiter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait les symptômes avec des expressions techniques qu'il interrompait et terminait par un clignement d'yeux. Il y avait une toux sans expectoration, un abattement très grand, une forte fièvre. Peut-être avait-on affaire à une fièvre typhoïde. Cependant, il ne se prononçait pas, la névrose chloroanémique, pour laquelle on soignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter des complications imprévues.

Qu'en pensez-vous ? demandait-il après chaque phrase.

Le docteur Deberle répondait par des gestes évasifs. Pendant que son confrère parlait, il se sentait peu à peu honteux d'être là. Pourquoi était-il monté ?

Je lui ai posé deux vésicatoires, continua le vieux médecin. J'attends, que voulez-vous !... Mais vous allez la voir. Vous vous prononcerez ensuite.

Et il l'emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. La chambre était très faiblement éclairée par une lampe. Il se rappelait d'autres nuits pareilles, la même odeur chaude, le même air étouffé et recueilli, avec des enfoncements d'ombre où dormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint à sa rencontre, les mains tendues, comme autrefois. Monsieur Rambaud, accablé dans un fauteuil, semblait sommeiller. Hélène, debout devant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas ; et cette figure pâle lui parut très grande. Alors, pendant une minute, il examina Jeanne. Sa faiblesse était si grande, qu'elle n'ouvrait plus les yeux sans fatigue. Baignée desueur, elle restait appesantie, la face blême, allumée d'une flamme aux pommettes.

C'est une phtisie aiguë, murmura-t-il enfin, parlant tout haut sans le vouloir, et ne témoignant aucune surprise, comme s'il eût prévu le cas depuis longtemps.

Hélène entendit et le regarda. Elle était toute froide, les yeux secs, dans un calme terrible.

Vous croyez ? dit simplement le docteur Bodin en hochant la tête, de l'air approbatif d'un homme qui n'aurait pas voulu se prononcer le premier.

Il ausculta l'enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, se prêta à l'examen, sans paraître comprendre pourquoi on la tourmentait. Il y eut quelques paroles rapides échangées entre les deux médecins. Le vieux docteur murmura les mots de respiration amphorique et de bruit de pot fêlé ; pourtant, il feignait d'hésiter encore, il parlait maintenant d'une bronchite capillaire. Le docteur Deberle expliquait qu'une cause accidentelle devait avoir déterminé la maladie, un refroidissement sans doute, mais qu'il avait observé déjà plusieurs fois la chloroanémie favorisant les affections de poitrine. Hélène, debout derrière eux, attendait.

Ecoutez vous-même, dit le docteur Bodin en cédant la place à Henri.

Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n'avait pas soulevé les paupières, elle s'abandonnait, brûlée de fièvre. Sa chemise écartée montrait une poitrine d'enfant où les formes naissantes de la femme s'indiquaient à peine ; et rien n'était plus chaste ni plusnavrant que cette puberté déjà touchée par la mort. Elle n'avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d'Henri l'effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l'éveillait de l'anéantissement où elle était plongée. Elle fit le geste d'une jeune femme surprise et violentée, elle serra ses deux pauvres petits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d'une voix frémissante :

Maman... maman...

Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l'homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap. Il semblait qu'elle eût vieilli tout d'un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. Elle cria de nouveau, appelant à son secours :

Maman... maman... je t'en prie...

Hélène, qui n'avait point encore parlé, vint tout près d'Henri. Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle le toucha, elle lui dit ce seul mot d'une voix étouffée :

Allez-vous-en !

Le docteur Bodin tâchait de calmer Jeanne, qu'une crise de toux secouait dans le lit. Il lui jurait qu'on ne la contrarierait plus, que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille.

Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l'oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l'avons tuée.

Alors, sans trouver un mot, Henri s'en alla. Il resta encore un instant dans la salle à manger, attendant il ne savait quoi, quelque chose qui peut-être arriverait. Puis, voyant que le docteur Bodin ne sortait pas, il partit, il descendit l'escalier à tâtons, sans que Rosalie prît seulement le soin de l'éclairer. Il songeait à la marche foudroyante des phtisies aiguës, un cas qu'il avait beaucoup étudié : les tubercules miliaires se multiplieraient avec rapidité, les étouffements augmenteraient, Jeanne ne passerait certainement pas trois semaines.

Huit jours s'écoulèrent. Le soleil se levait et se couchait sur Paris, dans le grand ciel élargi devant la fenêtre, sans qu'Hélène eût la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Elle savait sa fille condamnée, elle restait comme étourdie, dans l'horreur du déchirement qui se faisait en elle. C'était une attente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas. Elle n'avait point de larmes, elle marchait doucement dans la chambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lents et précis. Parfois, vaincue de fatigue, tombée sur une chaise, elle la regardait pendant des heures. Jeanne allait en s'affaiblissant ; des vomissements très douloureux la brisaient, la fièvre ne cessait plus. Quand le docteur Bodin venait, il l'examinait un instant laissait une ordonnance ; et son dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, que la mère ne l'accompagnait même pas pour l'interroger.

Dès le lendemain de la crise, l'abbé Jouve était accouru. Lui et son frère arrivaient chaque soir, échangeaient une poignée de main silencieuse avec Hélène, n'osant lui demander des nouvelles. Ils avaient offert de veiller à tour de rôle, mais elle les renvoyait vers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour la nuit. Un soir, l'abbé, qui semblait très préoccupé depuis la veille, l'emmena à l'écart.

J'ai songé à une chose, murmura-t-il. La chère enfant a été retardée par sa santé... Elle pourrait faire ici sa première communion...

Hélène sembla d'abord ne pas comprendre. Cette idée où, malgré sa tolérance, le prêtre reparaissait tout entier avec son souci des intérêts du Ciel, la surprenait, la blessait même un peu. Elle eut un geste d'insouciance, en disant :

Non, non, je ne veux pas qu'on la tourmente... Allez, s'il y a un paradis, elle y montera tout droit.

Mais, ce soir-là, Jeanne éprouvait un de ces mieux trompeurs qui illusionnent les mourants. Elle avait entendu l'abbé, avec ses fines oreilles de malade.

C'est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion... Ce sera bientôt, n'est-ce pas ?

Sans doute, ma chérie, répondit-il.

Alors, elle voulut qu'il s'approchât, pour causer. Sa mère l'avait soulevée sur l'oreiller, elle était assise, toute petite ; et ses lèvres brûlées souriaient, tandis que, dans ses yeux clairs, la mort passait déjà.

Oh ! je vais très bien, reprit-elle, je me lèverais, si je voulais... Dis ? j'aurai une robe blanche avec un bouquet ?... Est-ce que l'église sera aussi belle que pour le mois de Marie ?

Plus belle, ma mignonne.

Vrai ? Il y aura autant de fleurs, on chantera des choses aussi douces ?... Bientôt, bientôt, tu me le promets ?

Elle était toute baignée de joie. Elle regardait devant elle les rideaux du lit, prise d'une extase en disant qu'elle aimait bien le bon Dieu, et qu'elle l'avait vu, quand on chantait les cantiques. Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumières qui tournaient, pendant que les fleurs des grands vases voyageaient comme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejeta dans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait pas savoir qu'elle toussait, répétant :

Je vais me lever demain, j'apprendrai mon catéchisme sans une faute, nous serons tous très contents.

Hélène, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvait pleurer, sentait un flot de larmes monter à sa gorge, en écoutant le rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle à manger, pour cacher son désespoir. L'abbé l'avait suivie. Monsieur Rambaud s'était levé vivement, afin d'occuper la petite.

Tiens ! maman a crié, est-ce qu'elle s'est fait du mal ? demandait-elle.

Ta maman ? répondit-il. Mais elle n'a pas crié, elle a ri, au contraire, parce que tu te portes bien.

Dans la salle à manger, Hélène, la tête tombée sur la table, étouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L'abbé se penchait, la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elle s'accusait, elle lui disait qu'elle avait tué sa fille ; et toute une confession s'échappait de ses lèvres, en paroles entrecoupées. Jamais elle n'aurait cédé à cet homme, si Jeanne était restée auprès d'elle. Il avait fallu qu'elle le rencontrât dans cette chambre inconnue. Mon Dieu ! le Ciel aurait dû la prendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le prêtre, effrayé, la calmait en lui promettant le pardon.

On sonna, un bruit de voix vint de l'antichambre. Hélène essuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra.

Madame, c'est le docteur Deberle...

Je ne veux pas qu'il entre.

Il demande des nouvelles de Mademoiselle.

Dites-lui qu'elle va mourir.

La porte était restée ouverte, Henri avait entendu. Alors, sans attendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait, recevait la même réponse et s'en allait.

Ce qui brisait Hélène, c'étaient les visites. Les quelques dames dont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaient devoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madame Levasseur, madame de Guiraud, d'autres encore, se présentèrent ; et elles ne demandaient pas à entrer, mais elle questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voix traversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prise d'impatience, Hélène les recevait dans la salle àmanger, debout, la parole brève. Elle restait toute la journée en peignoir, oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement tordus et relevés. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visage rougi, sa bouche amère et empâtée ne trouvait plus les mots. Quand Juliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle la laissait s'installer un instant près du lit.

Ma chère, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vous abandonnez trop. Ayez un peu de courage.

Et Hélène devait répondre, lorsque Juliette cherchait à la distraire, en parlant des événements qui occupaient Paris.

Vous savez que décidément nous allons avoir la guerre... Je suis très ennuyée, j'ai deux cousins qui partiront.

Elle montait ainsi au retour de ses courses à travers Paris, animée par tout un après-midi de bavardage, apportant le tourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie de malade ; et elle avait beau baisser la voix, prendre des mines apitoyées, sa jolie indifférence perçait, on la voyait heureuse et triomphante d'être elle-même en bonne santé. Hélène, abattue devant elle, souffrait d'une angoisse jalouse.

Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien ne vient-il pas jouer ?

Juliette, un moment embarrassée, se contenta de sourire.

Est-ce qu'il est malade, lui aussi ? reprit la petite.

Non, ma chérie, il n'est pas malade... Il est au collège.

Et, comme Hélène l'accompagnait dans l'antichambre, elle voulut lui expliquer son mensonge.

Oh ! je l'amènerais bien, je sais que ce n'est pas contagieux... Mais les enfants s'effrayent tout de suite, et Lucien est si bête ! Il serait capable de pleurer en voyant votre pauvre ange...

Oui, oui, vous avez raison, interrompit Hélène, le cœur crevé à la pensée de cette femme si gaie, qui avait chez elle son enfant bien portant.

Une seconde semaine avait passé. La maladie suivait son cours, emportait à chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne se hâtait point, dans sa foudroyante rapidité, mettant à détruire cette frêle et adorable chair toutes les phases prévues, sans la gracier d'une seule. Les crachats sanglants avaient disparu ; par moments, la toux cessait. Une telle oppression étouffait l'enfant, qu'à la difficulté de son haleine on pouvait suivre les ravages du mal, dans sa petite poitrine. C'était trop rude pour tant de faiblesse, les yeux de l'abbé et de monsieur Rambaud se mouillaient de larmes à l'écouter. Pendant des jours, pendant des nuits, le souffle s'entendait sous les rideaux ; la pauvre créature qu'un heurt semblait devoir tuer, n'en finissait pas de mourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mère, à bout de force, ne pouvant plus supporter le bruit de ce râle, s'en allait dans la pièce voisine appuyer sa tête contre un mur.

Peu à peu, Jeanne s'isolait. Elle ne voyait plus le monde, elle avait une expression de visage noyée etperdue, comme si elle eût déjà vécu toute seule, quelque part. Quand les personnes qui l'entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pour qu'elle les reconnût, elle les regardait fixement, sans un sourire, puis se retournait vers la muraille d'un air de fatigue. Une ombre l'enveloppait, elle s'en allait avec la bouderie irritée de ses mauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de malade l'éveillaient encore. Un matin, elle demanda à sa mère :

C'est dimanche, aujourd'hui ?

Non, mon enfant, répondit Hélène. Nous ne sommes qu'au vendredi... Pourquoi veux-tu savoir ?

Elle ne paraissait déjà plus se rappeler la question qu'elle avait posée. Mais, le surlendemain, comme Rosalie était dans la chambre, elle lui dit à demi-voix :

C'est dimanche... Zéphyrin est là, prie-le de venir.

La bonne hésitait ; mais Hélène, qui avait entendu, lui adressa un signe de consentement. L'enfant répétait :

Amène-le, venez tous les deux, je serai contente.

Lorsque Rosalie entra avec Zéphyrin, elle se souleva sur l'oreiller. Le petit soldat, tête nue, les mains élargies, se dandinait pour cacher sa grosse émotion. Il aimait bien Mademoiselle, cela l'embêtait sérieusement de lui voir passer l'arme à gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgré les avertissements de Rosalie, qui lui avait recommandé d'être gai, demeura-t-il stupide, la figure renversée, en l'apercevant si pâle, réduite à rien du tout. Il était resté sensible, avec ses allures conquérantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme il savait lestourner maintenant. La bonne, par-derrière, le pinça pour le faire rire. Mais il parvint seulement à balbutier :

Je vous demande pardon... mademoiselle et la compagnie...

Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvrait ses grands yeux vides, elle avait l'air de chercher. Un tremblement agitait sa tête, sans doute la grande clarté l'aveuglait, dans cette ombre où elle descendait déjà.

Approchez, mon ami, dit Hélène au soldat. C'est Mademoiselle qui a demandé à vous voir.

Le soleil entrait par la fenêtre, une large trouée jaune, dans laquelle dansaient les poussières du tapis. Mars était venu, au-dehors le printemps naissait. Zéphyrin fit un pas, apparut dans le soleil ; sa petite face ronde, couverte de son, avait le reflet doré du blé mûr, tandis que les boutons de sa tunique étincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ de coquelicots. Alors, Jeanne l'aperçut. Mais ses yeux s'inquiétèrent de nouveau, incertains, allant d'un coin à un autre.

Que veux-tu, mon enfant ? demanda sa mère. Nous sommes tous là.

Puis, elle comprit.

Rosalie, approchez... Mademoiselle veut vous voir.

Rosalie, à son tour, s'avança dans le soleil. Elle portait un bonnet dont les brides, rejetées sur les épaules, s'envolaient comme des ailes de papillon. Une poudred'or tombait sur ses durs cheveux noirs et sur sa bonne face au nez écrasé, aux grosses lèvres. Et il n'y avait plus qu'eux, dans la chambre, le petit soldat et la cuisinière, coude à coude, sous le rayon. Jeanne les regardait.

Eh bien ! ma chérie, reprit Hélène, tu ne leur dis rien ?... les voilà ensemble.

Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa tête, un léger tremblement de femme très vieille. Ils étaient là comme mari et femme, prêts à se prendre bras dessus, bras dessous, pour retourner au pays. La tiédeur du printemps les chauffait, et désireux d'égayer Mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure, d'un air bête et tendre. Une bonne odeur de santé montait de leurs dos arrondis. S'ils avaient été seuls, bien sûr que Zéphyrin aurait empoigné Rosalie et qu'il aurait reçu d'elle un fameux soufflet. Ça se voyait dans leurs yeux.

Eh bien ! ma chérie, tu n'as rien à leur dire ?

Jeanne les regardait, étouffant davantage. Elle ne dit pas un mot. Brusquement, elle éclata en larmes. Zéphyrin et Rosalie durent quitter tout de suite la chambre.

Je vous demande pardon.... mademoiselle et la compagnie.... répéta le petit soldat ahuri en s'en allant.

Ce fut là un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachait de tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l'enfant gardait un visage muet, comme si l'ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elle avait les silences, la résignation noire d'une abandonnée qui sesent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demi closes, sans qu'on pût deviner dans son regard aminci quelle idée entêtée l'absorbait. Plus rien n'existait pour elle que sa grande poupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pour la distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait de la rendre, elle la défendait d'un geste farouche, dès qu'on voulait la lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur le traversin, était allongée comme une personne malade, la couverture aux épaules. Sans doute l'enfant la soignait, car de temps à autre, de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose, arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d'émail, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d'appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se réfugiait ainsi dans l'amour de sa grande poupée, s'assurant, au sortir de ses somnolences, qu'elle était encore là, ne voyant qu'elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l'ombre d'un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses à l'oreille.

La troisième semaine s'achevait. Le vieux docteur, un matin, s'installa. Hélène comprit, son enfant ne passerait pas la journée. Depuis la veille, elle était dans une stupeur qui lui ôtait la conscience même de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, on comptait les heures. Comme la malade souffrait d'une soif ardente, le médecin avait simplement recommandé qu'on lui donnât une boisson opiacée, pour lui faciliter l'agonie ; et cet abandon de tout remède rendait Hélène imbécile. Tantque des potions traînaient sur la table de nuit, elle espérait encore un miracle de guérison. Maintenant, les fioles et les boîtes n'étaient plus là, sa dernière foi s'en allait. Elle n'avait plus qu'un instinct, être près de Jeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulait l'enlever à cette contemplation affreuse, tâchait de l'éloigner, en la chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attirée, avec le besoin physique de voir. Toute droite, les bras tombés, dans un désespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait.

Vers une heure, l'abbé Jouve et monsieur Rambaud arrivèrent. Le médecin alla à leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux pâlirent. Ils restèrent debout de saisissement ; et leurs mains tremblaient. Hélène ne s'était pas retournée.

La journée était superbe, un de ces après-midi ensoleillés des premiers jours d'avril. Jeanne, dans son lit, s'agitait. La soif qui la dévorait lui donnait par instants un petit mouvement pénible des lèvres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mains transparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Le sourd travail du mal était terminé, elle ne toussait plus, sa voix éteinte ressemblait à un souffle. Depuis un moment, elle tournait la tête, elle cherchait des yeux la lumière. Le docteur Bodin ouvrit la fenêtre toute large. Alors, Jeanne ne s'agita plus et resta la joue contre l'oreiller, les regards sur Paris, avec sa respiration oppressée qui se ralentissait.

Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elle s'était ainsi tournée vers la ville étalée à l'horizon. Sa face devenait grave, elle songeait. A cetteheure dernière, Paris souriait sous le blond soleil d'avril. Du dehors venaient des souffles tièdes, des rires d'enfants, des appels de moineaux. Et la mourante mettait ses forces suprêmes à voir encore, à suivre les fumées volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elle retrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques ; puis, l'inconnu commençait, ses paupières lasses se fermaient à demi, devant la mer immense des toitures. Peut-être rêvait-elle qu'elle était peu à peu très légère, qu'elle s'envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle se poserait sur les dômes et sur les flèches, elle verrait, en sept ou huit coups d'aile, les choses défendues que l'on cache aux enfants. Mais une inquiétude nouvelle l'agita, ses mains cherchaient encore ; et elle ne se calma que lorsqu'elle tint sa grande poupée dans ses petits bras contre sa poitrine. Elle voulait l'emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi les cheminées toutes roses de soleil.

Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait déjà tomber ses ombres bleues. C'était la fin, un étouffement, une agonie lente et sans secousse. Le cher ange n'avait plus la force de se défendre. Monsieur Rambaud, vaincu, s'abattit sur les genoux, secoué de sanglots silencieux, se traînant derrière un rideau pour cacher sa douleur. L'abbé s'était agenouillé au chevet, les mains jointes, balbutiant les prières des agonisants.

Jeanne, Jeanne, murmura Hélène, glacée d'une horreur qui lui soufflait un grand froid dans les cheveux.

Elle avait repoussé le docteur, elle se jeta par terre, s'appuya contre le lit pour voir sa fille de tout près. Jeanne ouvrit les yeux, mais elle ne regarda pas sa mère. Ses regards, toujours, allaient là-bas, sur Paris qui s'effaçait. Elle serra davantage sa poupée, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eut encore deux soupirs plus légers. Ses yeux pâlissaient, son visage un instant exprima une angoisse vive. Mais, bientôt, elle parut soulagée, elle ne respirait plus, la bouche ouverte.

C'est fini, dit le docteur en lui prenant la main.

Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure de chèvre s'était encore allongée, avec des traits sévères, une ombre grise descendue des sourcils qu'elle fronçait ; et elle avait ainsi dans la mort son visage blême de femme jalouse. La poupée, la tête renversée, les cheveux pendants, semblait morte comme elle.

C'est fini, répéta le docteur qui laissa retomber la petite main froide.

Hélène, la face tendue, serra son front entre ses poings, comme si elle sentait son crâne s'ouvrir. Elle ne pleurait pas, elle promenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisa dans sa gorge ; elle venait d'apercevoir, au pied du lit, une petite paire de souliers, oubliée là. C'était fini, Jeanne ne les mettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers aux pauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulant son visage sur la main de la morte qui avait glissé. Monsieur Rambaud sanglotait. L'abbé avait haussé la voix, tandis que Rosalie, dans la porte entrebâillée de la salle àmanger, mordait son mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit.

Juste à cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvait s'empêcher de monter prendre des nouvelles.

Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

Ah ! monsieur, bégaya Rosalie, elle est morte.

Il demeura immobile, étonné de ce dénouement qu'il attendait de jour en jour. Puis, il murmura :

Mon Dieu ! la pauvre enfant ! quel malheur !

Et il ne trouva que cette parole bête et navrante. La porte s'était refermée, il descendit.

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