Les Soirées de Médan

nous exaltions les Rougon-Macquart, nous
vitupérions contre certains journaux. Pensez
donc
! ils n’avaient pas compris, refusaient de
comprendre un fils de Balzac, l’homme qui
apportait du neuf, celui que, dès ses débuts, nous
avions admiré haut et ferme.
Moi, s’écria Huysmans, je vais lui foutre un
article dans une revue belge. J’y opère en liberté.
Moi, continua Paul Alexis, je
marcherai
dans une feuille, où, d’habitude, on m’insère de
la copie, gratis.
– Moi…
Je ne sus achever ma phrase, demeurai
penaud. Je n’avais ni revue ni feuille.
Moi, poursuivis-je néanmoins… Oh
! une
idée…
l’Assommoir
est à l’impression, n’est-ce
pas ?… si j’en conférenciais aux Capucines ?
J’entends Huysmans m’applaudir, Alexis
égrener :
Dépêche-toi de t’arranger avec le type des
conférences et je te mène à Zola. Il te donnera sa
préface et une épreuve de
l’Assommoir.
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– All right !
Ce que j’avais imaginé se réalisa
; le
type
des
conférences fut aimable, et, le lendemain, flanqué
de mon introducteur, un soir d’hiver, aux
Batignolles, neuf heures tapant, je m’arrêtais à
l’huis d’un rez-de-chaussée.
– Sonne.
Zola nous ouvre, en veston de flanelle rouge,
grand, barbu, replet, Zola, visage énergique
surmonté d’un beau front, les cheveux coupés
brefs. Sa bouche
? moyenne. Son nez
?
légèrement fendu en deux vers la pointe comme
le nez de certains épagneuls doués de flair et de
finesse. Sa voix
? une voix d’homme cordial,
d’homme excellent.
J’obtiens la préface désirée, les épreuves
; ma
conférence a la chance de réussir
; Mme Zola y
assiste, incognito.
Quel fut mon plaisir, par la suite, derrière une
invitation urgente, d’apercevoir aux côtés de
Zola, outre Alexis, Huysmans, l’œil hilare, et
quatre messieurs d’aspect sympathique. L’un
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était Guy de Maupassant, robuste gaillard, franc
d’allures, ami de Flaubert
; le second, Henry
Céard, Pylade de Huysmans
; le troisième, A.
Guillemet, remarquable paysagiste, et le dernier,
Marius Roux,
d’Aix et du
Petit Journal.
Un trimestre ne s’est pas égoutté, d’ailleurs,
que Maupassant, Huysmans, Céard et le fauteur
de cette narration dînent proche les uns des
autres, le mercredi de toute semaine, – puis
rendent visite au ménage Zola.
On est bien, chez lui
; on se sent les coudes
;
on a même l’honneur de plaire au chien Raton,
assez mal expansif.
Zola déménage, s’installe rue Ballu –
l’Assommoir
avait été un gros succès – et, jugeant
la porte ouverte, grâce au travail acharné du
Maître, l’aisance pénètre dans le nouvel
appartement, l’orne d’un salon capitonné de
velours cramoisi. Je me remémore le portrait de
Zola par Manet, deux bibliothèques Louis XVI,
nombre de bibelots sur les meubles.
Alexis, prière de ne rien casser aujourd’hui,
disait plaisamment Mme Zola, quand le brave
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camarade surgissait.
Il était d’une myopie dangereuse.
J’ai acheté une bicoque à Médan, nous
raconte Zola, un beau soir. Je l’ai achetée pour
ma mère, qui s’ennuie à la ville, et pour moi,
lorsque la besogne me déborde.
Nous roulons vers Médan, peu après, et nous
atteignons une maisonnette blanche, son jardin,
jardin planté de fleurs multicolores, de légumes,
jardin borné par des cultures, une voie ferrée, une
route, un pont.
C’est au seuil de l’hospitalier logis, que
Vallès, plus tard, confie à Zola :
Vous savez, mon vieux, la prochaine fois
que je viendrai, j’apporterai un arbre.
Vallès ne manquait pas de gaieté.
La maisonnette, le jardin s’arrondirent… Et
nous sommes à la table d’Émile Zola, dans Paris,
Maupassant, Huysmans, Céard, Alexis et moi,
pour changer. On devise à bâtons rompus
; on se
met à évoquer la guerre, la fameuse guerre de 70.
Plusieurs des nôtres avaient été volontaires ou
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moblots.
Tiens
! tiens
! propose Zola, pourquoi ne
ferait-on pas un volume là-dessus, un volume de
nouvelles ?
Alexis :
– Oui, pourquoi ?
– Vous avez des sujets ?
– Nous en aurons.
– Le titre du bouquin ?
– Les
Soirées de Médan.
Il s’est rappelé les Soirées de Neuilly.
Bravo
! J’aime ce titre
! approuve
Huysmans. On habillera les enfants et on les
amènera ici.
– Vite ?
– Au plus vite.
Les enfants debout, habillés, Boule de Suif
mérite une chaude ovation. L’ovation éteinte, je
tire au sort les places que chacun – hormis Zola –
devra occuper dans le futur in-12, et Maupassant
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arrive premier.
Dire qu’il n’aura jamais de talent
! avait
prophétisé Tourguéniev, sur un essai du jeune
écrivain.
Comme les mieux avertis déraillent !
Le livre des six – Zola y avait ajouté une
combative préface – est aux mains de son
éditeur… On l’imprime… On le broche… On le
dédicace… Il trône à la devanture des libraires…
La critique est furieuse, attaque… Nous n’avons
pas peur
; nous nous amusons. Le public s’amuse
aussi, achète.
Temps simple
! Temps probe, affectueux
!
Aucun de mes amis n’admirait que soi
; ils
avaient des maîtres, les chérissaient, les
respectaient
: Flaubert, Edmond de Goncourt,
Alphonse Daudet, Zola. Morts, tous morts, et
nous également, presque tous…
Que s’efforce de durer une parcelle de notre
vie antérieure, une parcelle mélancolique, avec
cette récente édition des
Soirées de
Médan.
L. H. – 1930.
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Les nouvelles qui suivent ont été publiées, les
unes en France, les autres à l’étranger. Elles
nous ont paru procéder d’une idée unique, avoir
une même
philosophie : nous les réunissons.
Nous nous attendons à toutes les attaques, à la
mauvaise foi et à l’ignorance dont la critique
courante nous a déjà donné tant de preuves.
Notre seul souci a été d’affirmer publiquement
nos véritables amitiés et, en même temps, nos
tendances littéraires.
Médan, 1
er
mai 1880.
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Émile Zola
L’attaque du moulin
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I
Le moulin du père Merlier, par cette belle
soirée d’été, était en grande fête. Dans la cour, on
avait mis trois tables, placées bout à bout, et qui
attendaient les convives. Tout le pays savait
qu’on devait fiancer, ce jour-là, la fille Merlier,
Françoise, avec Dominique, un garçon qu’on
accusait de fainéantise, mais que les femmes, à
trois lieues à la ronde, regardaient avec des yeux
luisants, tant il avait bon air.
Ce moulin du père Merlier était une vraie
gaieté. Il se trouvait juste au milieu de Rocreuse,
à l’endroit où la grand-route fait un coude. Le
village n’a qu’une rue, deux files de masures, une
file à chaque bord de la route
; mais là, au coude,
des prés s’élargissent, de grands arbres, qui
suivent le cours de la Morelle, couvrent le fond
de la vallée d’ombrages magnifiques. Il n’y a pas,
dans toute la Lorraine, un coin de nature plus
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adorable. À droite et à gauche, des bois épais, des
futaies séculaires montent des pentes douces,
emplissent l’horizon d’une mer de verdure
;
tandis que, vers le midi, la plaine s’étend, d’une
fertilité merveilleuse, déroulant à l’infini des
pièces de terre coupées de haies vives. Mais ce
qui fait surtout le charme de Rocreuse, c’est la
fraîcheur de ce trou de verdure, aux journées les
plus chaudes de juillet et d’août. La Morelle
descend des bois de Gagny, et il semble qu’elle
prenne le froid des feuillages
sous lesquels elle
coule pendant des lieues
; elle apporte les bruits
murmurants, l’ombre glacée et recueillie des
forêts. Et elle n’est point la seule fraîcheur
:
toutes sortes d’eaux courantes chantent sous les
bois
; à chaque pas, des sources jaillissent
; on
sent, lorsqu’on suit les étroits
sentiers, comme
des lacs souterrains qui percent sous la mousse et
profitent des moindres fentes, au pied des arbres,
entre les roches, pour s’épancher en fontaines
cristallines. Les voix chuchotantes de ces
ruisseaux s’élèvent si nombreuses et si hautes,
qu’elles couvrent le chant des bouvreuils. On se
croirait dans quelque parc enchanté, avec des
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