La Débâcle – 2258

Ils longeaient alors une terre labourée entièrement couverte de sacs. Quelque régiment avait dû se débarrasser là, serré de trop près, dans un coup de panique. Les débris dont le sol était semé disaient les épisodes de la lutte. Dans un champ de betteraves, desképis épars, semblables à de larges coquelicots, des lambeaux d’uniformes, des épaulettes, des ceinturons, racontaient un contact farouche, un des rares corps à corps du formidable duel d’artillerie qui avait duré douze heures. Mais, surtout, ce qu’on heurtait à chaque pas, c’étaient des débris d’armes, des sabres, des baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu’ils semblaient être une végétation de la terre, une moisson qui aurait poussé, en un jour abominable. Des gamelles, des bidons également jonchaient les chemins, tout ce qui s’était échappé des sacs éventrés, du riz, des brosses, des cartouches. Et les terres se succédaient au travers d’une dévastation immense, les clôtures arrachées, les arbres comme brûlés dans un incendie, le sol lui-même creusé par les obus, piétiné, durci sous le galop des foules, si ravagé, qu’il paraissait devoir rester à jamais stérile. La pluie noyait tout de son humidité blafarde, une odeur se dégageait, persistante, cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de pourriture et de poudre.