Interview – essai





<br /> </titleStmt> <publicationStmt> <p/> </publicationStmt> <notesStmt><br /> <note/><br /> </notesStmt><sourceDesc><!-- 1 --></p> <p> <title>Le Matin
22 janvier 1886



Å’uvre (L’)
Sapho
Daudet
Germinal
Théâtre
Peinture



ÉMILE ZOLA

UNE VISITE À MÉDAN CHEZ L’AUTEUR DE GERMINAL


Zola tranquille
Il ne croit pas aux poursuites et travaille
Ce qu’est L’Å’uvre

L’épopée de la terre
Le théâtre
À propos de Sapho

Les prochaines Å“uvres

À une lieue et demie de Poissy, à une demi-heure de marche de la halte de Villaines, sur un coteau dominant la ligne du chemin de fer et la Seine,
qu’on aperçoit au loin coupant la vallée verte d’une large ligne blanche, s’étend le vieux village de Médan, un amas de maisons blanches ou rouges accrochées au flanc
du coteau dans un désordre pittoresque, et au-dessus duquel l’ancien château dresse ses terrasses ressemblant à des remparts et ses tourelles restaurées.

Ce château n’est pas le moins du monde le domaine de M. Zola ; il appartient à un restaurateur nocturne du boulevard.

Beaucoup plus modeste est la demeure de l’écrivain. Tout au bout du village et au bas de la côte, longeant la ligne du chemin de fer, est la propriété de l’auteur de Germinal
,
qui a déjà rendu quasi célèbre le nom de Médan.

Dans les soirées de Médan et ailleurs, on a donné une description trop complète de la maison du romancier pour que nous en parlions longuement.
Peu peu M. Zola a rajouté à sa demeure, ailes sur ailes, pavillons sur pavillons, de sorte qu’aujourd’hui c’est un grand castel moderne, dans lequel son propriétaire a entassé tout un musée de vieux meubles et d’objets d’art.

On nous fait monter aussitôt au cabinet de M. Zola, une pièce immense au faite de la maison, construite en forme d’atelier, et dont le large vitrail donnant sur la campagne permet à
l’écrivain d’avoir de sa table de travail le superbe panorama de toute la vallée.


Le Parquet et la Littérature


— Est-il vrai, mon cher maître, que Germinal soit poursuivi ?




— J’ai appris cette nouvelle il y a quelques heures en lisant les journaux, et Gil Blas
m’a envoyé une dépêche pour me demander ce que je savais à ce sujet. Je ne sais rien et je ne crois pas que ce soit exact.

Certes, je ne crois pas que les hommes politiques et les magistrats qui veulent se mêler de juger les œuvres littéraires aient un grand tact et un esprit parfait.
Mais, pour s’imaginer que maintenant ils vont s’amuser à poursuivre Germinal, un livre traduit dans toutes les langues, publié par plusieurs journaux, depuis six mois jugé, discuté par tous, c’est encore les croire plus bêtes qu’ils ne le sont.

Et puis ce serait vraiment mal choisir dans mes Å“uvres et par trop prêter l’oreille à une accusation facile.
Tout le monde croirait, si Germinal était poursuivi, que ce n’est pas une Å“uvre que des bourgeois jugent immorale qu’ils veulent frapper, mais bien
un livre socialiste, un livre montrant des iniquités sociales, des misères attendrissantes. On croirait que ce n’est même plus moi qu’on veut atteindre, mais Souvarine

Non, il est impossible que personne ait eu une idée aussi absurde.




— Et que pensez-vous des poursuites exercées contre les livres en général ?




— Certes, il semble, au premier abord, qu’un malheureux qui, pour gagner quelques sous, écrit une polissonnerie, espérant que ça se vendra,
ne doit pas rester impuni. Et il m’est arrivé de penser parfois qu’on pourrait fort bien condamner les gens qui n’ont pas de talent. Mais qui les jugera ?
À quel critérium soumettra-t-on leurs livres ? Les juges et les jurés en arrivent toujours à frapper plus fort sur les œuvres de mérite.

Aussi n’y a-t-il qu’une solution vraie et juste, l’impunité du livre. La morale ne gagne jamais à une poursuite ; on fait une réclame énorme au volume qu’on achète en cachette, et c’est toujours l’art qui en souffre.




— Vous êtes absolument persuadé que Germinal ne sera pas poursuivi ?




— Absolument.
Cependant, tout est possible et il faut s’attendre à tout ; mais je vous avoue que je verrais ces poursuites avec une indifférence parfaite.
Si je suis condamné à un mois de prison, je ferai ma prison avec tranquillité et presque avec joie. 11 ne me déplairait pas de voir ainsi la justice de mon pays faire un trou dans mon œuvre.
Le seul ennui que cela m’occasionnerait, ce serait de m’obliger à aller à Paris, de me déranger de mon travail, car en ce moment je termine mon roman : L’Å’uvre
, et, pour arriver à suivre
les feuilletons en cours de publication, il ne faut pas que je perde une seule journée.



Une révolution dans la peinture


— Le Matin
a déjà dit jadis ce que serait ce roman, la lutte d’un artiste, d’un novateur,
et aussi la lutte d’une femme laquelle l’art prend son amant tout entier.




— En effet, j’ai voulu peindre tous les combats de la jeune école de peinture, laquelle je fus mêlé jadis, et dont les premières escarmouches datent du Salon des refusés.
Il y a du Manet dans mon héros,
et aussi beaucoup d’un pauvre ami devenu presque fou des suites de son impuissance à faire des chefs-d’Å“uvre.

Peu de gens se doutent de la révolution que dès aujourd’hui les impressionnistes, si bafoués jadis, ont opérée dans l’art. J’estime que l’école
moderne n’a pas encore trouvé son grand homme, et cependant voyez déjà comme elle a transformé la peinture !

Il suffit pour s’en convaincre de faire revivre par la pensée, à côté des Salons d’aujourd’hui,
un des Salons de jadis, sombres, bitumineux
,
dans lesquels on on voyait dix nymphes pour un tableau moderne.

Tout est bien changé maintenant : dans toutes les salles vous voyez des toiles claires, transparentes ; de tous côtés de véritables Manet, signés de noms déjà illustres. Enfin,
c’est à peine si l’on aperçoit une nymphe pour dix tableaux modernes.




— Et après L’Å’uvre, vous compléterez L’L’Assommoir
et Germinal par une étude des paysans ?




— Oui, je voudrais faire une sorte de poème de la terre ; mais il faut que je trouve, que je voie, et j’ai besoin d’un peu de repos ; le travail me fatigue beaucoup en ce moment.



La vérité au théâtre

Puis la conversation tourna sur la littérature actuelle et sur le théâtre, sur les luttes que soutient l’école du
vrai, luttes dont M. Zola jamais ne se désintéressera. Forcément, nous en vînmes à parler de Sapho .


— Je considére la victoire de Daudet, à laquelle nul plus que moi n’a applaudi, comme un grand pas en avant, comme une étape difficile franchie,
et cela non seulement parce que Sapho est un succès fait par le public, mais parce que ce succès s’est affirmé sur la scène même du Gymnase,
parce qu’enfin les critiques les plus rebelles à la vérité au théâtre, M. Vitu et M. de Pène, entre autres, ont accepté Sapho et
loué Daudet .

Un succès dans un autre théâtre, à L’Ambigu par exemple, n’aurait pas eu cette
importance, mais sur la scène où a été joué Le Maître de forges, c’est une date.

Du reste, Daudet est un séducteur, et aujourd’hui qu’il séduit le public du théâtre, nous ne devons pas oublier qu’il a séduit jadis
également le public du livre. C’est le premier de nous dont le succès se soit affirmé. Alors, que nos livres à tous se vendaient péniblement à deux mille exemplaires, tout à coup est venu le succès
de Fromont jeune et Risler aîné, et à partir de ce moment le public s’est intéressé à nos Å“uvres.

Maintenant c’est aux jeunes gens à faire fructifier la victoire de Daudet. Au fond, que demandent les directeurs de théâtre ? Des pièces qui, au lieu de leur faire perdre de
l’argent, leur en fassent gagner. Tous les directeurs intelligents comme M. Koning, sans se passionner
outre mesure pour une école ou une autre, joueront des pièces vraies et dans lesquelles il y aura du talent dépensé.



La fille au théâtre


— À propos de Sapho, il a été beaucoup question de la fille au théâtre ?




— Daudet a, du reste, très bien répondu à cette question de la fille au théâtre.
Il a dit que la fille n’existe pas, qu’il y a des filles et des femmes honnêtes dans tous les milieux et dans tous les mondes.
Quant à ce bruit fait à propos de la rencontre fortuite de ces trois affiches, Sapho,
Georgette, Marion Delorme, il est bien futile, d’autant plus que Marion est une pièce écrite il y a cinquante ans.

Mais oui, la fille est un sujet inépuisable pour le théâtre. De quoi vit le théâtre ? De passions. Les pièces vertueuses, c’est une simple plaisanterie. Je défie qui que ce soit d’intéresser le public
aux amours tranquilles et honnêtes de gens vertueux, qui n’ont pas de passions mauvaises et ont beaucoup d’enfants.

La maladie seule intéresse le médecin, la maladie morale seule intéresse au théâtre, et c’est pour cela que la femme qui vend son amour par passion,
par intérêt, par orgueil, ou pour tout autre motif, est un sujet intéressant par la diversité des complications morales et sociales qu’il comporte.


Mais l’heure pressait, la nuit était venue, il nous fallait regagner au plus vite la gare éloignée de Poissy, et le
rédacteur du Matin, interrompant à son grand regret cette intéressante conversation, dut prendre congé de M. Zola, qui
se remit paisiblement à sa table de travail, sans se préoccuper beaucoup des poursuites annoncées contre Germinal et démenties du reste hier soir.

Non signé