Une formule en mots et en images

« La vérité est en marche »

Une formule en mots et en images

par Yannick Lemarié

S’il est une formule qui résume à elle seule l’affaire Dreyfus et subséquemment l’engagement de Zola, c’est bien celle qui ferme quasiment « J’accuse » : « La Vérité est en marche et rien ne l’arrêtera ». Le propos de cet article n’est pas de revenir sur le contexte de son utilisation, suffisamment connu pour que nous n’ayons rien à ajouter sur ce point, mais plutôt de suivre son usage, sans nous limiter au seul mois de janvier 1898. Quiconque, en effet, s’amuse à consulter les ouvrages de littérature savante, par exemple sur le site Gallica, constate que les deux mots « vérité » et « marche » sont largement accolés l’un à l’autre, avant même que Zola ne les rende indissociables à jamais. Prenons au hasard un mémoire de médecine consacré au pouls. Alors que l’auteur constate, chez les anciens, leur incapacité à faire le lien entre le rythme du pouls et la maladie, il en conclut que « la vérité ne marche pas à pas précipités » et qu’il faut du temps pour « tirer une conséquence très simple de prémisses bien établies[1] ». Le droit use du même procédé stylistique quand l’un de ses docteurs relève que « la simple vérité marche avec confiance, mais l’artificieux mensonge n’a jamais assez pris de précaution[2] ». La linguistique n’est pas en reste, du moins si on retient la définition de la fiction telle qu’Antoine Furetière la donne dans son dictionnaire universel : « Dans le poème épique, la vérité marche toujours avec la fiction[3] ». On ne compte plus par ailleurs les citations d’auteurs plus ou moins célèbres, qui reprennent à leur compte l’allégorie. Ainsi, relevons-nous au gré de nos lectures :

1- J’ai l’avantage que la vérité marche à mes côtés (Gabriel Guéret, Les auteurs en belle humeur, ouvrage d’esprit & divertissant, L’Honoré et Chatelain, 1723)
2- L’auguste vérité marche devant tes pas (« Á Monsieur van Haren », Voltaire)
3- La marche de la vérité est lente (Helvétius, Œuvres complètes, Tome 3)

Inutile de multiplier les références outre mesure, car les quelques données reproduites ici suffisent à confirmer que la « vérité est en marche » ne constitue ni une audace rhétorique ni une révolution lexicale de la part de notre écrivain. Du reste, dès les premiers articles consacrés à l’Affaire, il recourt volontiers à l’expression :

(« Monsieur Scheurer-Kestner », Le Figaro, 25 novembre 1897) Et, si des raisons politiques voulaient que la justice fût retardée, ce serait une faute nouvelle qui ne ferait que reculer l’inévitable dénouement, en l’aggravant encore.

La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera plus[4].

 

(« Le syndicat », Le Figaro, 1 décembre 1897) « Toute l’histoire du syndicat est là : des hommes de bonne volonté, de vérité et d’équité, partis des quatre bouts de l’horizon, travaillant à des lieues et sans se connaître, mais marchant tous par des chemins divers au même but, cheminant en silence, fouillant la terre, et aboutissant tous un beau matin au même point d’arrivée. Tous, fatalement, se sont trouvés, la main dans la main, à ce carrefour de la vérité, à ce rendez-vous fatal de la justice.

(« Procès-verbal », Le Figaro, 5 décembre 1897) J’ai dit que la vérité était en marche et que rien ne l’arrêterait. Un premier pas est fait, un autre se fera, puis un autre, puis le pas décisif. Cela est mathématique.

(« Lettre à la jeunesse », 14 décembre 1897) – Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ? – Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !

Certes, la formulation du « J’accuse » n’est pas encore tout à fait trouvée, mais le circuit sémantique est-il déjà en place. Si dans « Le syndicat » et dans « Lettre à la jeunesse », ce sont des hommes ou des étudiants qui marchent vers la vérité, leur assimilation aux justes permet d’en faire l’incarnation d’une idée qui, une fois personnifiée, se met elle-même en mouvement dans « Monsieur Scheurer-Kestner » et « Procès-verbal ». Il ne reste plus alors – pour donner plus de poids au propos – qu’à coordonner cette première proposition (« la vérité est en marche ») à une seconde (« et rien ne l’arrêtera »), amendée par rapport à celle qu’on trouve dans l’article « Monsieur Scheurer-Kestner ». Amendement léger, jugeront certains. Après tout, seule la négation (« ne » / « ne plus ») est modifiée… Cette modification ne manque pourtant pas d’intérêt et répond à différents objectifs. Objectif phonique d’abord : en effet, le son [y] de « plus » paraît incongru, presque parasite. Placé à la fin de la proposition, il distrait l’attention et ruine en partie l’effet de répétition du [a] qui donne l’impression de scander le pas du combattant : « lA, vérité est en mArch(e) et rien ne l’Arrêt(e)rA. Cette voyelle – la plus ouverte des voyelles – est d’autant mieux perçue qu’elle est sous l’accent tonique et fait rimer les deux groupes rythmiques. Avec les allitérations en [t] et en [r] (La véRiTÉ esT-En maRche et Rien ne l’aRRêTERA), on ne se contente plus de lire une phrase ; on entend la marche vibrante de la vérité ; on ressent la « véhémence[5] » de l’écrivain, qui gronde sous les mots.

Autre point important : le « ne… plus » du 25 novembre 1897 sous-entend une interruption dans le passé et, par conséquent, rend possible un nouvel arrêt dans le futur ; a contrario, « rien ne l’arrêtera » indique un mouvement continu que le recours au futur simple concrétise. L’idée même d’une stase est évacuée ! Telle quelle, l’expression prend une valeur absolue, parfaitement en accord avec cette vérité tant recherchée. Du reste, pour mesurer la puissance prophétique du propos zolien, il suffit de comparer la phrase de « J’accuse » à celle du « Procès-verbal ». Dans ce dernier cas, la présence du verbe d’énonciation (« j’ai dit que ») renvoie à un vécu, par essence toujours contestable. Au contraire, son effacement dans « J’accuse » sort le commentaire du champ de l’expérience personnelle pour en faire une loi universelle. D’une certaine façon, ce n’est plus un « moi » particulier qui s’exprime et donne son avis, mais une idée (élevée au rang de valeur cardinale et éternelle) qui s’impose d’elle-même. La vérité est en marche – celle des dreyfusards – à l’exclusion de toute autre.

Allons plus loin : « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera » est une façon de concilier un discours religieux avec lequel Zola n’a jamais tout à fait rompu et un discours scientifique qui fait du progrès l’horizon indépassable de l’humanité. Est-il utile de rappeler que, comme tous les hommes de son temps, l’écrivain a reçu une formation nourrie de culture religieuse ? Non seulement il a suivi un enseignement catholique dès sa plus tendre enfance, mais il a été pénétré par les écrits sacrés, en particulier le Nouveau Testament. À partir de là, il ne pouvait qu’être impressionné par la parole de Jésus, rapportée par l’évangéliste Jean : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » ». (14 : 6) ? Assurément, la phrase néo-testamentaire n’est pas reprise telle quelle par l’écrivain, mais les mots qui la forment résonnent dans les plis intimes de la formule zolienne. Béatrice Laville remarque, avec justesse que :

le mythe des origines travaille la lecture que Zola fait de l’Affaire, il aspire à l’idée d’un retour à une pureté originelle de la Cité. Ses textes écrits au moment de l’Affaire témoignent d’une vision positiviste de l’Histoire, avec l’évocation fréquente de « sa marche en avant » qui a délaissé toute trace de chaos contenue dans Les Rougon-Macquart, pour laisser place à l’idée d’une évolution progressive. Elle porte en elle la croyance en une force intrinsèque, qui confère une cohérence, une lisibilité aux événements[6].

Béatrice Laville ajoute que « les articles de La Vérité en Marche sont […] une préfiguration de l’écriture de la foi qui caractérise Les Quatre Évangiles de Zola ». Autrement dit, loin de rejeter les ressorts de la religion, le romancier en dote la science afin d’élaborer une nouvelle métaphysique susceptible de mener l’humanité au bonheur. Alors que pour l’homme d’église d’autrefois, la croyance en Dieu constituait le chemin, la vérité et la lumière, pour le naturaliste, c’est le savoir et la raison qui ouvrent de nouveaux horizons spirituels. Reprenons les termes de Claude Bernard, dans Médecine expérimentale :

De même que dans la marche naturelle du corps, l’homme ne peut avancer qu’en posant un pied devant l’autre, de même dans la marche naturelle de l’esprit, l’homme ne peut avancer qu’en mettant une idée devant l’autre.
La marche – impulsée par une créature supérieure ou par la raison – est la force motrice qui mène jusqu’à la vérité ; elle est le mouvement qui porte les âmes perdues et les esprits obscurcis jusqu’à la connaissance. À partir de là, Zola perçoit la vitalité de l’expression qu’il a trouvée, et la justesse de son contenu. Parlera-t-on de slogan, d’aphorisme, d’apophtegme, de formule ? Sans doute un peu tout cela. C’est en tout cas une parole révélée (« la vérité en marche, et rien ne l’arrêtera ») faite pour entrer dans l’Histoire ; c’est également une arme politique mise à la disposition de tous les dreyfusards au moment où le combat s’engage. Les journaux antidreyfusards ont saisi son importance et, avec un peu de recul, ils ont compris qu’une part de la victoire se jouait là. Il suffit de lire l’article fielleux de X de Monpeyroux, dans Le Petit Caporal, pour le mesurer :

La Vérité est en marche, c’était la tarte à la crème habituellement employée dans le jargon drevfusiste.

Il n’y a pas eu, depuis deux ans, une philippique de Zola, un discours de Jaurès, une ânerie de Trarieux qui ne se soit invariablement terminé par cette courte phrase, jetée comme une menace à la tête de l’État – Major

La Vérité est en marche ! Scheurer Kestner, dès le début de l’affaire, ânonnait-il quelques vagues accusations, la bande s’écriait en chœur : La Vérité est en marche ! Lors du procès du Père de la Mouquette, Labori — l’assassiné par persuasion — se livrait-il à quelque extravagance, un seul et même cri retentissait dans toute la camarilla dreyfusarde : La Vérité est en marche

Esterhazy, pour garnir son escarcelle se proclamait-il l’auteur du bordereau, avec autant de sincérité et de bonne foi qu’en mettaient, naguère, les panamistes célèbres à clamer leur innocence que, sur tout le front de l’armée de la Trahison, roulaient, comme un tonnerre, ces mots prophétiques et vengeurs : La Vérité est en marche

C’était devenu la scie du jour, la scie à la mode[7].

L’insistance de X. de Monpeyroux à dévaloriser la phrase de Zola n’a qu’une raison : il pressent qu’elle peut cimenter les forces éparses du camp d’en face et, répétée à l’envi, pénétrer les esprits les moins malléables. Alors que le doute sur l’innocence de Dreyfus subsiste encore chez certains, il mesure sa valeur performative et la capacité des quelques mots qui la constituent à former un élément essentiel de l’abécédaire dreyfusard. D’ailleurs, il a bien raison de s’inquiéter, car les journalistes eux-mêmes se laissent prendre à la formule au point de se contenter d’une formule tronquée (« La vérité est en marche »), à charge pour les lecteurs et les citoyens de la compléter.

Médaille et marchandisation

Mais revenons en ce début d’année 1898. La formule de Zola a un tel succès qu’elle est aussitôt reprise dans les interviews, les tracts, les articles. Une médaille hommage à Zola, dont l’idée est lancée au cours des premiers mois de l’année 1898 complète le dispositif, suffisamment importante pour qu’on s’y arrête un moment.

Que dire de cet objet, du contexte de sa création et de son élaboration ? Une fois « J’accuse » lancé à la une de L’Aurore, le romancier n’en a pas fini avec l’Affaire puisque, dès le 7 février 1898, il est envoyé devant la Cour d’assises de la Seine par le ministère de la Guerre, sous le prétexte d’avoir gravement diffamé, d’une part, le premier Conseil de guerre qu’il a accusé d’avoir « agi sur ordre » lors de la condamnation de Dreyfus, d’autre part le second Conseil de guerre pour « avoir couvert cette illégalité par ordre, en commettant à son tour, le crime juridique d’avoir acquitté sciemment un coupable », en l’occurrence Esterhazy. Les débats sont d’autant plus mal engagés pour Zola que ses avocats sont tenus de s’en tenir aux termes de l’assignation, sans possibilité de sortir des limites imposées par la plainte. En d’autres termes, la défense ne pourra pas – au nom de la chose jugée – évoquer l’injustice commise à l’endroit de Dreyfus, ni même évoquer quelques éléments du dossier… Alors qu’une tourbe haineuse ne cesse de conspuer Zola à l’extérieur, le président Delegorgue s’acharne, dans le tribunal, à circonscrire les interventions de la défense. Naturellement, la condamnation tombe en dépit des efforts de Labori et Clemenceau, aussitôt suivie d’un appel devant la Cour de cassation.

Dans ces conditions, comme on s’en doute, les marques de soutien ne sont pas de trop. Dès le 15 mars 1898 – soit entre le procès aux Assises et le procès devant la Cour de cassation[8]Le Siècle d’Yves Guyot[9] ouvre une souscription au nom d’un comité créé à l’initiative de deux hommes – Francis de Pressensé et Mathias Morhardt – et composé de savants, d’écrivains, d’artistes et de politiques. Il s’agit de rendre hommage à l’auteur de « J’accuse », en lui remettant une médaille à l’occasion d’un banquet[10]. Georges Hervé (1855-1932), trésorier du comité, est chargé de réunir l’argent nécessaire.

Six jours plus tard, le 21 mars 1898, une première liste de souscripteurs est publiée et une somme de 1273, 65 francs versée sur un compte. Le 23 mars 1898, une deuxième liste est dressée pour un total de 1189, 65 francs. 26 mars : 3e liste, 1525,60 francs. Au bout d’un mois, quelque 10 600 francs ont déjà été récoltés grâce à 2000 souscripteurs environ[11]. Par la suite, on parlera de 15 000 francs. Naturellement, l’opération – qui rappelle celle du sabre d’honneur offert à Picquart – suscite l’hostilité de La Libre Parole ou de La Patrie qui imaginent déjà des dons italiens, allemands et belges, ainsi qu’un « graveur étranger[12] » ; L’Univers daté du 30 mars 1898, à l’affût d’un angle d’attaque nouveau, s’offusque que les dons soient récoltés par « un quidam [Georges Hervé] qui habite… rue de Berlin » ! L’Intransigeant du 15 mars 1898 ne manque, lui non plus de jeter, son fiel, résumant en quelque sorte toutes les obsessions de son camp :

 

Il faut évidemment être en nombre pour accoucher d’une idée pareille.

Après le sabre d’honneur hongrois de M. Picquart, une médaille à Zola était dans l’ordre des choses probables.

Mais le Syndicat n’a donc plus de fonds, qu’il lui faille taper les dreyfusards de marque auxquels cette circulaire est adressée, pour faire frapper une médaille destinée à récompenser les services du commissionnaire qui a si bien travaillé pour le Syndicat de Trahison.

Nous ne savons pas encore quel sera le graveur désigné pour la besogne. Il est vraisemblable qu’un concours sera organisé entre Prussiens, Belges, Italiens, Autrichiens, Anglais.

Zola, coiffé du casque à pointe, se verra sur la face de la médaille. La face que la Mouquette montrait complaisamment occupera le revers, et sur la tranche se détacheront les noms des pays qui applaudissent à l’œuvre antipatriotique du défenseur du traître, La frappe de la médaille sera certainement confiée à l’Allemagne, qui doit bien cela à son ami Zola.

Mais quand le père « J’accuse » sera gratifié de cette marque d’estime des partisans du traître, songera-t-il à rendre sa croix de la Légion d’honneur[13] ?

Les caricaturistes se mettent de la partie, sans pour autant en montrer toujours le résultat sur papier. À l’instar de L’Intransigeant, L’Autorité du 15 mars 1898, imagine une médaille avec, d’un côté « la Mouquette de Germinal, montrant son derrière à l’armée française » ; de l’autre côté, ce seul mot, titre du roman de Zola : la Débâcle ». Le Grelot du 27 mars 1898 envisage, côté face, « les douze profils de braves gens du jury de la Seine, qui ont fait justice – par leur verdict – des calomnies antipatriotiques de l’académicien manqué et du pornographe réussi, qui s’incarne en ce charlatan des lettres », côté pile, « la représentation allégorique de la Vérité toute nue poursuivie par un porc épique, dont le groin supporte un lorgnon à verres qu’on vexe ». Dans tous les cas, on oppose déjà les bons Français aux mauvais, ceux qui défendent l’honneur de l’armée à ceux qui préfèrent les uhlans, ceux qui placent leur amour du pays au-dessus de tout à ceux qui sont payés par les ennemis de la France. Convaincu de cette répartition, Arthur Perrier[14], le dessinateur du Triboulet daté du 27 mars 1898, dévoile une médaille qui se veut accablante pour l’écrivain. En pleine page titrée « Projet de médaille commémorative pour Zola » et sous-titrée « Toute médaille à son revers », il croque deux saynètes [figure 1] : sur l’avers, Zola recevant une bourse d’or, aussitôt transmise à Reinach ; sur le revers, Zola en prison, à Sainte-Pélagie. Chaque dessin est cerné d’une phrase – d’abord, « À Émile Zola, les hébreux de Prusse et d’Italie. Reconnaissante année 1898 » ; puis « Sanctus Zolatus martyrus maximus. Sancta Pelagia. Anno 1890 ». L’ensemble forme un diptyque qui va des habituelles accusations contre le romancier (Zola touche de l’argent de l’étranger et fait cause commune avec les juifs, ici réduit à Reinach) à sa condamnation – celle dont le journal rêve, en tous cas. Le Pilori du 10 avril 1898 y va de sa propre suggestion : tout en reprenant dans son texte l’antienne d’un Zola pornographe, il met en scène l’écrivain affublé d’une lourde médaille uniquement gravée d’un cochon [figure 2]. « On espère, conclut l’articulet, qu’elle pèsera le poids d’un boulet […] le reste de sa vie ». Si la prison n’est pas directement suggérée pour ce cochon de Zola, la chaîne qui relie la médaille au mollet rappelle indubitablement celle d’un bagnard…

Reste que les adversaires ont beau s’acharner et redoubler de haine, le comité n’en a cure ! Il continue sa mission et, au rebours des supputations absurdes de Rochefort et Drumont, confie à Alexandre Charpentier (1856-1909) le soin de réaliser le projet. Le choix s’explique assez bien. Formé à la bijouterie et à la gravure de médaille, Charpentier est un créateur de talent, à la fois affichiste, décorateur, concepteur de meubles, sculpteur et surtout médailleur. Il est connu des milieux bohèmes et naturalistes puisque, non seulement il a réalisé le décor sculpté du célèbre cabaret du Chat noir, mais il a également collaboré avec le Théâtre-Libre d’Antoine, notamment sur les programmes. En 1902, il secondera Constantin Meunier, quand la Ligue des droits de l’homme confiera à ce dernier la création d’un monument à la gloire de Zola tout juste décédé[15].

Pour l’heure, notre homme se met rapidement au travail dans son atelier situé au 99 boulevard Murat, entre la porte d’Auteuil et la Seine, à dix minutes du bois de Boulogne et du Point-du-jour. Preuve de sa célérité, dès le 2 avril 1898, un journaliste de L’Aurore venu le visiter, constate l’avancée de l’exécution et la qualité de la production. Il faut dire que Charpentier a profité de conditions de travail idéales puisque, malgré ses multiples engagements, Zola lui a accordé « trois séances de pose, d’une heure, une heure et demie[16] » afin qu’il réalise des « pochades ». C’est donc fort de ses rapides croquis réalisés au pinceau, et avec la présence d’une photographie sur son bureau, que l’artiste s’emploie à obtenir, selon ses propres termes, « une synthèse de forme », allant au plus près de son modèle sans négliger aucun détail. Ainsi accorde-t-il une grande attention au lorgnon de l’écrivain, convaincu que « Zola sans le lorgnon ne serait plus Zola » !

Le 16 mai 1898 enfin, Le Siècle rend compte du résultat en reproduisant le fac-similé de l’objet. Que dire de cette médaille ? Conçue sur un support en or de 18,1 cm de diamètre[17] et de 3 millimètres d’épaisseur[18] et d’un poids final de 2168 grammes[19] – après ébarbage et ciselure – , elle offre, côté face, le profil auguste d’Émile Zola et, côté pile, un ciel couvert de nuages et percé d’un soleil rayonnant. En travers, les mots suivants : « La Vérité est en marche et rien ne l’arrêtera » ainsi que la date du 13 janvier 1898 [figure 3]. Le Matin (du 1er juin 1898) précise que la médaille est fondue à cire perdue[20] chez Gruet et non pas frappée, afin qu’elle reste unique et échappe au dépôt que le gouvernement exige à son profit pour toute frappe. Pour ce qui concerne les souscripteurs, il est prévu de leur distribuer gratuitement un modèle en bronze de 6 centimètres, dont l’exécution est lancée aussitôt après l’achèvement de la médaille en or.

Fin mai 1898, tout est prêt et la presse (par exemple Le Matin du 1er juin 1898) annonce que le banquet se tiendra dans la première quinzaine de juin. En réalité, l’information est précipitée, car Zola lui-même demande de reculer la date pour recevoir le don « dans la joie de la Vérité et de la Justice reconquises ». En attendant que les conditions soient remplies, la médaille est enfermée dans un coffre du Crédit Lyonnais pour une durée indéterminée…

C’est au bout de dix-huit mois (après le procès de Versailles et l’exil en Angleterre) que la cérémonie a enfin lieu dans les locaux de La Presse. Une cérémonie marquante, assurément. Alors que soixante invitations seulement ont été lancées officiellement, ce ne sont pas moins de deux cents personnes qui se pressent dans les locaux du Siècle, ornés pour l’occasion par des tapisseries venues des Grands magasins de la Place Clichy, et fleuris par Brugger, le célèbre fleuriste de la rue Marbeuf. Aux abords, un service d’ordre a été dépêché par la préfecture de Police afin de canaliser la foule.

Yves Guyot se charge d’accueillir l’invité et de rappeler les raisons de cet hommage au moment des discours :

[…] Dans ce procès provoqué par votre lettre du 13 janvier, vous avez inscrit une page immortelle, non seulement dans l’histoire de notre pays, mais dans l’histoire de la justice humaine. Vos admirateurs et vos amis ont voulu immédiatement en laisser une trace dans un de ces documents qui défient les atteintes du temps. Un artiste, sympathique à notre cause, à qui l’originalité de son talent a fait une place de premier ordre, M. Alexandre Charpentier, s’est chargé de l’œuvre d’art. Je n’en vanterai pas le mérite. Je me bornerai à dire que par la qualité de la matière, par sa dimension et son poids, la médaille que nous vous offrons, est unique dans la numismatique. Tous les souscripteurs en recevront une épreuve réduite qui perpétuera ainsi le souvenir de nos revendications et de nos aspirations communes.

D’accord avec vous, nous avons tardé à vous remettre cette médaille accompagnée de l’album contenant la liste des souscripteurs. Nous voulions attendre le-triomphe complet de la vérité et de la justice. […]

Après les applaudissements d’usage, c’est au tour de Zola de répondre ; il commence par associer à l’hommage tous ceux qui, avec lui, ont soutenu Dreyfus :

Mon cher ami,

Combien je vous remercie d’associer à l’hommage qui m’est fait, tous les bons combattants de la Vérité et de la Justice ! Ma récompense en est plus grande, car je sens mieux la valeur de notre œuvre, lorsque je vois de quelles mains vaillantes elle est sortie. Je n’ai été, moi, à un moment tragique, dans une crise affreuse de la conscience nationale, que l’écrivain ayant foi en la plume, sachant qu’elle est l’ouvrière puissante de toute équité et de toute certitude. Et j’ai simplement écrit ce qui était vrai, pour que la preuve en fût faite au plein jour. Mais ce procès que j’ai voulu, il n’aurait pas été, sans mon cher et admirable Labori, qui lui a donné toute l’ampleur nécessaire, pour que l’éclatante lumière en pût sortir. Et sur quoi aurions-nous bâti, si nous n’avions pas eu le témoignage incorruptible d’un héros, la parole victorieuse de Picquart ? Et d’où nous serait venu notre tranquille courage, si Scheurer-Kestner ne nous avait, le premier, soufflé la flamme de sa conviction, que rendait si décisive toute sa vie de grand honnête homme ?

Vous en avez nommé d’autres, vous avez nommé mes amis, vous avez nommé surtout les victimes. À mon tour, que de noms je devrais ajouter, si je disais tous ceux à qui j’envoie leur grande part de l’honneur qui m’est fait !

Puis, sans attendre, il rappelle l’importance du combat qu’il a mené et qui lui vaut l’estime de tous :

Cette médaille, dont le poids me rend un peu confus, je la voudrais émietter, en distribuer à chaque combattant sa parcelle, afin de bien dire que je suis simplement ici un symbole, qu’on m’a choisi pour l’exemple, et parce que j’ai jeté, grâce aux circonstances, le cri qui oppressait toutes les poitrines. Ce n’est pas moi qui ai vaincu, c’est vous tous, c’est cette armée chaque jour grandissante des braves gens, des cœurs droits et des cerveaux solides, qui savent qu’il n’y a plus de patrie où il n’y a pas de Vérité ni de Justice. Et voilà pourquoi cela soulage ma modestie et m’emplit l’âme d’une émotion fraternelle, à la pensée qu’on me décore un peu comme on décore le drapeau, pour que tout le régiment en ait sa part.

La gratitude de l’écrivain et l’émotion qu’il ressent sont d’autant plus vives qu’il se souvient de la haine de ses ennemis, de la douleur de l’exil, du désespoir qui le guettait :

Que de noms j’aurais encore à citer ici, les promoteurs du projet, puis ceux qui ont donné si généreusement leur temps et leurs soins ! Et tous les souscripteurs, les longues listes publiées par les journaux, que je me souviens avoir lues, avec des yeux mouillés de larmes ! Il faut se reporter à cette époque, lorsque je ne pouvais paraître sur un trottoir sans être insulté, lorsque j’entendais, de mon tranquille cabinet de travail, des bandits hurler à la mort sous mes fenêtres. […]

Dreyfus innocenté et rendu aux siens, la victoire pourrait être complète ; cependant, Zola reste inquiet. Pis, il considère que le combat n’est pas achevé car

il était une autre personne chère, torturée, empoisonnée, mise en péril de mort, et cette grande et noble personne est la France. C’était elle que nous voulions arracher aussi à la férocité et à l’imbécillité de ses tourmenteurs. Nous la rêvions libérée des antiques servitudes, se refaisant un idéal avec ses artisans, avec ses savants, avec ses penseurs, reconquérant la vieille Europe, non plus par les armes, mais par l’idée libératrice. Et jamais occasion pareille ne s’était présentée de lui donner une décisive leçon de choses, car nous tenions la pourriture même qui ronge l’édifice vermoulu, craquant de partout, de sorte que nous n’avions qu’à la montrer, pour espérer que le nettoyage, enfin, serait fait, et qu’on allait rebâtir la maison proprement et solidement.

« Nous avons été vaincus », soutient Zola qui poursuit : « On a décidé d’éponger simplement la pourriture, la charpente va continuer à se gâter et à craquer, jusqu’à ce qu’elle s’effondre. » Puis il conclut en une phrase : « Dreyfus est libre, mais notre France reste malade, puisqu’elle ne se croit pas assez forte pour supporter la splendeur de la vérité et de la Justice. »

L’hommage terminé, les affaires reprennent. L’expression est cruelle, mais reflète une part de la réalité. En effet, après les épanchements et alors même que les situations de l’écrivain et du capitaine restent incertaines, « La Vérité est en marche et rien ne l’arrêtera » devient un objet commercial. Ainsi, une autre médaille est-elle rapidement proposée sur le marché, frappée des deux portraits de Zola et de Picquart signés par Foras [figure 4]. Si le second est accompagné de l’exergue « Je n’emporterai pas ce secret dans la tombe », le premier l’est naturellement de la célèbre citation. La breloque, en bronze, est modulée sur la pièce française de 10 centimes et vendue au prix de 1 franc 50 dans les bureaux du Siècle. Sans doute arguera-t-on que les objets permettent de maintenir l’intérêt des lecteurs autour des deux figures dreyfusardes, il n’empêche ! l’argent produit par la vente profite surtout aux marchands… Du reste, Le Siècle n’en a pas fini avec la marchandisation puisque, le 31 juillet 1899, il décide d’offrir gratuitement à ceux qui souscrivent un abonnement de deux ans, une montre « métal blanc oxydé vieil argent », de 35 francs portant l’inscription : La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera et ornée d’une allégorie de la justice nue, un flambeau à la main et portée par un char [figure 5]. Quant à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas payer la somme de 55 francs (à Paris) ou 65 francs (dans les autres départements), ils ont toujours la possibilité de se rendre dans les locaux du journal pour se faire remettre la « prime-montre » au prix de 20 francs, en échange de « trente coupures de l’annonce à trente dates différentes ». Les journaux antidreyfusards ont beau jeu de se moquer d’un tel mercantilisme. « Rien ne coûte, ironise La Croix, aux amis de Dreyfus.[21] » !

L’AUTOMOBILE

Médailles (réelles ou imaginées), breloques ou montres : comme on le voit, les supports ne manquent pas pour citer, railler, voire exploiter la formule zolienne. Cela suffit-il ? Non pas, car « la vérité en marche » va exciter l’inspiration des satiristes, notamment lorsqu’ils vont l’associer à l’automobile. Il faut dire que le char de la vérité allant son erre peut être figuré ou suggéré par une voiture à piston qui trace sa route ! Le Zola médiatique ne favorise-t-il pas lui-même ce rapprochement ? Ne défend-il pas avec ferveur les nouveaux modes de déplacement ? On connaît son goût pour la bicyclette et sa pratique de la petite reine si intense qu’il a même songé, un temps, à la prendre comme sujet d’un roman[22]. On n’oubliera pas non plus son intérêt pour l’automobile. Dans une interview accordée au Journal des sports, le 25 mai 1898, il promet le meilleur à la nouvelle invention (« J’entrevois l’avenir de l’automobilise dans quelques années comme un grand et immense triomphe ») avant de confier :

Depuis longtemps déjà, l’idée d’acheter une automobile me préoccupait. Je devais essayer le coupé électrique de M. Darracq. Le secrétaire de M. Émile Gautier m’offrit aussi de m’initier, en huit jours, à l’automobilisme sous toutes ses formes. Il devait me faire monter successivement les tricycles de Dion, les voiturettes Bollée, les divers genres de voitures et enfin le grand omnibus de M. de Dion.

Je reçus aussi de différents constructeurs des offres nombreuses. Puis ce procès est venu qui me prend, m’absorbe tout mon temps et m’oblige à renoncer à une foule de distractions. À Médan, je n’ai que ma bicyclette. […] Bientôt, j’aurai les deux. Si l’on me montrait une voilure électrique parfaite, je l’achèterais et je la conduirais moi-même, dussé-je enfreindre les lois du chic, chères à M. Arthur Meyer.

Il parait que le directeur du Gaulois trouvait inconvenante mon arrivée à la Cour d’assises en automobile.

La dernière remarque faite à l’interviewer est transparente. En effet, si Zola n’a pas eu l’occasion de s’essayer lui-même à la conduite en cette année 1898, il profite pourtant de l’opportunité qui lui est donnée de prendre la voiture plutôt que le train pour se rendre à Versailles. Son arrivée, dont il reste une trace à la une de L’Illustration du samedi 28 mai 1898 [figure 6], marque les esprits à tel point que l’ensemble de la presse en parle, même si elle hésite sur l’identité des voyageurs. La Libre Parole, par exemple, croit reconnaître les frères Clemenceau, Labori, Fasquelle et Bruneau[23] ; de son côté, Le Gaulois, arbitre des élégances comme le souligne Zola, voit l’avocat Labori, Georges et Albert Clemenceau, le sculpteur Desmoulin, le musicien Alfred Bruneau et l’ancien éditeur du romancier Charpentier, Fasquelle prenant place dans un autre véhicule plus petit. La Croix, quant à elle, choisit de s’en remettre au conducteur, un certain Bernheim, expert en tableaux : « C’est mon frère et moi qui avons conduit Zola et ses amis à Versailles en automobile. Nous avions deux voitures : la première, pilotée par moi, avait comme voyageurs Zola, les deux Clemenceau, – le journaliste et l’avocat –, Me Labori. MM. Bruneau et Desmoulins. Dans la seconde, dont mon frère tenait la direction, avaient pris place M. Fasquelle et deux mécaniciens[24]. » Faisons confiance à ce témoin direct sans nous appesantir outre mesure, car là n’est pas l’essentiel pour nous. De tous ces articles, nous retirons surtout une nouvelle façon de se moquer de l’écrivain. Quoi ? Alors que ce dernier a la prétention de défendre la vérité, voire de l’incarner, il se précipite dans son automobile pour échapper à la foule vociférante des « bons Français ». En réalité, le char de la vérité triomphant n’est qu’une piteuse automobile en fuite ! Les folliculaires enragent et voient le véhicule divin se transformer en « peuf ! peuf ! » disgracieux, et la Veritas, dont l’éclat lumineux dissipe d’ordinaire les ténèbres, prendre les traits épais d’un fuyard binoclard sur son siège passager… Dans La Libre Parole du 24 mai 1898, Raphaël Viau, antisémite assumé et assassin en puissance, joue de cette opposition entre la « vérité en marche » et un « Zola en fuite » :

On entend, au loin, les peuf !peuf ! précipités de l’automobile. “La vérité est en marche” et Zola en fuite, alors qu’il y a dans les bois environnants de si belles branches… naturelles potences.

L’Autorité du 25 mai 1898, dans son article intitulé « Zola à Versailles », reprend à son compte la plaisanterie, l’appel au meurtre en moins : « “La vérité est en marche”, mais Zola est en fuite, a-t-on pu dire après l’audience d’hier ». L. Desmoulins dans l’édition du 19 juillet 1898 du Gaulois surenchérit :

« La vérité est en marche », écrivait naguère M. Zola ; depuis le temps que le chantre inspiré de la trahison la promène sans lui permettre de se montrer, la pauvre Vérité doit être quelque peu surmenée.

De Paris, il la conduit à Versailles, sous la protection de cette armée qu’il a tant outragée, et lorsqu’on l’invite à la produire publiquement, il la ramène à Paris, toujours sous bonne escorte, la replonge dans son puits, réclamant un nouveau délai pour l’en faire sortir.

Autre exemple. Gaston Raysac de La Silhouette :

Couac !… Couac !… Les échos de la ville morte du Roi-Soleil ont retenti de cris sauvages. On dirait des coassements de grenouilles aristophanesques. C’est l’automobile de M. Zola qui fait une pareille musique. Voilà bien un moyen fin-de-siècle de répondre à une citation. On voit que le père “J’accuse” est un homme de progrès et que sa vérité en marche ne manque pas de moyens de locomotion. […] Couas ! Couac !… Zola a eu le nez creux, d’arriver en automobile. Il a ainsi dépisté les manifestants qui n’ont que Picquart à se mettre la dent dans le fameux train de Versailles[25].

Pour tous ces polémistes, la défaite zolienne est actée et la formule imagée de la « Vérité en marche » n’est plus que l’image grossière d’un engin qui roule le plus loin possible afin d’échapper aux sanctions. Inarrêtable, sans doute… Et comme un bon dessin vaut toujours mieux qu’un long discours, les caricaturistes participent à la curée. Dans Le Pilori du 29 mai 1898, Clérac fait d’une pierre deux coups avec son Zola en voiture : il titre son dessin d’un ironique « La Vérité en marche », tout en le sous-titrant d’un « J’accuse… dont je fuis », manière pour lui à la fois de fustiger le célèbre article de L’Aurore et de dénier à son auteur tout courage voire tout pensée [figure 7]. Moins subtil, Abel Faivre représente, dans Le Rire du 4 juin 1898, le romancier entouré de juifs (les caricatures sont des plus grossières !) et réfugié dans un char de guerre doté d’un canon suffisamment puissant pour empêcher « les cannibales » de trop s’approcher [figure 8]. Que le véhicule ressemble, par certains détails comme le robinet, à un camion de vidange, n’est pas fait pour nous surprendre, car il permet au dessinateur de réactiver, mine de rien, l’un des poncifs les plus éculés qui circulent autour de l’œuvre du romancier[26] !

Ceci dit, dans un cas comme dans l’autre, la population (qu’elle soutienne ou conspue l’écrivain) donne au moins l’impression de s’intéresser au procès de Versailles et de se sentir concernée par la recherche de la vérité. Mais La Presse du 22 juillet 1898 ne voit là qu’une illusion à laquelle les dreyfusards s’accrochent à tort… Laissons parler son reporter :

Oh si M. Zola avait pu se promener un peu au milieu de tous ces gens qui mangeaient sur l’herbe à droite et à gauche, comme il se serait rendu compte rapidement du peu d’importance que la vérité en marche avait pour tous ces placides citoyens. Une famille entière est installée dans un coin à l’ombre et déjeune tout en surveillant – oh de très loin – les entrées et sorties. Ils causent :

–Tiens Labori !… sûrement il va déposer… passe-moi la bouteille…. Zut ! il n’y plus de poulet. Crois-tu qu’il va écoper c’te fois Zola ?…

La léthargie du Français est totale et sa placidité physique va de pair avec un détachement intellectuel inquiétant. Le citoyen s’apparente à la voiture de Zola (dénommée « Vérité ») que Lacault, en marge du texte de Jules Chancel, choisit de représenter en panne [figure 9]. Il n’y a plus de marche, ni de fuite, seulement un moteur en vrac, incapable de transporter ses voyageurs. Faut-il voir là une réminiscence de l’hippomobile de Psst !… publiée dans l’édition du 14 mai 1898 [figure 10] ? S’il est difficile de trop s’avancer sur ce terrain, force est de reconnaître la parenté de deux images et la continuité de l’inspiration entre la mécanique figée de Lacault et les roues embourbées de Caran d’Ache[27]

Dans la courte liste des transports mécaniques utilisés par la Vérité/Zola, il reste à en évoquer un dernier : le train. Là encore, la logique est respectée. Certes, le véhicule inspire moins les contempteurs de Zola que l’automobile, mais sa « marche » ainsi que l’attrait qu’il suscite chez Zola suffisent à faire le lien. L’Intransigeant du 21 juillet 1898 mêle toutes les références (vérité, train, Lison, Bête humaine) pour mieux moquer la « bande dreyfusarde », Zola et sa fuite en exil, à l’issue de sa condamnation définitive par la cour de Versailles :

Enfin, cette, fois, la prophétie des dreyfusards se réalise : la Vérité est en marche ! 1

Même, pour aller plus vite, elle a pris le train rapide de Bruxelles, faisant du quatre-vingt à l’heure dans la direction de l’étranger.

Car la Vérité, accompagnée de son barnum Zola, a pris la fuite et a franc-filé en Belgique avec la rapidité du lièvre véloce.

Le père de la Mouquette et la Vérité n’ont pas eu les pieds nickelés pour la circonstance. Ah ! mes enfants, ce qu’ils ont zébré !

Ils avaient cependant tous juré, dans la bande dreyfusarde, que leur Zola accepterait la responsabilité de ses actes. Va-t’en voir s’ils viennent ! Avant même l’échéance, il a fui sur la Lison, qui a emporté hors de France la Vérité en marche et la Bête humaine qui lui a servi de père

Les gazettes de l’île du Diable ne sont pas contentes ; elles essayent de faire contre mauvaise fortune, bon cœur ; mais elles cachent mal l’embarras dans lequel les plonge le départ, avec armes et bagages, de l’ami qui a pris la ligne de Cologne.

De la même manière et dans un but identique, La Petit Marseillais laisse Ariel composer une « petite comédie » :

PETITES COMÉDIES

LA VÉRITÉ EST EN MARCHE

La scène se passe dans un compartiment de chemin de fer

UN CONTROLEUR DE ROUTE (entrant dans le compartiment et s’adressant à un voyageur). C’est bien vous, M. Émile Zola ?…

  1. ZOLA.— Parfaitement !…

LE CONTROLEUR. — Je vous préviens que vous aurez un excédent de bagages à payer à l’arrivée…

  1. ZOLA.— Et pourquoi ?

LE CONTROLEUR. — Vous ne vous apercevez donc pas que vous voyagez avec un colis qui occupe presque toute la place..

  1. ZOLA.— Le fait est qu’il m a été impossible de le mettre sur le filet…

LE CONTROLEUR. — Quelle nécessité d’avoir avec vous un bagage aussi encombrant…

  1. ZOLA.— Mais, malheureux, vous ignorez donc cc que c’est…

LE CONTROLEUR.— Ohl je ne veux pas être indiscret…

  1. ZOLA.— Je n’ai pas à vous le cacher : ce colis est tout simplement la vérité sur l’affaire Dreyfus…Et cette vérité, ainsi que je l’ai déclaré, est constamment en marche… [c’est nous qui soulignons]

LE CONTROLEUR — C’est pourquoi elle a pris le train avec vous pour la Suisse.

  1. ZOLA. — Parfaitement ! Elle ne s arrête jamais…

LE CONTROLEUR (souriant). — Pas même au buffet !

  1. ZOLA (sévère). — Votre plaisanterie est absolument déplacée… La vérité dont je suis le dépositaire officiel va toujours de l’avant, poursuit sa route sans interruption.

LE CONTROLEUR. — Mais si elle file même à l’étranger, ne craignez-vous pas qu’on finisse par

la perdre de vue?

  1. ZOLA (gravement). — Qu’il vous suffise de savoir qu’elle est en marche et qu’elle ne me quitte point.

LE CONTROLEUR (à part et désignant le romancier). — Pour le quart d’heure, ce brave homme ne nous offre guère qu’un spectacle intéressant, celui de la vanité en marche..,[28]

Et les dessinateurs ? Notre recherche n’a pas permis d’identifier beaucoup de dessins avec le train de la vérité. Mais la qualité du travail de Pépin dans Le Grelot du 23 avril 1899 suffit à notre plaisir. Alors que le journal dans lequel il travaille s’épanche à longueur de colonnes sur la trahison de Dreyfus et l’abjection du « porc épique » Zola, le courage du caricaturiste fait du bien, en particulier quand il assure que rien n’arrêtera la vérité en marche, « malgré les tentatives de déraillement ». Le tout est illustré par une locomotive qui file à toute vapeur vers nous (façon de nous interpeller ou de nous viser !), pendant que les obstacles s’accumulent, ici des pierres (sur lesquelles se lisent les mots « faux », « arrêt », « l’honneur d’Esthérazy »), là des morceaux de bois jetés (« loi de dessaisissement », « enquête ») en travers la voie par Lebret ou Dupuy [figure 11].

Pour être tout à fait complet, il faudrait sans doute citer Orens, mais la carte postale qu’il a produite est trop célèbre pour qu’il soit utile d’insister [figure 12]. Notons seulement que le choix d’un âne comme monture – écho possiblement dégradé du cheval vapeur ou du cheval moteur – n’est pas sans rappeler celui de Sancho Panza, le valet grossier de Don Quichotte célèbre pour sa goinfrerie, son manque de discernement et sa propension à débiter des paroles sans intérêt. Ainsi, en quelques traits, Zola est-il associé à une vérité grotesque, à un l’esprit obtus du bourricot, à un serviteur quelque peu rustre, voire à un singe, si on accepte de s’attarder sur les jambes velues du romancier !

UNE FORMULE QUI ÉCHAPPE À SON AUTEUR

Ce jeu de massacre autour de la phrase de Zola pourrait paraître dérisoire quand on en connaît la postérité et surtout l’issue de l’affaire Dreyfus. Au contraire, il importe d’autant plus d’insister sur ce contexte que, comme nous l’avons dit, « la vérité est en marche » se retrouve au centre de la guerre de mots que se livrent les dreyfusards et les antidreyfusards. D’ailleurs, si dans un premier temps, les ennemis de Zola et de Dreyfus préfèrent se moquer de la formule zolienne, ils vont rapidement user d’une autre stratégie : celle de la récupération. La formule est devenue virale au point de s’imposer partout ? Il faut alors la vider de son sens premier et lui en donner un autre. « La vérité est en marche », d’accord, mais ce ne sera plus celle de Zola et de ses compagnons ; ce sera celle de l’armée et du conseil de guerre, celle qui rappellera la condamnation de l’écrivain à Versailles, sa fuite en Angleterre, l’emprisonnement de Picquart à la prison du Cherche-Midi ! À partir de là, la phrase de Zola qui se voulait une arme contre le mensonge et l’injustice est retournée contre son inventeur.

Eh ! oui, elle est en marche, la Vérité.

Chaque audience du Conseil de guerre effrite, démolit pierre à pierre le long échafaudage de calomnies et de mensonges si péniblement édifié, à coups de millions, par les sportulaires du syndicat.

Chaque témoin apporte une démonstration nouvelle de la culpabilité de l’ancien capitaine.

Allons, la vérité est en marche, Messieurs Trarieux, Reinach et consorts.

Encore quelques jours et elle sera arrivée.[29]!

La Patrie procède de même :

On ne s’explique pas, vraiment, la colère des dreyfusards.

Ils devraient être ravis, au contraire. Ne demandent-ils pas, depuis des mois, que la « Vérité se mette en marche » ?

Et aujourd’hui qu’elle a cessé de piétiner sur place, ils sont furieux.

Elle se dirige vers le Cherche-Midi, et ils ne sont pas contents.

Que faut-il donc pour les satisfaire ?

Est-ce que, dès qu’il s’agit de Picquart, ils seraient plutôt partisans de l’éteignoir que de la lumière[30] ?

Le but de ces journaux est simple : prouver que les mots de Zola (la marche, la vérité, la lumière) ne sont que simples artifices de langage et que derrière un vocabulaire exploité à l’envi se trouve une réalité moins glorieuse : un « piétinement » plutôt qu’une marche, un « éteignoir » plutôt qu’une lumière, une vérité partisane plutôt que la vérité ! Le tour de passe-passe est merveilleux puisqu’on s’empare d’une des paroles les plus importantes du corpus dreyfusard pour lui donner un sens diamétralement opposé. Pis, on lui soustrait sa valeur morale pour la réduire à un vade-mecum publicitaire[31]. Esterhazy lui-même se prête à la manipulation dans la préface du fascicule qui paraît en 1898 sous le titre La vérité sur l’affaire Dreyfus :

On veut la lumière, la vérité est en marche. Êtes-vous sûrs qu’elle soit en marche cette vérité que l’on réclame, que l’on attend et autour de laquelle se fait chaque jour l’obscurité ? Les journaux racontent des histoires à dormir debout, forgent des romans […] et la nuit continue à peser sur les mystérieux dessous d’un drame qui affole et révolutionne le pays. Il faut en finir. Tant pis pour ceux qui l’auront voulu ! On saura la vérité, toute la vérité. Bien des légendes vont s’envoler qui avaient été prises pour des réalités[32].

Le traître a toutes les audaces et fait d’autant moins profil bas qu’il n’est pas seul. Une nouvelle fois, les dessinateurs participent à l’opération, à l’instar de Bobb dans La Silhouette. Le numéro du 5 février 1899 est particulièrement intéressant car il met en scène la technique de l’inversion dont nous parlons : en effet, nous y voyons la Vérité sortir toute nue de son puits et tendre son miroir pour éclairer les hommes [figure 13]. Mais, au rebours de tout ce que les amis de Dreyfus attendaient, ce sont les Jaurès, de Pressensé, Reinach, Clemenceau, Guyot qui fuient ses rayons. Titre du tableau : « La vérité est en marche ». Certes ! Mais pour Bobb, elle marche pour les « deux chambres réunies » et non plus pour l’innocent. Sur l’image, Zola ne peut que constater les dégâts – ses propres mots asservis à des idées qui lui sont totalement étrangères… Alfred Le Petit reprend les mêmes ingrédients et la même rhétorique dans Le Grelot du 20 août 1899, la mise en scène varie sans doute, mais l’inspiration antidreyfusarde est continue. En effet, si, comme précédemment, la Vérité toute nue sort de son puits afin d’éclairer Zola, Clemenceau, Waldech, Jaurès et Maret, elle est, cette fois-ci, contrainte de se réfugier dans son puits afin d’échapper à la volée de pierres avec lesquelles les défenseurs de Dreyfus la visent [figure 14]. Une nouvelle fois – et contrairement à Gallifet qui, seul, tente de s’interposer – les dreyfusards semblent privilégier le mensonge au détriment du vrai. Du reste, la Vérité n’avait pas vraiment besoin d’être chassée, selon ce même dessinateur, puisque, si l’on en croit son dessin paru dans La Patrie du 7 février 1899, c’est la Vérité elle-même qui a préféré tourner le dos à un Zola particulièrement dépité : « Elle marche, dit la légende, mais la rosse, c’est en me tournant les talons » [figure 15]. La Croix s’en amusait pareillement le 20 juillet 1898, en représentant des dreyfusards en fuite, dos tourné au lecteur et accompagnés de ces mots : « La vérité en marche. Il n’y a que leurs semelles à ne pas faire défaut. » [figure 16]

Le Triboulet du 5 juin 1898 fait pire que ses confrères, puisqu’il décide de mettre la formule zolienne dans la bouche de juifs, afin de mieux souligner leur inquiétude et leur duplicité. Donnons la vue d’ensemble du dessin, puis son contexte : quatre supposés coreligionnaires de Dreyfus discutent de la situation judiciaire avec Jean-Pierre Manau. Ce dernier est procureur général de la Cour de cassation et se trouve régulièrement tympanisé par les antidreyfusards – qui le surnomment Manaüh –, pour avoir loué les qualités de Zola (« utile à la gloire de son pays ») devant la chambre criminelle de la Cour de cassation et évoqué l’annulation de l’arrêt de la Cour d’assises[33]. Alors que le deuxième procès aux assises se prépare, une discussion s’engage entre « le syndicat » et l’homme de justice [figure 17] :

Les Juifs : Nous foillà révénus…

Manau : Oui, mais ce n’est plus comme la première fois ; aujourd’hui pour vous éviter le clou, c’est nous qui y serions fourrés dare-dare

Les Juifs : Ponté divine… est-ce que la vérité serait en marche.

Tous les poncifs (graphiques, linguistiques, sémantiques) sont utilisés : le nez crochu, la prononciation déformée, le pouvoir occulte. Dans le secret des antichambres du troisième pouvoir, les juifs reconnaissent – c’est l’idée du dessinateur Ménard – que la cassation n’a été qu’un moyen malhonnête de retarder l’avènement de la vérité. Leur crainte est double : d’une part que leur hypocrisie éclate au grand jour ; d’autre part que la supercherie de la formule-talisman dont ils se servent depuis des mois soit connue de tous. Au fond, on trouve la litanie des critiques ordinaires. Les dreyfusards trompent les citoyens, manipulent ou achètent les juges, conspirent contre la France. D’ailleurs, Zola ne part pas de Versailles pour aller n’importe où ; il gagne Berlin… comme le suggère le poteau indicateur placé sur le bord de la route dans le dessin paru du Rire, le 4 juin 1898 [figure 18]…

Évidemment, on ne saurait être surpris de cette tentative grossière de récupération par le camp ennemi. En revanche, il est plus surprenant de constater que, dans les soutiens de l’écrivain également, on tente de s’emparer de « la vérité en marche » pour proposer une lecture moins étroite, sinon en gauchir le propos initial. Par exemple, Louis Jéko, dans Le Parti ouvrier du 12 novembre 1898, voit dans le combat pour Dreyfus un moyen de saper l’autorité des puissances honnies, l’Église, l’Armée et le Capital.

Tu peux, infâme jésuite, semer le mensonge, la discorde et l’envie ; tu peux te mettre avec l’affameur ; plus, tu peux faire agir tous tes élèves de l’état-major, nous ne craignons rien. Nous sommes pour la vérité en marche[34], pour la justice égale pour tous ; nous voulons la liberté et nous l’aurons, malgré toi, malgré les Mercier et de Pellieux, malgré Millevoye et Judet, quoi que tu fasses et que tu dises.

Plus de religion, plus de charlatanisme ! Plus de vils capucins, plus de faux jésuites aux suspectes manœuvres !

Plus d’armée, plus de généraux faussaires, plus d’affames et d’exploiteurs !

Vive la raison ! Vive la justice !

Le collectiviste profite du combat mené pour le capitaine pour s’en prendre aux forces qui oppressent le prolétariat. Alors que Zola ne remettait nullement en cause la République bourgeoise telle qu’elle s’installait, Jeko pousse la lutte (et la formule zolienne) dans une direction qui lui convient mieux. Tout en étant éloigné politiquement du parti ouvrier, l’anarchiste Sébastien Faure procède d’une façon semblable. Dans Le Libertaire du 17 juillet 1898, il reprend la formule pour soutenir, lui aussi, le combat qu’il mène contre la société bourgeoise. Certes, il ne mésestime pas « l’infime parcelle de vérité que Zola et ses amis ont juré de guider au but », mais pour lui, si « cette fraction de lumière [l’] intéresse autant et au même titre que toutes les autres », elle ne saurait suffire. « Ce qu’il s’agit de conduire au but, selon lui, c’est la vérité ! (avec un grand V, si vous le voulez.) ». Dans son cas, la Vérité se confond avec le combat anarchiste. Reprenons ses mots :

[La Vérité] a pour ennemis : tous les fripons qui tirent parti de l’ignorance, tous les retors qui exploitent la crédulité, tous les cafards qui te complaisent dans les ténèbres, tous les privilégiés qu’alloue la plus timide revendication des foules. Contre la vérité, les politiciens dont le pouvoir est de surprise, de violence, de ruse et de boue. Contre la vérité, les richards récoltent, dans le champ du travail exécuté par les salariés et de la misère subie par les spoliés, les moissons luxuriantes qu’ils engrangent en magnifiques gerbes de soie, de pourpre et d’or. Contre la vérité, les ministres de tous les cultes qui endorment la Révolte, chassent des cerveaux la clarté, entretiennent la pusillanimité des consciences. Contre la vérité, les tanneurs de sabres et gouvernants qui imposent aux multitudes savamment divisées un régime de force et de haine.

Et pour qui n’aurait pas compris son interprétation de la formule zolienne, il ajoute :

Le mensonge, c’est la caserne, l’église, la cellule – famille, la bastille – patrie. C’est la scandaleuse opulence de quelques bandits et l’inexprimable détresse du plus grand nombre.

Tout à son enthousiasme, Faure va jusqu’à s’en prendre au « servilisme des savants, souvent classiques et officiels », à « la vénalité des écrivains, l’hypocrisie des philosophes, la duplicité des moralistes et le mercantilisme des artistes. » Il ne pense sans doute pas à Zola, mais le reproche de « mercantilisme » qu’il adresse aux artistes réitère pourtant une partie des critiques à l’endroit du romancier. L’agacement, à peine perceptible pour l’instant, s’exprimera plus ouvertement au tournant des XIXe et XXe siècles, jusqu’à signifier une rupture entre les anciens dreyfusards. Toujours dans Le libertaire, « La chanson de “la Justice et de la Vérité en marche” devient, sous la plume de Georges Yvetot, la scie agaçante à laquelle on s’est habitué, à laquelle on ne prend même plus garde, ayant heureusement de plus pressantes et plus sérieuses occupations. Je crois que désormais Jaurès, de Pressensé et tutti quanti, ne feront plus marcher, le peuple de l’usine et de l’atelier pour sauver la République de toutes les Réactions[35]. » L’union des parlementaires et des ouvriers qui s’est réalisée partiellement contre l’armée et les cléricaux, au moment de l’Affaire, est désormais bien finie. Les mots de ralliement sont remisés au placard et remplacés par d’autres assurément moins consensuels, tels que « fumier parlementaire », « putain de République[36] ». Plus généralement, « La vérité est en marche » – qui naguère servait encore d’étendard et d’appel à l’unité – devient un titre de rubrique dont on use et abuse dès que, pour reprendre l’expression du Triboulet, du 8 décembre 1901, « ça se décolle dans le camp dreyfusard »… Faut-il en conclure que c’en est fini la puissance de la formule zolienne ?

En fait, bien que l’expression soit parfois galvaudée, elle reste malgré tout une référence pour tous ceux et toutes celles qui combattent au nom de la justice et de l’égalité. C’est pourquoi, elle est reprise par les féministes qui, sans prétendre comparer leur situation à celle du capitaine, entendent attirer l’attention sur l’iniquité de leur sort. La Fronde voit ainsi dans le mariage une liberté bafouée, et dans le divorce le moyen de se libérer du carcan de l’Église et des hommes. De même qu’il faut combattre pour l’élargissement de Dreyfus, il faut réclamer l’union libre :

Le divorce est un acheminement dans cette voie. Il exista bien dans l’antiquité la plus reculée, depuis Agar et Abraham, en passant par la Rome antique ; mais ce ne fut guère jamais qu’au profit de l’homme seul : la femme restait serve. Ce fut un des bienfaits de la Révolution d’établir le divorce par consentement mutuel : les régimes tyranniques, les autocrates l’abolirent. La troisième République a rétabli le principe du divorce, avec trop de restrictions, il est vrai ; mais, à ce sujet, je répéterai le mot célèbre : « La vérité est en marche… » Quelle contradiction d’ailleurs d’avoir d’une part, supprimé le servage, proclamé la nullité des engagements à vie […] et maintenu le plus dur de ces engagements, le mariage indissoluble ? Cette anomalie doit disparaître : le mariage de nos jours est condamné […].

Parrhisia considère que le combat féministe et le combat pour Dreyfus « ont leur source dans les profondeurs de la conscience » et, par conséquent, « sont amenés fatalement à triompher ». Du reste, pour mieux se faire comprendre au moment de réclamer le droit de vote, elle n’hésite pas à user de l’ensemble du lexique zolien :

Non, ce n’est pas pour la vaine gloire de partager les prérogatives masculines ; ce n’est pas pour le plaisir de faire joujou avec le bulletin de vote que nous le réclamons ; ce n’est pas non plus pour l’honneur insigne de siéger aux côtés de nos honorables du Parlement que nous leur demandons à les seconder dans leur tâche.

C’est pour venir au secours de nos sœurs opprimées, c’est pour aider de nos lumières la Vérité dans sa marche si lente, c’est pour soutenir le bon droit et la justice[37] !

Une certaine Zite établit en une phrase un parallèle entre le dreyfusisme et le féminisme, entre le capitaine injustement condamné et les « sœurs opprimées » : « Tout comme la vérité, le féminisme est en marche[38]… »

Au terme de ce bref parcours, force est de reconnaître la pérennité et l’actualité de l’affirmation zolienne. Cette « vérité en marche qu’on a tant blaguée », selon la formule de Clemenceau dans L’Aurore du 1er septembre 1898 est dorénavant entrée dans l’Histoire et jouit d’un éclat incontestable. Il faut dire que si les mots de Zola ont marqué un moment important de l’Affaire, ils ont été bien plus que cela. Ils ont permis d’unir le camp dreyfusard et, surtout, de sauvegarder l’honneur de la République au moment où sa survie était en jeu. Le 21 février 1898, lors de la 13e audience du procès devant la Cour d’assisses de la Seine l’écrivain en a à ce point conscience qu’il se voit en martyr d’une cause qui le dépasse et le gardien vigilant d’une nation qui s’égare :

Veuillez me faire l’honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et la justice devient auguste et sacré. […]

L’affaire Dreyfus, ah ! messieurs, elle est devenue bien petite à l’heure actuelle, elle est bien perdue et bien lointaine, devant les terrifiantes questions qu’elle a soulevées. Il n’y a plus d’affaire Dreyfus, il s’agit désormais de savoir si la France est encore la France des droits de l’homme, celle qui a donné la liberté au monde et qui devait lui donner la justice.

Sommes-nous encore le peuple le plus noble, le plus fraternel, le plus généreux. Allons-nous garder en Europe notre renom d’équité et d’humanité ? […] Un peuple n’est point bouleversé de la sorte, sans que sa vie morale elle-même ne soit en danger. L’heure est d’une gravité exceptionnelle ; il s’agit du salut de la nation[39].

La vérité en marche est dès lors tout autant celle d’un homme envoyé au bagne à la place d’un autre et celle d’un pays à la croisée de son destin.

 

[1] Antoine Le Camus, Mémoires sur divers sujets de médecine [7. Sur le pouls], Ganeau, libraire, 1760, p.246.

[2] Gaspard de Gueidan de Valabre, Discours prononcés au Parlement de Provence par un de messieurs les avocats généraux…. Tome 2, Quillau, 1739 – 1745.

[3] Antoine Furetière, « Fiction » in Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes & les termes des sciences et des arts, Tome 2 / Recueilli & compilé par feu messire Antoine Furetière, Seconde édition revue, corrigée & augmentée par Monsieur Basnage de Bauval, A & R Leers, 1701.

[4] C’est nous qui soulignons. Il en est de même dans les citations suivantes.

[5] Rappelons les mots qui précèdent la célèbre formule de « J’accuse » : « je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera »

[6] Béatrice Laville, « “Contre eux avec la lyre et l’épée” : La vérité est en marche », in Les Cahiers naturalistes, n°72, Grasset-Fasquelle, 1998, p.117.

[7] X. de Monpeyroux, « La Vérité est en marche », Le Petit Caporal, 7 septembre 1899. Le texte est repris dans Le Constitutionnel, 8 septembre 1899.

[8] Du 21 mars au 2 avril 1898.

[9] D’autres journaux soutiennent l’appel : par exemple Le Rappel, La Fronde, L’Aurore. Notons que, pour ces deux journaux, la citation gravée sur la médaille serait : « La vérité est en marche ; rien ne l’arrêtera plus », preuve que l’une des plus célèbres formules de Zola ne s’est pas encore totalement imposée dans sa forme définitive.

[10] Nous trouvons l’évocation de cette médaille par François Émile-Zola, « Un hommage à Émile Zola : la médaille Charpentier », in les Cahiers naturalistes (dir. Alain Pagès) n°62, Grasset-Fasquelle, 1988, p.13-21.

[11] Certains journaux organisent la collecte de leur côté. Ainsi La Fronde fait-elle appel à ses lecteurs qui, parfois, répondent favorablement avec des arguments curieux. Ainsi trouvons-nous dans la liste du 24 mars 1898 (195 francs) : « Un Anti-Zoliste, mais ami de La Fronde : 5 fr. ».

[12] La Patrie, 14 mars 1898.

[13] Remarquons qu’une bataille se livre entre ceux qui militent pour qu’on retire la croix de la légion d’honneur à Zola et ceux qui s’unissent pour lui remettre une médaille d’or en hommage de son combat. Croix contre médaille : la bataille des objets est à son comble.

[14] Son nom apparaît dans le dessin, sous la forme latine : Arthurus Peraierus.

[15] Sur ce point, on pourra se reporter à l’article de Micheline Hanotelle, « Le monument d’Émile Zola », in Les Cahiers naturalistes (Alain Pagès dir.) n°69, Grasset-Fasquelle, 1995, p.260-279.

[16] L’Aurore, 2 avril 1898.

[17] Dans son édition du 16 mai 1898, Le Siècle commet une erreur en annonçant un diamètre de « 0,18 centimètres [sic] ».

[18] Dans un premier temps, on avait prévu 2 mm, mais devant la difficulté on a décidé d’augmenter l’épaisseur.

[19] Pendant les premières semaines, on tablait sur un poids d’environ 1 kilogramme.

[20] Après avoir réalisé une épreuve de cire, on la place dans un « moule de potée » constitué de matière réfractaire et prévu pour aller au four. La température du four est alors portée à 200°C – 300°C, de sorte que la cire fond, laissant un espace vide qui sera occupé par le bronze liquide.

[21] La Croix, 22 juillet 1899.

[22] Voir à ce propos notre article : Yannick Lemarié, « Alfred Jarry, Octave Mirbeau. Philosophie de la petite reine », Cahiers Octave Mirbeau (Samuel Lair dir.), n°28, Classiques Garnier, 2021, p. 177-200.

[23] La Libre Parole, 24 mai 1898.

[24] La Croix, 25 mai 1898.

[25] La Silhouette, 29 mai 1898

[26] Dans plusieurs dessins (imprimés sur cartes postales), l’œuvre de Zola est associée à la Cie Richer, réputée pour son système de vidange. Pour en savoir plus sur cette compagnie on pourra se reporter à l’article de Gérard Jacquemet, « Urbanisme parisien. La bataille du tout-à-l’égout à la fin du XIXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 26, n° 4, 1979, p. 505-548.

[27] Nous avons volontairement laissé de côté le dessin de Caran d’Ache du 4 juin 1898, où Zola passe la frontière allemande au volant de sa voiture, tout en crachant sur le territoire national. En effet, le dessinateur titre et légende ainsi la scène : « Le prochain automobile. – Tiens v’là pour toi… sale France… ». En revanche, il ne se réfère pas explicitement à la formule zolienne.

[28] Ariel, « Petites comédies. La vérité est en marche », Le Petit Marseillais, 25 juillet 1898.

[29] Le Petit Caporal, 7 septembre 1899.

[30] La Patrie, 24 septembre 1898.

[31] Cette récupération était déjà à l’œuvre dans La Patrie du 23 juillet 1898, sous la plume de Daniel Cloutier : « Zola en fuite, Picquart démasqué : la vérité est en marche… »

[32] Le Ct Esterházy, La vérité sur l’affaire Dreyfus, Léon Hayard éditeur, 1898, n.p.

[33] On lui reproche encore plus ses palinodies, quand, devant un intime, il s’en prend à Zola et s’émeut de la décision de la Cour de cassation. Ses propos rapportés par Le Gaulois dans son édition du 21 avril 1898, les insultes – déjà lancées mezza voce – redoublent de violence : « macrobite fourré d’hermine », « valet de juifs » (La libre parole, 22 avril 1898), « vieil agent du Syndicat », « misérable allié des traitres » (L’Intransigeant, 23 avril 1898) etc.

[34] C’est nous qui soulignons.

[35] Georges Yvetot, Le Libertaire, 26 décembre 1903.

[36] Les deux expressions reviennent sous différentes signatures dans Le Libertaire.

[37] La Fronde, 7 novembre 1901.

[38] La Dépêche coloniale, 8 mars 1898.

[39] Déclaration d’Émile Zola, p.222 – 224.