Confidences d’une curieuse

CHRONIQUE HEBDOMADAIRE

I

1 TOUTE BLANCHE et toute rose, riante et effarouchée, je me présente à vous, indécise, la boîte mystérieuse entre les mains. Les Grecs, ces menteurs adorables, ont été méchants pour moi et m’ont calomniée devant la postérité. Il est faux que le coffret que me remit Jupiter ne contînt que des maux; il est faux que j’aie ouvert ce coffret avec la brusquerie d’une petite sotte qui dépense en un jour tous ses secrets.
2 Le coffret, je vous assure, renfermait le bien et le mal, de bonnes et de mauvaises nouvelles, des fleurs et des épines. Je vous affirme en outre que j’ai soulevé le couvercle tout doucement, peureuse et tremblante, et que, voyant le présent divin du maître des dieux, je n’ai pas usé mon pouvoir en une seule minute; j’avais en ma possession les larmes et les sourires de la terre, et j’étais trop femme pour ne pas me ménager les flatteries intéressées des générations.
3 Je suis une curieuse, et j’ai préféré, par raffinement, mettre l’éternité à contenter ma curiosité. Chaque matin, je soulève un peu le couvercle; une joie ou une tristesse s’échappe, et c’est de cette joie ou de cette tristesse qu’est fait l’événement du jour.
4 Me voici, jeune de l’éternelle jeunesse, la boîte mystérieuse entre les mains.
5 Chaque semaine, je l’ouvrirai un peu pour vous. Je vous dirai quel fait imprévu s’en est échappé, de quelle plaie ou de quelle félicité j’ai doté la terre.
6 Je ne suis pas méchante fille, et nous rirons plus que nous ne pleurerons. J’ai vaincu par mon sourire le vieux Destin lui- même, et je donne au monde plus de jours de soleil que de jours de pluie.
7 D’ailleurs j’ai quitté l’Olympe, désert depuis deux mille ans, et je vis en plein Paris, habillée comme vous, madame, mettant tous mes soins à vous plaire, monsieur. Je n’ai gardé de mon origine céleste que la connaissance de toutes choses et l’habitude, si chère aux déesses, de bavarder entre femmes – lorsque les hommes écoutent aux portes.
8 Aujourd’hui, je ne veux vous donner que mon sourire de bienvenue. Voici ma griffe rose, tendez-moi sans peur votre main : je caresse et n’égratigne pas.
9 Le présent est triste. J’étais sur les boulevards, il y a quatre jours, pressée de gagner l’autre trottoir. Un convoi passait. Quel convoi! et quelle impatience! Je suis restée là deux grandes heures à voir défiler tout un gouvernement. Dans la foule, on jugeait le défunt. Je n’écoute jamais ces jugements portés devant un cadavre ; l’éloge n’y est qu’une preuve de bon goût.
10 Le défunt était duc et homme d’esprit, ami du prince et habile politique. Que de qualités pour être pleuré ! Si, le 10 mars au matin, j’avais pu prévoir ce qu’il sortirait de ma boîte, la mort d’un tel homme, j’aurais appuyé de toutes mes forces sur le couvercle et, au risque de vous priver de nouvelles pendant cent ans, je ne l’aurais plus soulevé.
11 Voilà tout ce que j’ai vu dans la semaine : un enterrement. Il faut vous dire que je ne suis sortie que lundi. Mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi − hélas! cinq jours seulement − j’ai lu et relu le même livre. Je me suis reposée le dimanche. Vous savez de quel livre je veux parler ; il n’existe qu’un livre en ce moment, le prince des livres, le livre des princes.
12 Une fois dans sa vie, si femme que l’on soit, on peut bien se permettre une petite débauche d’histoire. Je me moque de César, soit dit entre nous, et si un simple mortel s’avisait de me parler de lui pendant quatre cent quinze pages, je me fâcherais tout rouge. Mais nous autres femmes nous aimons les fruits rares. Nous avons un profond respect pour tout ce qui est unique. Les hommes, d’ailleurs, sont plus femmes que nous sur ce point.
13 Sans mentir, j’ai réussi à en apprendre de mémoire deux pages et quatre lignes. Je ne vous les réciterai pas.
14 Les Allemands sont décidément de féroces mangeurs ; ils dévorent encore l’auguste mets avec plus de gloutonnerie que les Français. Simple question de tempérament.

15 Et puis, et puis…
16 Et puis nous sommes en carême, le carnaval vient de finir et le printemps va commencer. Je suis heureuse de vous donner la première ces nouvelles scabreuses et délicates.
17 Je vous parais naïve, regardez mieux mon sourire.
18 Nous sommes en carême, c’est-à-dire il y a disette d’œuvres vivantes et vraies, les romanciers dorment et les poètes sont morts.
19 Le carnaval vient de finir, c’est-à-dire ôtez vos masques, belles dames et beaux messieurs, bâillez franchement, pour peu que vous en ayez l’envie.
20 Le printemps va commencer, c’est-à-dire vite une robe blanche et un chapeau de paille, je connais un coin de bois où je pourrai me reposer de mes cinq jours de travail par cinq jours de soleil.
21 Laissons Thérésa chanter à tour de bras et de reins, Alexandre Dumas lire ses conférences, l’hercule Audoing partir pour Cayenne, le Sénat et le Corps législatif aiguiser leurs crocs et leurs griffes, la terre tourner et s’ennuyer de voyager seule.
22 J’ai une histoire à vous conter.
23 Il y avait hier dans le demi-monde parisien une blonde pécheresse qui avait été surnommée le Petit Manteau bleu de l’amour : elle faisait l’aumône de son cœur à tout venant, et voici trois ans que sa charité s’exerçait sans qu’elle parût avoir encore épuisé ses trésors d’affection.
24 Hier, elle rencontra, dans le foyer d’un théâtre que je ne nommerai pas, un pauvre diable de jeune homme dont le cœur se mourait évidemment d’inanition. Elle le regarda quelques minutes en silence, puis s’approcha vivement, et, l’embrassant: « Tiens, lui dit-elle, voilà mon dernier louis, rends-moi la monnaie. »
25 Or j’apprends aujourd’hui que la monnaie lui a été rendue, et que le Petit Manteau bleu de l’amour, véritablement ruiné, a annoncé à ses nombreux amis, dans une lettre de faire part, qu’il se voyait forcé de suspendre ses aumônes. Il lui reste tout juste de quoi vivre avec le dernier mendiant qu’il a secouru.
26 La blonde pécheresse que vous connaissez tous est bel et bien sur le chemin de la mairie et de l’église.
27 Je ne saurais finir plus moralement, et je laisse retomber sans bruit le couvercle de mon coffret.

PANDORE

(Vers le 18 mars 1865.)

II

Je serais une pauvre curieuse, et mes confidences seraient de tristes bavardages, si je venais tous les huit jours vous répéter simplement ce que mes sœurs et mes frères du grand format vous ont déjà dit sur tous les tons. J’écoute aux portes et je vous conte à l’oreille les secrets que j’ai surpris.
D’ailleurs, vous ne l’ignorez pas, je vis dans l’intimité des dieux. Vous aurez ici les nouvelles du Ciel aussi vite que celles de la terre.
Hier, lasse de grelotter et pressée de mettre une certaine robe, tout un poème de gaze et de dentelle, je suis allée frapper à la porte du Printemps, au fond de ce palais d’azur et d’or où dorment les divinités paresseuses.
« Éveille-toi, ai-je crié, méchant garçon. N’as-tu pas honte de tant de fainéantise ? On ne sait que penser sur la terre. Les femmes craignent que quelque nymphe ne t’ait séduit, et que tu ne te sois enfui au bout du monde, gardant en avare tes parfums et tes feuillages pour tes chères amours. Les hommes supposent avec plus de logique que tu es entré dans une opération céleste, un coup de Bourse divin, une compagnie d’assurances angélique, et ils estiment que tu as raison, les affaires devant passer avant tout. Les marchands de bois seuls disent que tu es un brave enfant, tandis que les curés finissent par voir dans ton long sommeil des signes évidents de la colère de Jupiter. »
Le Printemps, sans ouvrir sa porte, m’a répondu en bâillant:
« Mignonne, dis à la terre que je m’ennuie et que je suis las d’être à ses ordres. Dernièrement nous nous sommes réunis, mes frères et moi, l’Été, l’Automne et l’Hiver, et il a été convenu entre nous qu’à l’avenir nous n’en ferions qu’à notre tête. Les hommes nous verront, quand il nous plaira de nous montrer. Aujourd’hui je garde le lit, parce que j’ai sommeil. La terre n’est pas amusante, tu le sais, et je n’ai que faire d’y aller risquer le peu de gaieté qui me reste. Annonce ce que tu voudras à ces badauds qui m’implorent et qui me maudissent : je suis bien décidé, cette année, à garder la chambre. Bonsoir. »
Et j’ai entendu le Printemps se retourner sur sa couche et reprendre paisiblement son somme interrompu. Vous voilà avertis. Achetez du bois et commandez des vêtements d’hiver.

Je suis revenue du Ciel par l’arc de triomphe de l’Étoile et par les Champs-Élysées. Vers le bas de l’avenue, j’ai rencontré une procession étrange d’hommes à grandes barbes, à larges chapeaux de feutre. Ces hommes m’ont tout d’abord eu l’air de conspirateurs ; le front sombre, les yeux courroucés, les lèvres ironiques, ils regardaient les passants avec une fureur contenue et un désir évident de leur sauter à la gorge. Puis j’ai compris que ces hommes étaient des peintres et que c’était entre eux qu’ils se dévoraient ainsi du regard. Ils accompagnaient avec un respect farouche les commissionnaires portant leurs chefs-d’œuvre, comme les gendarmes accompagnent les voitures du Trésor public.
Deux de ces peintres − je pourrais les nommer, l’aventure circule en ce moment dans les ateliers −, deux frères ennemis, un néo-classique et un réaliste, se rencontrent à l’entrée des Champs Elysées, l’un venant de la rue Royale, l’autre du pont de la Concorde. Chacun d’eux jette un regard sur la toile de l’autre, et hausse les épaules de pitié.
Les commissionnaires qui portent les toiles se reconnaissent, posent là leurs crochets et respirent un instant, en causant de leurs petites affaires. Puis ils se chargent de nouveau, et arrivent au palais de l’Industrie.
Chaque peintre fait entrer son commissionnaire en triomphe et pense mourir de honte et de rage, lorsque cet homme remet entre ses mains la toile du rival, cette toile infâme, absurde, exécrable. Vous devinez le dénouement. Cris, injures, discussions esthétiques à péroraisons de coups de poing. Les bons petits camarades s’en tiennent les côtes depuis huit jours.
Voilà comme quoi un néo-classique fut réaliste pendant cinq grandes minutes, comme quoi un réaliste fut néo-classique le même laps de temps. Vous devinez les noms, n’est-ce pas ?

Arrivée au quai Voltaire − ce jour-là était décidément le jour des rencontres − j’ai trouvé sur mon chemin le fiacre académique. Vous connaissez l’histoire.
Dans les premiers temps, MM. Jules Janin, Camille Doucet, Autran et Prévost-Paradol montaient chaque matin en fiacre et allaient faire leurs visites respectueuses. Or, par une fatalité étrange, ils avaient adopté le même itinéraire, le même ordre de révérences, de sorte que tout Paris riait à voir depuis cinq jours au moins ces quatre voitures se suivant à la file, s’arrêtant aux mêmes endroits.
Ces messieurs ont compris le ridicule d’une pareille promenade. Nous ne sommes plus en carnaval et les cortèges sont rares. Ils ont donc résolu, avec une habileté et un tact que l’on doit louer, de prendre un fiacre à quatre places, et de réduire ainsi les quatre voitures à une seule. Cette mesure est à la fois très économique et très convenable.
On voit depuis lors MM. Jules Janin, Camille Doucet, Autran et Prévost-Paradol courir les rues de Paris, contenus dans le même char. Ils sont un peu gênés, s’il faut tout dire, ils se regardent avec une tendresse féline. Il paraît que le moment le plus délicat pour eux est lorsqu’ils font antichambre et qu’ils vont saluer successivement un des dieux. J’aime à me les représenter tous quatre, debout, la main au gilet, pliés en deux dans un salut exquis, faisant comme un seul homme le rude exercice du conscrit académicien. J’allais oublier de vous dire que les dieux sont enchantés d’une telle façon de procéder, et qu’ils vont sans doute ériger le fiacre académique en institution. Ils se débarrasseront ainsi de tous les concurrents en une seule fois, et pourront au moins établir des comparaisons et choisir en toute justice.
On assure que le fiacre continuera à se promener dans Paris jusqu’au 6 avril, jour de l’élection. Vous savez que le Ciel a besoin de deux immortels. Les chances sont partagées, dit-on ; le vieux Destin doit assister aux votes.

Vidons vite mon coffret.
On meurt beaucoup depuis quelque temps. Mathieu (de La Drôme) s’en est allé, et ses dernières paroles ont été que le marronnier du 20 mars n’aurait pas de feuilles cette année. Troyon et Debay nous ont quittés eux aussi, las de gloire et d’impuissance.
Un autre mort, c’est ce pauvre carnaval, dont l’agonie a duré toute une nuit, la nuit terrible de la mi-carême. Le voilà enterré sous des dentelles fripées, jusqu’au jour où l’archet de Strauss fera sortir du tombeau cet éternel Lazare.
Les vivants, aujourd’hui, ce sont les prédicateurs, et ils s’en donnent à cœur joie. Jamais on n’avait tant parlé du bon Dieu, jamais les jolies dévotes n’avaient tant usé d’oraisons. Je suis heureux que l’on prie pour les pécheurs, car c’est bien ainsi que j’espère me sauver.
On assassine toujours un peu, et on ouvre le Grand Café. On se bat en duel, par-ci par-là, et on va s’oublier pendant cinq heures à La Biche au Bois, n’emportant que ses yeux et laissant son intelligence chez soi.
Savez-vous que je songe encore à ce gamin de Printemps. En somme, son absence prolongée est l’événement le plus original et le plus considérable de la semaine. Des gens d’esprit ont voulu, en allant aux courses de Vincennes, persuader à eux-mêmes et aux autres que le temps était doux et que les feuilles poussaient. Ils en ont été pour leur courte honte.
Je suis allée à ces courses, et j’ai pris plaisir à voir défiler les hétaïres parisiennes, perdues dans leurs grandes jupes, renversées paresseusement et souriant à la foule. En qualité d’immortelle, je ne suis pas bégueule.
On contait tout bas, dans les groupes, la singulière aventure arrivée dernièrement à une de ces vierges folles.
Vous saurez qu’elle est née fille de portière, et qu’elle est duchesse aujourd’hui, puisqu’elle couche avec un duc. Or, le duc, chaque matin, la voyait depuis deux mois se lever furtivement et ne revenir qu’après quelques minutes d’absence, toute tremblante, comme un enfant qui vient de contenter sa gourmandise avec quelque gâteau dérobé.
Il faut vous dire avant de continuer que le duc s’était maintes fois étonné de la façon merveilleuse dont ses bottes étaient nettoyées et cirées. Jamais valet de chambre ne leur avait donné un tel éclat.
Or, l’autre matin, le duc, pris de soupçon, suivit la jeune femme. Il allongea la tête avec précaution, et aperçut le cher ange, les manches de chemise retroussées, une brosse à la main, et frottant les bottes à tour de bras. Il manqua tomber à la renverse d’étonnement.
N’est pas duchesse qui veut, et la portière perce toujours. La belle enfant, dans l’or et la soie, se sentait de son berceau. Elle avait la passion du cirage et de la brosse. Chacun a ses goûts honteux ; cette reine de beauté et de grâce a le goût déplorable de cirer les bottes.
Il y a eu rupture, et la belle s’est empressée de réclamer un dédit de vingt mille francs. Le duc a calculé qu’un nettoyage de bottes à vingt centimes chaque matin faisait douze francs au bout de deux mois. Il a donc envoyé douze francs à la plaignante.
Le duc s’est contenté de répondre froidement à toutes les plaintes de la dame, à ses pleurs et à ses sourires :
« Mon enfant, je cherchais en vous une maîtresse, et non un décrotteur. Je vous paie en décrotteur, et non en maîtresse. »

(Vers le 25 mars 1865.)
III

Ce gamin de Printemps s’est joué de moi. Il m’avait nettement déclaré qu’il entendait ne pas descendre sur la terre cette année ; en confidente bavarde, je m’étais empressée de vous communiquer cette grave nouvelle, afin que vous puissiez prendre vos précautions. Et voilà que le Printemps, depuis cinq ou six jours, se promène dans nos rues et dans nos jardins publics. Les saisons sont des divinités capricieuses, auxquelles j’engage mes frères et sœurs, chroniqueurs et chroniqueuses, à ne jamais se fier. Je vais bel et bien passer pour une menteuse et une cancanière.
Le Printemps se promène dans l’air tiède, sous le blanc soleil d’avril ; il a hâte de cueillir les touffes parfumées des lilas et d’aller les tresser en couronnes, à l’ombre des grands marronniers ; de ses doigts délicats il dégage la fleur du bouton, la feuille verte de son enveloppe brune. Demain, les feuillages s’épanouiront largement dans le ciel bleu et les fleurs piqueront de blanc et de rose la verdure tendre des massifs.
Hier, j’ai rencontré le Printemps au Luxembourg. Il courait, leste et pimpant, dans les plates-bandes, soufflant son haleine douce sur les tiges frissonnantes de sève :
« Eh! méchant gamin, lui ai-je crié, n’es-tu pas honteux de mentir comme un homme ? Tu me fais annoncer la veille une nouvelle que tu démens le lendemain.
− Mignonne, m’a répondu le Printemps avec son rire le plus clair et le plus malicieux, tu m’as tenté, tu es venue me questionner le 1er avril, et je me suis senti le besoin d’une légère plaisanterie. Cette année, j’ai tout simplement joué une excellente farce à la terre. Je lui ai fait croire que j’étais mort. Simple poisson d’avril d’ailleurs. Le 2 de ce mois, je suis venu, la raillerie n’étant plus de saison. »
En fait de poisson d’avril, je viens d’apprendre une mystification que je veux vous conter. L’aventure s’est passée le 1er avril dernier dans une boutique de droguiste de la rue Saint-Jacques.
Le maître du lieu est un bonhomme jovial, très entêté et très malicieux. Il avait, il y a huit jours, une fille charmante que nous nommerons Valentine, et un garçon de boutique, Charles, si vous voulez, qu’il se plaisait à croire le plus bête du monde et qui en réalité était un rusé et un sournois, comme vous allez le voir.
Le 31 mars au soir, le droguiste décide que le lendemain il mystifiera Charles, confie son projet à sa fille et l’avertit qu’elle ait à lui prêter son concours. Vers les huit heures, il appelle le jeune homme :
« Mon ami, lui dit-il gravement, je viens de m’apercevoir que notre provision de ti-ti-la-ri-ton était épuisée. Il s’agit de nous pourvoir au plus tôt de cette plante précieuse. Je vais aller vous chercher une voiture, et vous vous rendrez aux buttes Montmartre. Si, à la nuit, vous n’avez pas encore trouvé une seule feuille de l’herbe divine, vous vous mettrez à genoux et vous implorerez la lune. Vous verrez alors pousser autour de vous une véritable forêt.
− Monsieur, répondit Charles de l’air le plus niais qu’il put trouver, j’ai déjà entendu parler de cette récolte merveilleuse, et je vous promets de me conformer entièrement à vos ordres. »
Le droguiste, riant dans sa barbe, alla chercher la voiture. Il trouva sur le seuil de la boutique Valentine et Charles qui l’attendaient. Il remit à ce dernier une petite somme d’argent, et le jeune homme s’installa dans le fiacre.
« Papa, dit tout à coup Valentine d’un ton modeste, M. Charles n’a pas de serpe. Monte donc prendre mes petits ciseaux. Je les ai trempés tout exprès dans le bénitier de Saint-Étienne. »
Le père, étouffant de rire, monta quatre à quatre prendre les petits ciseaux. Il chercha et ne trouva pas. Alors il ouvrit la fenêtre, et il l’ouvrit tout juste à temps pour voir le fiacre fuir avec rapidité, tandis qu’une tête le saluait à chacune des portières, à droite celle de Valentine, à gauche celle de Charles.
Il descendit, ne riant plus, je vous en réponds.
Voici la lettre qu’il a reçue le lendemain:
« Monsieur, selon vos ordres, je me suis rendu aux buttes Montmartre ; comme vous l’avez pensé, je n’ai rien trouvé jusqu’à la nuit. Mademoiselle votre fille a eu la bonté de m’aider dans mes recherches, et j’ai le regret de constater que d’abord elle n’a pas été plus heureuse que moi. Vers une heure du matin, nous nous sommes agenouillés dans un coin écarté, et nous avons imploré la lune. Dès lors tout a marché pour le mieux. La récolte a été ample et fructueuse. Mademoiselle votre fille a un coup de ciseau magnifique, et je la crois née pour cueillir le ti-ti-la-ri-ton. Nous sommes tout prêts à rentrer au logis, si vous voulez bien nous recevoir, nous et notre bagage. »
Il y a un jeune droguiste de plus dans la rue Saint-Jacques.

Je songe que la vie est un 1er avril éternel, et qu’il n’est pas de minute où la destinée ne se raille de nous en nous envoyant cueillir des ti-ti-la-ri-ton imaginaires.
Un grand prince publie une Histoire de Jules César. On lit, on bâille, et on s’incline. Mais le public devient gourmand de mets royaux. On annonce vite qu’une grande princesse, l’épouse du grand prince, va publier une Histoire de Marie-Antoinette. Poisson d’avril.
On parle de Thérésa et de Mogador ; on fait entrer l’une aux Bouffes, l’autre aux Concerts du dix-neuvième siècle. Je ne vois aucune impossibilité à cela. Mais on ajoute que Thérésa passe par les Bouffes pour arriver à l’Opéra, et que Mogador entre aux Concerts du dix-neuvième siècle pour s’y grimer en comtesse Lionel de Chabrillan. Poisson d’avril.
On prétend que l’Académie entière doit se rendre en grande pompe à la foire de la barrière du Trône, et que chaque académicien y achètera un bonhomme de pain d’épice. Poisson d’avril.
On assure que la Première Page d’une grande histoire, joué dernièrement au Châtelet, est un succès, et que la Macbeth, de Verdi, que doit donner prochainement le Théâtre-Lyrique, sera une chute. Poisson d’avril.
On affirme que la peste de Saint-Pétersbourg est à nos portes et qu’elle a déjà tué trois chiens et un chat à la Butte aux Cailles. Les populations sont consternées, et les balayeurs ont reçu l’ordre de brosser les ruisseaux et les égouts avec un soin particulier. Poisson d’avril.
On vous dira que je suis un homme, que je n’ai jamais habité l’Olympe, et que, puisque Pandore il y a, je suis plutôt le Pandore de Nadaud que la Pandore de Jupiter. Poisson d’avril, poisson d’avril.
Et Rigolo ?
Le mulet Rigolo est un poisson d’avril. L’immontable a été monté, et à plusieurs reprises. L’un lui a bouché les yeux, l’autre lui a pressé les flancs, et Rigolo a trotté paisiblement, en bonne bête, de sorte qu’il a perdu aujourd’hui toute popularité. Vous savez que les peuples aiment les mulets libres et méchants.
Rigolo, pauvre roi d’une heure, que penses-tu dans ton écurie, lorsque tu songes à cet instant fatal où tu as manqué être assommé à coups de petits bancs par une foule en délire? Un de tes gardiens m’a assuré que depuis tu répètes nuit et jour cette phrase qui peint bien les agitations de ton âme : « 0 ! Léotard, Léotard, mortel jaloux, je reconnais bien une de tes cabales ! »

(Vers le 9 avril 1865.)
IV

Je vous ai conté dernièrement comme quoi MM. Jules Janin, Prévost-Paradol, Camille Doucet et Autran s’étaient cotisés pour prendre un fiacre à l’heure qui les conduisît droit à l’Académie en passant par les antichambres de tous les académiciens.
Le fiacre et les voyageurs sont arrivés à bon port. Vous savez cela depuis dix jours, et je suis tout écœurée et toute lasse d’avoir gardé cet événement si longtemps sur la conscience. Je me plains autant que vous du peu de fraîcheur de la nouvelle ; mais mon devoir est de vous parler bon gré mal gré de cette histoire du temps passé.
Vous savez que MM. Jules Janin et Autran n’ont jamais pu sortir du fiacre ; il y a eu embarras, mouvements trop lents, santé trop plantureuse, que sais-je, moi. Pendant que ces deux-là se débattaient dans leur coin, les deux autres, MM. Prévost-Paradol et Camille Doucet, lestes et pimpants, l’un poussant l’autre, sautaient à terre et grimpaient légèrement sur la coupole de l’Institut, en s’aidant des gouttières et des corniches. Sic itur ad astra.
Je vous laisse à penser si cet exercice a stupéfié les badauds qui étaient accourus de tous les points de la France pour voir comment un mortel s’accommodait pour devenir un immortel. On ne s’attendait pas à tant de légèreté, à tant d’à-propos, à une manœuvre si rusée et si rapide. Les dieux qui siégeaient sous la coupole se sont hâtés d’admettre dans leur grave assemblée ces deux acrobates qui promettaient de les distraire un peu en exécutant quelques cabrioles dans l’intimité et la vaste solitude de leurs séances.
Entre nous, j’aurais été très embarrassée s’il m’avait fallu choisir entre le barde M. Camille Doucet et le chantre M. Autran. L’un et l’autre réussissent également les vers à haute dose de pavot ; ils luttent de médiocrité et d’urbanité, ils sont tous deux aussi méchants poètes qu’ils sont hommes de bonne compagnie, serviables et charmants. En toute franchise, je les aurais tirés à la courte paille.
Mais si j’avais été obligée de me prononcer entre MM. Prévost Paradol et Jules Janin, j’aurais certainement choisi ce dernier. L’autre est jeune et pouvait attendre ; il a un talent aigre et sournois qui m’agace les dents toutes les fois que je le lis. D’ailleurs il est entré à l’Académie par la petite porte ; il était un homme parmi les hommes, il est un gamin parmi les dieux. Je le vois se glisser à pas de loup dans la salle, ironique et souple, et, par une cruelle plaisanterie, retirer brusquement le fauteuil sur lequel Jules Janin va s’asseoir tout essoufflé. Voilà ce pauvre Jules Janin les quatre fers en l’air. Et le peuple, au lieu de rire du blessé, comme il arrive en pareille circonstance, murmure et ramasse des pierres pour les jeter au mauvais plaisant.
Mais, je vous le dis tout bas, si j’avais eu à choisir deux hommes entre MM. Jules Janin, Prévost-Paradol, Camille Doucet et Autran, j’aurais nommé M. Taine en remplacement d’Ampère, et M. Théophile Gautier en remplacement d’Alfred de Vigny.
Cette semaine a été calme. Le printemps adoucit les âmes. Paris se promène au soleil, insoucieux de nous fournir de la copie à nous qui avons charge d’enregistrer au jour le jour ses sottises et ses traits d’esprit, ses méchancetés et ses bonnes œuvres.
Le printemps règne, et l’on meurt. La pluie et le soleil ont l’égale faculté de tuer l’homme. Quand tout renaît, la Mort renaît elle-même et fauche le pré humain avec une nouvelle vigueur. Elle a touché de son doigt osseux une tête chère et adorée de toute une génération. Nos pères ont dû pleurer en apprenant le décès de la Pasta, de cette Rachel de la tragédie lyrique ; elle est morte et ainsi s’est brisé le divin instrument. Il ne reste d’elle que des souvenirs.
Musset ne l’aimait pas, je crois. Dans son ode à la Malibran il l’accuse de porter la lyre en rhétoricienne. Aujourd’hui, la grande lyre est posée dans un coin, et personne n’ose la soulever.
L’artiste lyrique passe, le poète demeure. Musset a en ce moment les honneurs d’une splendide édition. On a fondu des caractères, on a fait faire du papier tout exprès. Puis, on a commandé les illustrations à Bida.
Je vous prie de croire que je ne fais pas ici une réclame pour l’éditeur. On ne m’a pas promis l’ouvrage, et je ne parle de cette publication que pour témoigner ma joie de voir enfin le poète des Nuits dignement imprimé. C’est là pour moi le grand fait de la semaine.
Il y a bien encore certains bruits au sujet de L’Africaine. On parle de millions dispersés et de nouveaux retards. On a placé cette œuvre si haut que, si elle tombe, il y aura un écroulement terrible.
J’aime L’Africaine, parce qu’elle est la manne des chroniqueurs dans l’embarras. Depuis des années, elle a fourni plus de dix volumes de feuilletons. Je ne demande qu’une chose au Ciel, c’est qu’elle s’éternise pour qu’elle puisse me fournir quelques lignes chaque semaine. Je vous la mettrai à toutes les sauces, je la tuerai et je la ressusciterai. Dès aujourd’hui je vous annonce qu’elle est morte pour tout le mois d’avril. Nous verrons à la faire reparaître en mai pour l’escamoter de nouveau en juin.
Nous sommes en pleine semaine sainte. Le Ciel ne semble pas se douter du deuil général des âmes. La Divinité mourra cette année par un temps superbe.
Je suis païenne, vous le savez, et j’aime fort le culte extérieur. Aussi, suis-je allée faire une grande provision de buis bénit. Je me suis adressée à une petite fille, toute rose et toute barbouillée, qui criait sa marchandise d’une voix perçante et flûtée. J’ai reconnu en elle une marchande de balais dont je suis la cliente.
« Mon enfant, lui ai-je demandé, qu’est-ce qui se vend le mieux, le buis bénit ou les balais ? »
Elle m’a regardé d’un air étonné, et, comme surprise de mon ignorance :
« Oh! les balais, madame », m’a-t-elle répondu d’un ton profondément convaincu.
Huit jours après le buis, il y a les œufs. Je préfère les œufs. Cuit à point, l’œuf à la coque est un manger sain et délicat.
Je ne parle pas de ces horribles œufs en sucre, posés sur de la laine verte, et que couvent des poules en carton jaune. On appelle ces affreux bonbons des bonbons à surprise, parce qu’ils renferment un tas de petites horreurs que l’on s’attend parfaitement à y trouver.
Je connais une dame qui prépare pour aujourd’hui une véritable surprise à son mari. Cette dame a un fils quelque part, un marmot de deux ou trois ans qu’elle cherche en vain depuis plusieurs mois à introduire dans le domicile conjugal. Elle a songé à l’offrir en cadeau à son maître et seigneur, délicatement enfermé dans un œuf colossal. C’est là ce que l’on pourra appeler un œuf fécondé et couvé. Le mari est capable – les maris ont toutes les croyances et tous les courages – de se croire le coq de cette poule miraculeuse.
Je sais encore – et c’est là ma dernière confidence – que M. Prévost-Paradol recevra un œuf de Pâques d’un rose tendre, délicatement orné de faveurs bleues. Cet œuf contiendra l’article que M. Jules Janin vient de publier dans les Débats sous le titre Un rêve académique. M. Prévost-Paradol déjeunera, dînera avec cet œuf, et aura une forte indigestion que plusieurs litres de thé ne réussiront pas à calmer.

(Vers le 16 avril 1865.)
V

Cette semaine, ce n’est ni la faute à Voltaire ni la faute à Rousseau, c’est la faute au printemps.
Rien n’est commode comme d’avoir là, sous la main, un grand coupable que l’on peut rendre responsable de tous les crimes du moment. Nous sommes devant Dieu comme les écoliers sont devant le maître d’école ; nous tremblons, nous sommes lâches, nous accusons le camarade de gauche ou le camarade de droite du péché que nous avons commis.
Le printemps est un luron, vous le savez : il tue et il vide les coffres-forts, il donne des maux de têtes et il enlève les filles ; il fait bourgeonner les fronts des plus belles et il entrave malicieusement les entreprises les mieux conduites.
Soyez certain, si votre cheval s’abat, si vous perdez votre mouchoir, si votre cordonnier vous fait des bottes trop étroites, si votre maîtresse et votre femme vous quittent le même jour, si vous bâillez aux Enfants de la louve et si Thérésa vous laisse froid, soyez certain que c’est la faute au printemps.
C’est la faute au printemps.
Les belles promeneuses et les beaux promeneurs de Longchamp l’ont bien prouvé. Assurément, ces gens-là ont reçu sur la tête un coup de soleil qui leur a détraqué l’intelligence. Le ciel d’avril est le seul coupable. Je suis femme, et j’aime les rubans et la soie, les robes élégantes et les chapeaux délicatement troussés. Mais je ne puis souffrir la Mode, cette reine despotique qui force les brunes et les blondes, les grandes et les petites, tous les visages et toutes les tournures à s’accommoder de même. Que chacune s’ajuste à son gré, voilà la véritable règle de la haute coquetterie.
Je proteste hautement contre la procession carnavalesque du vendredi saint. Tout le Directoire s’était donné rendez-vous ; on ne voyait que tailles hautes, robes longues et plates, chapeaux en cabriolet ; puis, comme innovation, de l’acier partout, acier dans les cheveux, acier dans les tissus et dans les dentelles, bijoux d’acier, ceintures et boutons d’acier. La Mode, laissant là toute feinte et toute pudeur, a cette année chargé ouvertement ses prêtresses de ses chaînes froides et brillantes.
Je médite un costume qui fera sensation : c’est l’ancienne cuirasse d’un croisé que je fais rogner à ma taille par un armurier. On ne pourra pas dire que j’ai négligé l’acier.
Puis j’ai commandé un mouchoir à la mode, vous savez, un de ces mouchoirs ornés de médaillons photographiques. Les quatre coins sont occupés par mon père, ma mère, mon fiancé et ma vieille tante dont je dois hériter. Je me moucherai dans les uns ou dans les autres, suivant l’occasion.
Le printemps commet en ce moment des forfaits encore plus graves. Il sévit sur les chiens, les exalte et leur met au cœur une fièvre d’ambition épidémique.
Vous n’ignorez pas que toute la nation canine est appelée à un concours qui a pour but d’établir définitivement qui l’emporte des épagneuls ou des danois, des lévriers ou des caniches.
Mon chien, un roquet respectable, un peu philosophe mais bon enfant, me disait hier :
« Maîtresse, je n’ai que faire d’aller là-bas, dans cette grande niche en planches que l’on construit aux Champs-Élysées. Depuis les dernières élections de l’Académie, je vois bien que l’intrigue est tout en ce monde, et que les véritables titres ne sont rien. »
Mon chien est un sage. Que d’autres animaux sont des fous! Ils rêvent la médaille, la palme verte, allais-je dire, et préparent dans le silence du chenil leurs aboiements de réception et de triomphe.
Le même rayon de soleil qui donne la folie aux uns donne le génie aux autres. Le printemps de 1865, s’il a commis bien des crimes, aura l’éternel honneur d’avoir fait naître un nouveau volume de satires du grand poète des Iambes. Auguste Barbier, las de se taire, va élever cette voix qui a poussé ces deux cris sublimes, La Curée et L’Idole.
Mais, derrière le grand poète, viennent les fous du jour, ceux que le printemps a touchés de son aile gauche. Regardez, je vous prie, le grotesque défilé.
D’abord tous les admirateurs de Thérésa, tous les admirateurs de Timothée Trimm, tous les admirateurs de Rigolo.
Ensuite les académiciens qui ont voté pour M. Camille Doucet et pour M. Prévost-Paradol.
Ensuite ce nouveau sorcier qui vous déchausse pour lire dans votre vie, ce créateur de la podologie, ancien pédicure sans doute, qui prétend connaître l’homme et la femme à la simple inspection de leur pied.
Puis viennent les souscripteurs à l’Emprunt mexicain, gens naïfs qui espèrent tous le gros lot. Heureux les simples d’esprit.
Regardez toujours, le cortège s’allonge, s’allonge. Je ne puis tous vous les nommer, ces malheureux que le printemps conduit droit à Charenton.

Bientôt un nouveau cas de folie va se manifester. Les Parisiens éprouveront l’impérieux besoin d’aller aux eaux. Autre mauvaise plaisanterie du printemps.
Les pauvres gens, atteints du fléau, partent pour le Rhin ou les Pyrénées, la Suisse ou les bords de l’Océan. Ils vont où va la foule, plus soucieux de prendre des bains de poussière dans les casinos renommés, que des bains d’eaux douces ou salées, sulfureuses ou ferrugineuses.
Je me moque de la mode, je l’ai dit, et je veux vous parler d’une ville de bains peu connue. Cette ville est Aix, non pas Aix en Savoie, petit trou célèbre qui me déplaît souverainement, mais Aix-en-Provence, une vieille cité, fille de Rome, qui a pour elle la beauté de son ciel et de ses femmes, la grandeur et le charme de ses souvenirs.

Or apprenez qu’il existe dans cette ville un établissement de bains fondé par les Romains eux-mêmes. Les eaux en sont tout aussi curatives que les eaux de Bade et de Vichy. Vous verrez les grands de ce monde en prendre un jour le chemin.
Moi je devance la foule et je vais chaque année à Aix-en-Provence. J’y trouve une hospitalité charmante, de fraîches baignoires, une maison tranquille et confortable, d’immenses jardins. La ville et les environs ont l’attrait pénétrant d’une nature chaude et originale.
Un peu de coquetterie ne saurait m’être défendu. J’admets que mes lecteurs désirent ardemment me connaître, savoir si je suis brune ou blonde, si j’ai vingt ou soixante ans. Eh bien ! en bonne fille, en déesse qui n’est pas bégueule, je leur donne rendez-vous à tous aux bains d’Aix-en-Provence. Là, dans un mois, j’ôterai mon masque, je me laisserai même aimer un petit peu. Que les plus amoureux se le disent.
Si je fais trop d’avances au public, croyez-le bien, c’est la faute à ce diable de printemps.

(Vers le 23 avril 1865.)
VI

Hélas ! qu’il y a de tristes semaines pour une curieuse. J’ai eu beau écouter aux portes, je n’ai rien entendu ; j’ai questionné, cherché, commis cent indiscrétions, et me voici forcée de me présenter devant vous, toute confuse, n’ayant pas la moindre confidence à vous faire.
La terre jouit d’une déplorable tranquillité. Pas le plus petit meurtre, pas le plus mince événement comique ou tragique. Les hommes me faisant défaut, je suis obligée de m’adresser au monde des oiseaux et des insectes.
Vous savez la grande nouvelle. Les hannetons ont suivi cette année le précepte de l’Évangile : « Croissez et multipliez. « Ils ont beaucoup aimé, de sorte qu’ils sont aussi nombreux que les grains de sable des bords de l’Océan. Ils couvrent nos champs, ils dévorent nos arbres. La nuée terrible prend possession de notre ciel. Demain, peut-être, les Parisiens, comme les Égyptiens de la légende biblique, s’éveilleront ayant des hannetons dans leurs lits, des hannetons dans leur café au lait, des hannetons partout et à toute heure.
Et ces coureuses d’hirondelles qui ne viennent pas à notre secours ! Vous n’ignorez point que l’hirondelle est l’ennemie du hanneton. Il y a dans leur haine réciproque quelque funèbre histoire qui se perd dans la nuit des temps. Le fait est que jamais le hanneton ne mange l’hirondelle, mais que tous les jours l’hirondelle mange le hanneton à son déjeuner et à son souper. La providence, qui mesure la mort et la vie, aurait dû cette année nous envoyer un renfort d’hirondelles. Or c’est tout le contraire qui arrive ; l’insecte se multiplie, l’oiseau devient plus rare. Nous sommes certainement perdus.
J’aime à remonter aux causes. Je crains qu’il n’y ait une entente tacite entre l’insecte et l’oiseau. Nos enfants auront brisé quelques nids, et les hirondelles outragées nous auront voués au supplice du hanneton.
Je parle au propre, et non au figuré, croyez-moi. Comme le nombre des idiots et des crétins tend à augmenter, vous pourriez croire que les hannetons dont je parle ont élu domicile dans le cerveau de mes contemporains.
Puisque la ville est morne et silencieuse, gagnons la campagne toute blanche de fleurs, toute verte de feuilles.
Là, dans les taillis, sur la mousse, au bord des ruisseaux, en pleine herbe et en plein ciel, j’ai surpris mille secrets. J’ai appris tous les scandales de la forêt ; les violettes séduites par les papillons, les escapades d’une jeune grenouille écervelée, les aristocratiques dédains d’un rossignol, la sottise des grands chênes et les spirituels bavardages des aubépines.
Connaissez-vous rien de plus charmant qu’une belle matinée d’avril dans un des bois de la banlieue de Paris ? La campagne est comme une blanche épousée, au lendemain des noces ; elle a des pleurs de volupté, une jeune langueur, une fraîcheur humide, des parfums tièdes et pénétrants. J’aime les grandes allées, tapissées de mousse, couvertes de feuillage. Au matin, lorsque le soleil à l’horizon pénètre obliquement entre les arbres, par larges nappes, il y a je ne sais quelle chanson douce, quelle harmonie suave dans ces rayons d’or qui se déroulent à terre comme des voiles de soie souples et éblouissants. Le ciel est d’un bleu pâle, les feuilles sont d’un vert tendre ; l’or blond du soleil adoucit encore les teintes et fait chanter toutes les couleurs. Et, dans l’air frais, on entend le réveil de la forêt, les voix de ce monde de parfums et de couleurs, d’arbres et de ruisseaux, d’oiseaux et d’insectes. En avril, c’est là le monde dont je voudrais être la chroniqueuse.
Je suis allée, il y a deux jours, dans les bois de Verrières. Les jolis bois, et le joli volume que je pourrais écrire, si je vous contais ma promenade ! Je ne puis que vous conseiller d’aller contenter votre curiosité en pleins champs, puisque Paris sommeille en ces jours de précoces chaleurs.
Je suis ici pour vous parler des hommes, et non des arbres. Hélas ! rentrons à la ville.
La ville est toute déroutée par le manque de logique que lui paraissent avoir les saisons. Elle sort du carême, et elle ne tient pas à partir tout de suite en villégiature. Elle essaie de danser encore un peu, à la cour et en autres lieux. Elle sue, elle bâille ; elle va voir le frère de Fanny, Monsieur de Saint-Bertrand ; elle court de Macbeth à L’Africaine, de Verdi à Meyerbeer. Puis, pour se reposer, elle sue, elle bâille.
Demain, Paris aura une occupation. Le Salon de 1865 ouvre ses portes à deux battants. Il y a l’artiste exposant qui, fiévreux et hérissé, attend l’ouverture avec une impatience concentrée, certain que ses toiles auront été placées dans un mauvais jour ; il y a le critique, qui a en portefeuille ses articles tout faits, et qui va voir avec flegme des croûtes dont le mérite lui importe peu ; il y a le bourgeois, ami des arts, homme raisonnable accomplissant son voyage au palais de l’Industrie comme un pèlerinage, et expliquant à son fils les tableaux d’histoire.
Artistes, critiques et bourgeois forment une foule très curieuse à observer. Je vous conseille d’assister à l’ouverture du Salon, et d’y regarder non pas les toiles exposées, mais le public.
Je ne vous parlerai pas peinture, attendu que j’ai des idées très arrêtées sur l’art et que je craindrais de blesser vos goûts et vos opinions. La modestie sied bien à une faible femme.
Moi, je lis, puisque je ne puis parler. En ces temps chauds et accablants, rien n’est doux comme de s’étendre, demi-nue, dans une bergère, et de feuilleter un livre aimé.
Je lis les Contes à Ninon.
Connaissez-vous ce livre charmant que la Librairie internationale a mis en vente, il y a quelques mois, et dont la presse entière s’est occupée ? Je ne sais rien de plus attachant que ces récits d’un poète, dédiés à la blanche vision du jeune âge, à cette maîtresse idéale de tout garçon de seize ans.
M. Émile Zola, l’auteur de ces contes, est sans doute une âme tendre et aimante. Il a la fièvre d’amour, et toutes les femmes aimeront son livre pour les sanglots et les sourires passionnés qu’il contient.
Je désire populariser les Contes à Ninon parmi mes sœurs, vierges folles et vierges sages. Elles y trouveront un cœur et une intelligence. Je dois déclarer qu’en fermant le volume je n’ai eu qu’un seul désir, aimer en pleine nature, en pleine beauté.
Les archevêques approuvent les livres destinés à la jeunesse. La commission d’examen pour le colportage approuve les ouvrages destinés aux grandes personnes. Les Contes à Ninon sont estampillés, mais j’avoue qu’ils ne méritaient pas cette approbation laïque.
Ils contiennent des discours incendiaires, surtout une proclamation royale que je recommande. Nous sommes en pleine politique, s’il vous plaît, et le fouet de la satire claque joyeusement.
Vous toutes, mes sœurs, qui adorez le fruit défendu, lisez les Contes à Ninon, de M. Émile Zola, qui ne sont un fruit permis que grâce à un court sommeil de ces messieurs du colportage. Vous aimerez mieux ceux que vous aimez, et vous rirez mieux ensuite de ceux que vous n’aimez pas.

(Fin avril 1865.)
VII

C’est une bonne et charmante chose que les primeurs.
Tout a sa virginité à cette époque, les petits pois et les belles filles, les cœurs de seize ans et les asperges.
Au mois de mai, lorsque la terre efface ses rides et redevient enfant, le monde entier a une douceur et une délicatesse particulière. C’est alors que les légumes et les âmes sont tendres ; c’est alors que l’on aime mieux les pommes de terre et les maîtresses nouvelles.
Dans l’air frais, il y a un parfum de jeunesse qui pénètre toutes choses. Les chairs sont plus délicates et plus savoureuses. Il fait bon mordre à une épaule blanche ou à un bouquet de cerises rouges.
La vieille nature nage en plein fleuve de lait ; elle refait une virginité à la coupe immense que l’humanité souille de ses lèvres depuis six mille ans.
Parlons donc des primeurs, puisque les primeurs sont douces et qu’elles viennent tenter notre gourmandise.

L’asperge est une jeune personne distinguée, à la saveur étrange, moitié sucre moitié fiel, que l’on adore ou que l’on déteste. Elle est généralement adorée.
Les asperges sont sveltes et coquettes. Mais l’homme est sans pitié ; il se soucie peu d’une taille fine, et, avant tout, il veut avoir la bouche pleine. Il vient donc de chercher et de trouver le moyen de donner à ces dames une rotondité indécente.
Il les met dans une bouteille renversée et force la tige à remplir le verre en se repliant sur elle-même. Lorsque la bouteille est pleine, les différentes parties de la tige se soudent et forment une asperge monstre.
Un grand journal, Le Constitutionnel sans aucun doute, a récolté une de ces asperges, qui pesait quatre cent cinquante grammes. Elle a suffi à elle seule pour donner à tous les rédacteurs une indigestion formidable.
On a accommodé jusqu’ici le canard aux navets ; désormais, on ne mangera plus que le canard à l’asperge.
Les primeurs sont criées dans les rues. Les primeurs se montrent également dans les bals publics.
Chaque année, Vénus est avide de sang jeune et d’âmes fraîches. Elle court les faubourgs et revient l’écharpe pleine de nouvelles prêtresses.
Hélas ! elles dansent leur premier quadrille, les pauvres filles, aux lèvres roses, au front et aux joues pures. Elles ont du rire et de la beauté pour tout un printemps. L’hiver prochain, elles seront tristes et vieilles.
Allez à Mabille ou à la Closerie, et vous les verrez, les belles de seize ans, les naïves et les charmantes, qui sont entrées en passant, attirées comme les papillons par l’éclat du gaz, et qui ne sortiront que les ailes brûlées et le corps meurtri.
Autour d’elles, sont les jeunes d’hier, les vieilles d’aujourd’hui. Elles ont l’égoïsme de l’expérience, et se gardent bien d’éloigner du feu ces pauvres petits moucherons blonds et roses.
Vieux gourmets et jeunes gloutons, je vous le dis en vérité, les primeurs sont venues.
J’ouvre une parenthèse. Ce sera plus décent.
(Ces dames, celles des saisons dernières, sont dans la désolation. Une concurrence terrible va être faite à leur petit commerce. Le gouvernement, qui veut que tout le monde vive, vient de promulguer la liberté de la triperie.)
Et les petits pois ?
Je vous avoue que j’ai un faible pour ces légumes doux et savoureux.
Je les préfère à la fricassée de hannetons dont les Allemands font un vrai régal. Ces diables d’Allemands sont gens industrieux ; faute d’escargots, ils mangent les hannetons, et comme ils n’ont pas assez d’appétit pour utiliser en ragoût toute leur chasse, ils emploient le reste des insectes à faire de l’huile à brûler.
Si les Égyptiens n’avaient pas été aussi simples d’esprit, ils auraient certainement employé les sauterelles que le bon Dieu leur envoyait à fabriquer du cirage − ou de la poudre à canon.

Ici, je me vois forcée, voyant mes pages s’emplir, de vous donner toutes mes primeurs à la fois. Voici la gerbe humide encore de rosée.
Hélas ! il ne faut pas mentir, et je m’aperçois que mes légumes, mes fleurs et mes fruits sont un peu échauffés. La chronique est comme la nature, elle ne donne jamais que du vieux neuf.
Imaginez-vous que les cartes de Charles VI, ce roi qui aurait pu se servir de fou, vont être données en amusement aux personnes raisonnables. Il est question de rétablir les figures du peintre Gringonneur (sans doute le Cabanel de l’époque) à la place d’Hector et de David, de Pallas et de Judith.
Je demande que l’on offre un de ces jeux à Mme Histori, à Alexandre Dumas et à chacun des mainteneurs de l’académie des jeux Floraux.
Mme Ristori s’oubliera dans les douceurs du bésigue et n’ira pas au Vaudeville, ce qui évitera aux Parisiens la calamité publique d’une représentation de la Béatrix de M. Ernest Legouvé.
M. Alexandre Dumas emportera son jeu de cartes au Grand Théâtre parisien, et y fera des tours d’adresse, au lieu d’y lire une conférence, ce qui sera infiniment plus divertissant pour le public.
Quant aux mainteneurs de l’académie des jeux Floraux, ces terribles vieillards sur lesquels le printemps a tant d’influence, il est à espérer qu’ils ne se réuniront plus le 2 mai de chaque année que pour jouer au piquet. Clémence Isaure a sommeil, messieurs. Par pitié laissez-la dormir, et dormez vous-mêmes. La poésie veille.

Les Allemands, ces gourmets dont je vous parlais tantôt, ont songé que nous pouvions avoir soif, et ils nous ont conseillé d’établir des trink-hall le long de nos boulevards.
Vous avez vu ces baraques en bois où l’on débite moyennant cinq et dix centimes de l’eau de Seltz pure et de l’eau de Seltz mêlée à du sirop de groseille, le tout glacé.
C’est encore là une primeur, une nouveauté.
J’ai aperçu dans une de ces cabanes une jeune Alsacienne, aux yeux candides, à l’air étonné, qui est certainement le fruit le plus vierge de ce bienheureux printemps.
Si j’étais homme…
Oh ! les jolis petits radis roses, les belles fraises parfumées, le beau mois de mai qui donne la jeunesse et la beauté aux femmes et aux légumes, aux fruits et aux fleurs !

(Vers le 7 mai 1865.)
VIII

Les chroniques se suivent et ne se ressemblent pas.
Dimanche dernier, j’ai eu beau feuilleter mon carnet de notes, je n’ai pas trouvé la plus mince nouvelle. Aujourd’hui les pages de ce carnet sont toutes noires d’écriture, la semaine est grosse d’événements, et mon seul embarras est de savoir par où je dois commencer.
Procédons avec méthode. Je vous avertis que je n’ai que le souci de tout dire ; vous vous passerez pour aujourd’hui des agréments de la transition et des mignardises du style.
J’aime à constater, avant tout, que les Français sont toujours les Français. Ces braves enfants qui ont fait trois ou quatre révolutions ont le fanatisme de l’autorité ; ils aiment leur maître, même en peinture, et c’est la seule raison qui puisse m’expliquer la décision que vient de rendre le jury des récompenses pour le Salon de 1865. Le portrait de l’empereur, par M. Cabanel, a obtenu la grande médaille.
Il faut ajouter que le peintre que je viens de nommer a été préféré à M. Corot, ce qui achève de donner la juste mesure de l’esprit national : nous préférerons toujours un talent propret, bien peigné, discret et effacé, à un talent personnel et libre dans ses allures.

Tandis que le portrait est pendu à un clou du salon d’honneur, le Prince traverse les provinces, qui n’ont pas assez d’applaudissements, passe la mer, qui se calme à l’arrivée du vaisseau portant César et sa fortune, et va rendre visite à ses sujets africains.
Bon Dieu ! ne faisait-il pas assez chaud ici !
Si on me donnait à choisir, j’aimerais mieux être pendu à un clou du Salon que d’être exposée au grand soleil d’Afrique. En fait de supplices, tous les goûts sont dans la nature.
Je pourrais bien vous parler ici du nouveau sénateur, M. Sainte-Beuve, mais je préfère garder l’auteur de Volupté pour l’anecdote de la fin, une fameuse anecdote comme vous verrez.

En attendant, je ne vois aucun inconvénient à vous dire quelques mots sur l’araignée monstre et sur l’araignée buveuse d’huile.
Elles sont toutes deux sœurs du serpent de mer du Constitutionnel, et elles se ressemblent en ceci qu’elles habitaient chacune une église, ce qui ne fait pas précisément l’éloge de la propreté des sacristains.
L’une est tombée de la voûte, en pleine messe. Elle pesait je ne sais plus combien de kilogrammes, mais on assure que, si on l’avait mise à la broche, elle eût apaisé la faim de vingt hommes.
L’autre, plus petite sans doute, venait chaque nuit boire l’huile de la veilleuse qui brûlait devant l’autel de la Vierge. Un goût honteux, que voulez-vous : les araignées ne sont pas parfaites. On ne dit pas si elle poussait la gloutonnerie jusqu’à avaler la mèche. Je n’ose accuser le sonneur, malgré l’envie que j’en ai.
O grands journaux, mes frères, je ne sais s’il y a de telles araignées, des araignées prodiges aux voûtes des églises, mais je sais bien qu’il en existe, et de plus énormes encore, dans le plafond de vos rédacteurs.

Moi qui suis femme, je ne puis ignorer ce que c’est que le supplice d’une femme.
M. de Girardin prétend que c’est un adultère passé à l’état de remords chronique. Voilà qui est très dramatique, et les beaux yeux de mes contemporains ont bien prouvé la vérité du drame, l’autre soir au Théâtre-Français. On a même vu une illustre princesse, notre maître en ce moment, s’attendrir et pleurer, oubliant les soucis de l’Empire pour les soucis de la vie conjugale.
Mais je maintiens que le supplice d’une femme est avant tout: une robe qui va mal, une amie trop belle ou trop riche, une première ride, un mari, etc, etc. J’emplirais la colonne si je voulais.
La parodie est aisée, et messieurs les vaudevillistes vont se mettre à l’œuvre sans doute. Je désire qu’ils fassent rire autant que M. Girardin fait pleurer.

Vous savez que la Société nantaise et que le Factage parisien ont cessé de vivre. J’ai vu passer leurs convois.
Le corps de la Société nantaise était enveloppé dans une vieille toile peinte. Quatre pompiers suivaient, et un d’eux a prononcé un discours bien senti sur la tombe.
La bière du Factage parisien était déposée dans une de ces voitures jaunes et bleues qui ont un instant rivalisé avec les chars de M. Millaud. Mais je n’ai vu derrière le corbillard que le chien du pauvre.
Paix aux sociétés de bonne volonté !
Et maintenant une nouvelle pour les petites dames. Je suis comme le bon Dieu, j’aime à donner à chacun sa pâture.
J’apprends que certains capitalistes, embarrassés de leurs fonds, viennent d’avoir la lumineuse idée que Mabille et la Closerie des Lilas ne suffisaient plus aux besoins du cancan. Ils ont acheté la halle de la Vallée et vont élever en ce lieu un nouveau temple à Vénus, la déesse des amours faciles, comme vous savez. On parle d’un million.
De la sorte, une halle existera toujours. On y trouvera comme par le passé des pigeons de tout âge et de toutes plumes, et les cocottes s’y vendront mieux encore que les poules d’autrefois.
La Chaumière est morte, vive la Closerie ! La Closerie va mourir, vive… la halle aux volailles !
Ces petites dames me fournissent une transition toute naturelle pour arriver à M. Sainte-Beuve.
Le nouveau sénateur a la chair faible. II a écrit, à trente ans, un livre dont le titre me paraît significatif.
Je n’ai jamais pénétré qu’une fois chez M. Sainte-Beuve. Il habite une petite maison rue du Montparnasse. J’ai frappé à une petite porte. Une petite servante, fort jolie, ma foi, m’a ouvert. Elle m’a fait monter un petit escalier et m’a introduit dans un petit salon. Là, j’ai vu le grand homme.
Il y a dans ce temple mystérieux et discret un parfum de sérail. On devine des sultanes derrière les tentures. L’Amour est roi dans ce nid moelleux, et M. Sainte-Beuve, qui a beaucoup de nièces, est son prophète.
Mais je vous ai promis une anecdote.
Un élève de l’École normale − vous voyez que je tiens l’histoire de bonne source − aperçut un soir, dans les ténèbres d’une ruelle, l’ombre d’un professeur du Collège de France, l’ombre de M. Sainte-Beuve − puisqu’il faut l’appeler par son nom − qui suivait une autre ombre, celle d’une jeune prêtresse de Vénus égarée à la sortie du Prado.
L’élève de l’École normale se mit à suivre M. Sainte-Beuve qui suivait une jolie femme. Et le trio s’en alla ainsi dans la nuit à la conquête de je ne sais quoi.
Tenez, je n’ai pas le courage de poursuivre. Je vous laisse deviner le reste.
Seulement je me plais à vous faire remarquer que M. Sainte-Beuve, ne pouvant représenter la critique au Sénat, ce que le gouvernement ne permettrait pas, il y représente pour moi la galanterie française − j’entends la galanterie dans son sens le plus actif.

PANDORE

(Vers le 14 mai 1865.)
IX

Ce n’est pas ma faute si Le Courrier du monde paraît aujourd’hui. Je préfère tout avouer.
J’avais imaginé une bonne petite grève, pour forcer mon rédacteur en chef à me faire cadeau d’un certain châle dont je rêve chaque nuit. J’étais allée trouver mes collaborateurs, essayant de les entraîner et de procéder avec ensemble.
J’ai joué de malheur. Mes collaborateurs sont tous d’honnêtes gens qui, loin de me suivre, ont tant et si bien prêché qu’ils m’ont ramenée à des sentiments plus humains.
Que voulez-vous ? les chapeliers, les tonneliers, les carrossiers, et tous les autres révoltés, m’avaient tourné la tête. J’étais émerveillée de cette méthode originale de doubler son gain en se croisant les bras. Songez que je n’aurais pas eu la peine d’écrire cette chronique et qu’en récompense on m’aurait fait cadeau d’un châle. C’est à tenter la moins paresseuse et la moins coquette.
Mais si vous saviez les belles raisons que mes collaborateurs m’ont données !
« Songez, m’ont-ils dit, que si le monde se mettait en grève, nous retournerions au néant. Les temps approchent, le dernier jour n’est pas loin. Les ouvriers nous refusent la vie ; chacun va s’asseoir dans un coin ; le soleil s’arrête ; Dieu, mécontent de son bénéfice, préfère vivre en bourgeois ; et c’est ainsi que s’accomplissent les événements annoncés par les prophètes. »
Cet effroyable tableau m’a fait rentrer en moi-même. Je me suis dit qu’il serait regrettable de voir la machine universelle s’arrêter de son propre gré, et j’ai repris modestement mon rôle de petit rouage, tournant pour le plus grand plaisir des lecteurs.
On m’apprend que les quêteuses sont entrées en grève. Je demande à ce qu’elles y restent.
Voici le fait. J’ai lu dans L’Union que la Société de Saint-Michel Archange pour la publication des livres à bon marché devait se réunir chez les dames de la Retraite, sous la présidence du père Félix.
Et en dessous, en lettres italiques, se trouvait cette petite phrase, grosse d’encouragement : Il n’y aura pas de quête.
Ainsi, c’était bien entendu. Il était permis d’entrer là sans un sou. Le père Félix, les dames de la Retraite, la Société entière, tout cela était pour rien. Le public se trouvait dûment prévenu qu’il pouvait aller s’édifier gratis.
Je ne sais si vous saisissez bien le côté prodigieusement comique de cette annonce. Il y a encore de beaux jours pour la gaieté française et pour les avares.
Les forgerons du Ciel travaillent dur et ferme, sans se reposer. Ceux-là ne font pas grève. Chaque jour, le tonnerre gronde, la pluie tombe largement.
Il faut voir nos élégantes toutes déroutées. Faut-il rester, faut-il partir ? La saison des eaux est ouverte − des eaux de pluie − mais la saison des eaux thermales n’ouvrira que dans quelques semaines. On se mouille à Paris en attendant de ne pas se mouiller à Bade ou à Vichy.
Le Ciel est un méchant garçon qui se plaît à troubler les modes. Les dames ont positivement offert de doubler le salaire de l’été, s’il voulait bien se croiser les bras pendant un mois.
D’ailleurs, il ne faut pas croire que le monde ne contient que des paresseux. Je vous assure qu’il existe encore de rudes travailleurs en cette bienheureuse année de paresse.
Abd-El-Kader, que la besogne n’effraye pas, si rude qu’elle soit, est occupé à traduire en arabe L’Histoire de Jules César. En se nourrissant bien et en travaillant dix heures par jour, il espère avoir terminé son labeur vers le commencement de l’hiver.
Nadar gonfle le Géant à Lyon. On prétend qu’il compte l’emplir de son souffle.
Timothée Trimm embouche le cor de Roland que l’on vient de retrouver dans le musée de Toulouse. Ce diable de cor, paraît-il, s’était égaré dans une vitrine, ce qui me semble bien étrange.
Enfin Le Siècle continue à se livrer à son petit commerce de fermier. Il fait éclore des œufs de cane sur le sein de Louis Jourdan, et il vend à ses abonnés les canards nouveau-nés. Chaque année, depuis plus de dix ans, Le Siècle raconte l’histoire singulière d’un fou qui va se faire arrêter au guichet de l’Échelle, en criant : « Je suis le comte de Chambord, laissez-moi rentrer dans mes appartements. « Voilà un fou bien entêté et bien mal gardé. Que Le Siècle l’enferme et ne le laisse plus sortir.
Bientôt les chevaux pourront se mettre en grève, ainsi que les cochers.
Un mécanicien de Nantes vient d’inventer une petite locomotive allant sur tous les chemins, montée ou descente.
Je ne sais quel rapport il s’est établi dans mon esprit entre cette invention et la création d’un détachement de sergents de ville à cheval.
Si l’on met des sergents de ville sur des chevaux, c’est uniquement pour qu’ils courent plus vite. Je ne puis expliquer autrement cette nouvelle cavalerie. Dans quelque temps, lorsqu’un voleur sera surpris en flagrant délit à Montmartre, un sergent de ville arrivera de Montrouge au grand galop pour le prendre au collet.
Alors, pourquoi ne met-on pas le sergent de ville sur la petite
locomotive du mécanicien de Nantes ? Il courrait bien plus vite.
Je vote la création d’un corps de sergents de ville à vapeur.

Il est question d’un nouveau quadrille que danse en ce moment tout Paris ; et je veux finir en vous décrivant cette petite sauterie charmante d’actualité.
Ce quadrille se nomme la Grève.
Au beau milieu des figures, pendant un point d’orgue de l’orchestre, les danseuses vont s’asseoir tranquillement à leur place, ou pour employer le terme technique se mettent en grève. Les danseurs se hâtent d’aller offrir aux belles révoltées le salaire qu’elles peuvent désirer. Les unes se font embrasser, les autres obligent les messieurs à se mettre à quatre pattes, les autres exigent un cachemire, et ainsi de suite. Après quoi, les sauts recommencent de plus belle.
C’est en un mot une heureuse résurrection des jeux innocents appliqués au quadrille. Bientôt, le monde entier dansera la Grève.
L’autre jour, dans un salon que je pourrais nommer, au moment délicat où les danseuses se révoltent, le gaz, mécontent de son rôle, s’est éteint brusquement ̶ s’est mis en grève.
Pensez quels cris et quel tumulte ! On ne saura jamais quelle augmentation de salaire ont demandée les jeunes filles.
Il pourrait se faire que ce fût moi qui aie inventé la Grève. Le quadrille n’en est pas plus mauvais pour cela. Essayez-en.

(Vers le milieu de juin 1865.)