Lettres d’un curieux

LETTRES D’UN CURIEUX

Conformément au tome treizième de l’édition des Œuvres Complètes d’Émile Zola au Cercle du Livre Précieux établie sous la direction d’Henri Mitterand, s’ajoutent ici aux Confidences d’une curieuse deux textes inédits dont le manuscrit a été retrouvé dans les archives conservées par M. Jean-Claude Le Blond-Zola. Ces deux textes, écrits au printemps de 1865, semblent avoir été destinés à L’Avenir national, qui ne les a pas publiés. Les quatre premiers paragraphes du premier texte se retrouvent, quasiment identiques, au début du second.

CAUSERIE
LETTRES D’UN CURIEUX

I

Monsieur le rédacteur en chef,
En nos temps de fièvre, une curiosité terrible s’est emparée du public. Nous sommes malades de progrès, malades de science, d’art et d’industrie, et, chaque jour, nous interrogeons l’horizon avec anxiété pour savoir si les problèmes sociaux et artistiques, scientifiques et industriels n’ont pas enfin reçu leurs solutions. C’est de cette attente inquiète et empressée qu’est né le journalisme. Nous tous journalistes, soldats de cette avant-garde qui précède la nation, nous ne sommes que des curieux plus impatients que les autres, qui fouillons toutes choses et qui faisons ensuite nos confidences à la foule avide de nouvelles.

J’aime à nous voir tous pris du désir de savoir, et de savoir au plus vite. Une force étrange nous pousse en avant ; nous avons hâte d’arriver au fait, parce que nous savons que le fait attendu viendra forcément, celui du triomphe de la liberté et de la justice. Aujourd’hui, entre tous, nous sommes les plus ardents, nous qui faisons métier de savoir à heure fixe. La nation entière court au-devant de l’événement, mais nous courons plus vite que les autres. Il y a encore, dans nos sociétés, des journalistes et un public, ceux-là instruisant celui-ci et le tenant au courant de ses propres affaires ; un jour, il n’y aura plus que des journalistes, j’entends que toute la nation s’occupera alors de la chose publique, et sera curieuse à ce point qu’elle saura tout à la même heure que nous.
En attendant, chaque journal a donc sa troupe de curieux : ses curieux politiques qui pénètrent les plus secrets rouages sociaux, jugent la pensée et les actes des souverains, font l’anatomie des gouvernements, médecins et chirurgiens impitoyables, tâtant le pouls aux peuples en danger de mort et amputant les membres gangrenés ; ses curieux artistiques, hommes de théâtre et d’atelier, artistes et auteurs dramatiques eux-mêmes, qui jugent le tableau et le drame, annonçant le grand homme de demain et donnant en quelque sorte au public, heure par heure, le bulletin de la santé de l’art ; ses curieux scientifiques, gens austères étudiant le monde, chercheurs infatigables qui viennent communiquer à la foule les découvertes récentes et lui faire espérer la connaissance prochaine de la vérité entière.
Il est un autre curieux encore. Les lecteurs sont insatiables ; la fièvre qui les pousse à apprendre les événements importants dans l’art, la science et la politique, ne leur permet pas d’ignorer les plus minces détails, les petits faits, les cancans, la chronique en un mot de la ville et des campagnes. Ils veulent connaître le côté pittoresque de chaque chose, être renseignés sur la physionomie de Paris en toutes saisons, pénétrer dans l’intimité des hommes et des faits du jour. Ils demandent un curieux plus curieux que les autres, un homme indiscret qui consente à écouter aux portes et à dire tout ce qu’il sait, tout ce qu’il pense.
Vous me confiez, monsieur, la rude besogne de ce malheureux homme qui doit aller partout, voir toutes choses, apporter chaque semaine à jour fixe sa part de nouvelles. Mon jeune courage vous remercie de la tâche que vous lui donnez. Mais je me sens le besoin, avant tout, de faire ma profession de foi.
N’ayant pas encore le pied bien ferme sur le nouveau terrain dont vous m’offrez l’entière propriété, nous allons, si vous le permettez, causer simplement aujourd’hui de la chronique et des chroniqueurs en général. J’avoue que je ne serais pas fâché d’étudier la matière dont je vais traiter, et d’examiner de quelle façon cette matière est employée de nos jours. Je trouverai peut-être ma voie. Cette première lettre sera donc la lettre d’un chroniqueur sur la chronique.
Je crois avoir les mains pleines de vérités, et je les ouvre toutes grandes.
Je vous parlais tout à l’heure du besoin de savoir, de la curiosité qui nous tourmente tous. La chronique, en bonne fille, se fait un devoir de nous contenter pleinement : du 1er janvier au 3l décembre, elle a ses nouvelles toutes prêtes, rangées méthodiquement dans de petits casiers ; il y a, pour ne citer que les articles d’un intérêt piquant et imprévu, les articles sur les étrennes, les œufs de Pâques, les premiers beaux jours, le 15 août, les huîtres et les marrons. Chaque époque a son étonnement, sa citation obligée, sa plaisanterie fossile. Puis, comme le Ciel est bon et que la France est féconde, il naît tous les mois dans ce Paris bête et sublime quelque événement, éclat de rire ou sanglot, dont on rit ou dont on pleure pendant trente jours ; la chronique, qui est toujours affamée, mâche et remâche le fait, s’en donne une véritable indigestion, ne l’abandonne que lorsque le public se fâche de ce mets éternel.
Hier, j’étais un écolier en cette matière. Voulant étudier les maîtres, j’ai feuilleté quelques collections de journaux dans lesquels ont écrit ceux que l’on nomme les princes de la chronique. Au bout d’une heure, je vous jure que j’étais savant, très savant. Je tenais en la main les ficelles du métier, je n’avais plus qu’à tirer les cordons, et j’allais pouvoir faire gambader sur mon petit théâtre les personnages perpétuels de la farce. Les princes de la chronique − puisque princes il y a − n’étaient que d’habiles metteurs en scène qui avaient servi les mêmes faits à leurs lecteurs pendant des vingtaines d’années. Et le bon public, toujours aussi curieux, avait à coup sûr été ravi, chaque printemps, d’apprendre que le soleil était plus chaud et que les feuilles poussaient.
Les jours se suivent, je le sais, et ils se ressemblent. Douze colonnes de feuilleton à remplir sont une rude besogne qui rend excusables bien des crimes. Puis, il vaut mieux encore être un Prudhomme bien informé qui, à chaque jour de l’an, parle des bonbons et des cartes de visite, que d’être un insigne menteur an¬nonçant au hasard, à raison de vingt centimes la ligne, que M. A*** a tué M. B*** pour les beaux yeux de Mile C***. Si le chroniqueur, après ma petite étude, a baissé de beaucoup dans mon admiration, il a singulièrement grandi dans ma pitié. En apprenant le métier, j’en apprenais les difficultés et les misères. Figurez-vous un pauvre homme qui s’éveille chaque lundi matin, avec cette pensée accablante d’avoir à découvrir dans la semaine un fait nouveau et intéressant. Il voudrait pouvoir conter l’événement inconnu, celui dont personne ne parle. Il sort et trouve dans toutes les bouches la même histoire, le même nom. Vers le jeudi, il se décide à dire ce que dit tout le monde. Il apprend au public ce que le public lui a appris. Et le public a la bonhomie de déclarer que son cher chroniqueur est bien informé et qu’il a de l’esprit comme quatre.
Je sais que le mot chronique ne signifie autre chose que l’exposé des faits au fur et à mesure qu’ils se présentent. Changeons le mot alors pour changer la chose. Vous ne sortez sans doute pas, comme moi, monsieur, de cinq ou six collections de journaux qui contiennent périodiquement les mêmes plaisanteries, et vous ne pouvez comprendre mon irritation. Je ne sais si les lecteurs d’il y a quelques années ont ri en lisant ce que je viens de lire, mais ces histoires vieillottes m’ont tellement écœuré que je me suis promis de ne jamais écrire de pareilles choses, dans la crainte d’être lu par la postérité.
Il faut nous entendre, monsieur. Vous voulez un chroniqueur, et je ne puis vous offrir qu’un chroniqueur indiscipliné qui sera parfaitement ignorant des saisons et des fêtes. J’avoue que je ne me sens pas la force d’annoncer à la France que le froid se fait sentir depuis quelques jours. J’irai çà et là, prenant les faits qui me plairont, ne cherchant pas trop l’inconnu, n’ayant la prétention que de juger certaines questions du moment, selon ma nature et mon intelligence. Je serai un curieux à ma façon ; je tâcherai de ne surprendre que les vérités et je ferai mes confidences à voix haute. Je crains bien de tromper la curiosité des lecteurs qui chercheront dans mes causeries ce que j’ai appelé les minces détails, les petits faits, les cancans, la chronique de la ville et des campagnes. En un mot, je suis décidé à causer longuement, chaque samedi, sur un unique sujet, à rire d’un travers contemporain, à applaudir ou à siffler le grand homme ou le grand événement du jour. Si je ne contente pas la fièvre qui nous secoue, j’aurai au moins la consolation intime de ne pas couper mes articles dans les faits divers et de ne point obéir aux fatalités de l’almanach.
Je m’aperçois, monsieur, que cette première lettre sera d’un médiocre intérêt pour vos lecteurs. Je la laisserais volontiers là, si je n’avais la singulière manie des préfaces : je tiens, dans tout travail, à dire aux autres, à me dire à moi-même, ce que je vais faire et comment je vais le faire. Dès lors, il me semble que je suis avec des amis : on me connaît, et je bavarde plus à l’aise, j’ai mes coudées franches, je hasarde les grosses vérités, sans craindre de fâcher personne. On est prévenu.
Je causais dernièrement chronique avec un homme de goût et de talent. Il regrettait la fâcheuse voie dans laquelle se trouvent engagés les chroniqueurs du jour ; il me disait ne pas aimer plus que moi les plaisanteries à outrance, les phrases clichées, la gaieté fiévreuse et malsaine qui rit d’un côté et grimace de l’autre. Nous n’avons plus le large rire de la vieille Gaule, la farce épaisse et tranquille qui ouvrait la bouche et secouait le ventre, sans troubler le cerveau. Nous sommes tout nerfs aujourd’hui, nous rions pour ne pas pleurer ; il y a eu dans notre société un détra¬quement général, et la machine, mal remise de la terrible secousse, crie et grince. Il faut attendre que la chair et que le cœur s’apaisent. Puis, la nation marche trop vite, elle s’essouffle, elle s’inquiète lorsqu’elle ne fait point des pas de géant ; elle a besoin de repos, et elle se hâte désespérément pour arriver à la paix et s’y endormir. On ne rit pas, lorsque le sang et l’eau coulent du visage, ou, si l’on hasarde un éclat de rire, il arrive que l’on grince des dents et que l’on sanglote en même temps. Nous en sommes là. Je déclare que la gaieté de la petite presse me fait peur ; j’ai des frissons, lorsque je lis les calembours et les alinéas ahuris de mes confrères ; j’ai peur que nous ne devenions tous fous.
L’homme de goût et de talent dont je parle me disait : « Je voudrais qu’il se rencontrât un homme qui vît dans la chronique une revue satirique de notre société. Il résumerait en traits forts et rapides tous nos vices et toutes nos vertus, tout notre génie et toute notre bêtise. Il ne parlerait de tel fait que pour remonter à tel état d’esprit, il ne conterait les cancans que pour peindre les cancaniers. Dès lors, nous aurions un chroniqueur, dans la grande acception de ce mot ; nous n’aurions pas un bavard, un taquin qui s’amuse à nous répéter les bonnes histoires de son petit monde, mais un moraliste qui nous conterait son temps, tirant la ficelle des personnages et faisant défiler le siècle devant nos yeux. Il écrirait les scènes détachées de la comédie, du drame contem¬porain ; chacun de ses articles serait l’étude d’un des coins de notre société, et il pourrait ainsi, avec du temps et du courage, nous donner l’œuvre entière, l’histoire des hommes et des choses. »
Tout est à faire. Le moment est curieux, la matière est féconde, et l’homme seul manque. Imaginez-vous un esprit observateur et incisif taillant largement dans notre monde industriel et financier, littéraire et scientifique. Cet esprit nous donnerait un beau spectacle, s’il nous faisait assister à la grande bataille de notre siècle, à ce conflit de tous les intérêts, humains et divins, à cet enfantement laborieux d’une société nouvelle. J’ai comparé notre génération à une machine dont les ressorts trop tendus crient sous l’effort, dont les roues affolées vont briser leurs dents à mordre ainsi les essieux et les crémaillères. Lui, le chroniqueur, le mécanicien, serait là, à regarder la machine en travail, la machine fiévreuse et détraquée où chaque rouage se révolte et veut tourner pour lui-même ; il nous conterait les insolences et les faiblesses, la sottise et la lâcheté, la foi et l’acharnement de ces pauvres morceaux de fer qui se perdront par orgueil, qui se sauveront peut-être à force de travail et de volonté. Toutes les époques de transition sont ainsi pleines d’intérêt pour le moraliste, pour l’artiste qui se plaît à étudier l’organisme humain et social en activité. Le corps en état de maladie est un spectacle attachant pour le médecin, même pour le simple curieux ; toutes les forces vitales y luttent puissamment ; les organes, dans leurs perturbations, montrent le mécanisme de leurs actes, ont des révoltes et des soumissions curieuses. De même, lorsqu’une société est malade, elle se tord sur son lit de douleur, et il y a de grands enseignements à la regarder de près, à fouiller ses ressorts intimes, à montrer d’où elle vient et où elle va. En pleine santé, elle n’est qu’un objet d’admiration et de respect ; en crise d’enfantement, elle devient un objet d’études, un sujet d’amphithéâtre qu’il y a plaisir et intérêt à disséquer muscle par muscle. Puisque notre temps est pris de folie cérébrale, de monomanie progressive et humanitaire, puisqu’en lui les nerfs l’emportent sur le sang et que nous ne savons où s’arrêtera l’exaltation qui nous pousse à la liberté et à la justice, notre temps a besoin de moralistes, de chroniqueurs qui marquent les phases de sa maladie, ses fièvres et ses palpitations, et qui apprennent ainsi aux hommes, à la société de demain, comment ils sont nés, dans quelle douleur et dans quel travail de géants.
Il y a donc une place à prendre, et je n’ose dire que mon grand orgueil serait de tenter cette terrible besogne de moraliste, après le cadre si large que je viens de tracer. Je fais seulement appel aux hommes de bonne volonté et je les engage à regarder devant eux ; je leur affirme que ce qu’ils verront éveillera leur verve, et peut-être se mettront-ils à la tâche. Moi, je viendrai après eux, je tâcherai d’oublier les chroniques que j’ai lues et de parler un autre langage. Telle est ma profession de foi. Les lecteurs seront-ils assez curieux pour me lire, et serai-je assez attachant pour tenir en éveil cette curiosité que l’on nourrit de calembours, de scies d’atelier, des formules plus ou moins spirituelles de la franc-maçonnerie littéraire ?
Ce ne sont pas les hommes de talent qui manquent. Mais la mode a tout envahi. On parle du ton solennel et endormant de certaines revues et de certains journaux politiques. La petite presse raille sa grande sœur de ses allures guindées, de l’attitude hiératique et roide de sa littérature. Elle ne s’aperçoit pas qu’elle a elle-même ses rires stéréotypés, son ton impitoyablement imposé, sa forme convenue et banale. Si la grande presse endort ses lecteurs toujours du même sommeil, la petite presse les fait rire toujours du même rire. Il y a fatigue et écœurement des deux côtés. Je ne sais même si cette gaieté fausse et pénible ne m’agace pas davantage encore que la solennité vide de certaines grandes feuilles. Les uns atteignent parfaitement leur but qui est d’être sérieux et ridicules ; les autres, qui essaient le sourire et qui arrivent à la grimace, m’attristent et me semblent des vieillards qui joueraient aux billes et à la toupie.
Les hommes de talent ne manquent donc pas, mais ils se trouvent dès leur bas âge élevés dans les bureaux de rédaction, et leur prose prend les allures à la mode du jour. Il y a des écoles de chroniqueurs, tout comme il y a eu une école italienne et une école flamande. Je suis pour le renversement des écoles. Je voudrais que chaque homme inventât sa pensée et sa langue, qu’il tirât tout de lui et nous fît envisager les choses et les hommes à son seul point de vue. Je sais d’ailleurs que tous ne sont pas des gens superficiels tournant joliment l’historiette et cancanant avec esprit les bruits de la veille. On trouve dans la presse des causeurs qui y font le métier d’observateurs et de moralistes. Je déclare n’avoir pas eu une seconde la sotte croyance d’avoir trouvé et d’indiquer une voie nouvelle.
Les gens de talent sont nombreux, vous disais-je. Permettez-moi, monsieur, de vous en présenter quelques-uns.
Il y a le chroniqueur élégant. Celui-là écrit les mains gantées, sur du papier satiné. Il a horreur de la tache d’encre. M. le comte s’est battu en duel, Mme la comtesse s’est sauvée avec le jeune duc ; il y a un bal ici, une grand-messe là, un concert plus loin; la chasse est ouverte, la chasse est fermée ; on part pour les eaux et on revient des courses ; Madame était aux Italiens avec tous ses diamants, Monsieur était au Bois avec toutes ses maîtresses. Telle est sa chronique. Il s’en exhale une senteur de pommade et d’écurie, de cigare et d’encens. Ce chroniqueur, qui est parfait gentil¬homme, parle des filles et des duchesses avec une égale amabilité. Il a d’ailleurs une souplesse admirable, et je déclare que je le lis volontiers, tout en refusant de croire à la réalité des têtes en cire qu’il me donne pour des hommes et des femmes.
Il y a le chroniqueur bourgeois, libre penseur à l’occasion, très conservateur au fond, qui ne casse aucune vitre et qui tire toute sa petite personnalité de la façon raisonnablement spirituelle dont il conte les événements. Je vous avoue que je ne comprends pas bien l’engouement qu’on a pour lui. Il doit plaire aux boutiquiers. J’ai vainement cherché en lui l’observation profonde, la haute verve comique, le trait, le jugement rapide et original. Quand on se laisse complaisamment appeler le roi des chroniqueurs, on porte plus noblement son manteau royal.
Il y a le chroniqueur casseur de vitres. Celui-là est l’enfant terrible de la troupe. Il se jette bravement dans la mêlée, n’ayant que ses dents pour mordre et ses coudes pour pousser, traitant toutes les questions avec son esprit et son audace. J’avoue avoir un faible pour lui. Il est le plus primesautier, celui qui se donne entier et qui fouille les sujets en toute hardiesse. C’est plus un pamphlétaire qu’un causeur, je le sais, mais c’est aussi plus un homme de talent qu’un amant de la routine et de la banalité.
Il y a le chroniqueur vulgarisateur, celui qui donne des leçons de grec et de morale au peuple. Que vous en dirai-je ? On m’affirme qu’il a eu du talent.
Il y a le chroniqueur professeur de boxe et de savate − un des derniers venus. Il a pris la spécialité des parades de foire, des hercules, des salles d’escrime. Je regrette qu’il se parque dans ce petit monde des irréguliers, car il a le poignet solide, l’haleine longue, et, s’il le voulait, ce serait un rude moraliste et un rude railleur. Peut-être, ayant souffert, n’a-t-il du talent que lorsqu’il parle de ceux qui souffrent.
Il y a enfin des chroniqueurs − ils sont au moins une bonne douzaine − qui vivent d’argot et de cancans. Leur talent se borne à interpréter d’une façon drôle les événements, sérieux ou comiques. On en trouve parmi eux qui ont le don du fou rire ; ils forcent les faits, ils en tirent toutes les déductions drolatiques imaginables, ils sont excellents lorsqu’ils ne sont pas atroces.
Hélas! monsieur, je ne vis ni avec les duchesses ni avec les filles, je n’ai pas l’esprit paisible et la chair calme des bourgeois, je n’ai point assez d’esprit pour parler de tout au hasard, voici cinq ans que je n’ai pas lu Homère et je ne saurais en apprendre un traître mot au peuple, je n’ai jamais touché un fleuret de ma vie et je hais les coups de poing, je n’ai plus l’esprit assez jeune pour rire de tout et de rien. Je vois bien qu’il va me falloir rester moi, bon ou mauvais.
Pardonnez-moi de ne point vous avoir parlé des prochains bals masqués. J’ai également oublié le choléra et les marrons de la Toussaint. Le pauvre curieux! Il ne s’aperçoit même pas qu’il gèle, il ignore que l’on ne meurt plus à Paris, et il n’a pas la moindre velléité de s’inquiéter du carnaval !

(Vers mars 1865.)

CHRONIQUE HEBDOMADAIRE

Monsieur le rédacteur en chef,
En nos temps de fièvre, une curiosité terrible s’est emparée du public. Nous sommes malades de progrès, malades de science et d’industrie, et, chaque jour, nous interrogeons l’horizon avec anxiété pour savoir si les problèmes sociaux et artistiques, scientifiques et industriels n’ont pas enfin reçu la solution cherchée depuis si longtemps. C’est de cette attente inquiète et empressée qu’est né le journalisme. Nous tous journalistes, soldats de cette avant-garde qui précède la nation, nous ne sommes que des curieux plus impatients que les autres, qui fouillons toutes choses et qui faisons ensuite nos confidences à la foule avide de nouvelles.
J’aime à nous voir tous pris du désir de savoir, et de savoir au plus tôt. Une force étrange nous pousse en avant ; nous avons hâte d’arriver au fait, parce que nous savons que le fait attendu par nous viendra forcément, celui du triomphe de la liberté et de la justice. Aujourd’hui, entre tous, nous sommes les plus ardents, nous qui faisons métier de savoir à heure fixe. La nation entière court au-devant de l’événement ; mais nous courons plus vite que les autres. Il y a encore, dans nos sociétés, des journalistes et un public, ceux-là instruisant celui-ci et le tenant au courant de ses propres affaires. Mais un jour, il n’y aura plus que des journalistes ; j’entends que toute la nation s’occupera alors de la chose publique, possédera assez d’instruction pour conduire son gouvernement elle-même, et sera curieuse à ce point qu’elle saura tout à la même heure que nous. Ce jour-là, la liberté et la justice régneront.
En attendant, chaque journal a donc sa troupe de curieux : ses curieux politiques qui pénètrent dans les plus secrets rouages sociaux, jugent la pensée des souverains, font l’anatomie des gouvernements, médecins et chirurgiens impitoyables, tâtant le pouls aux peuples en danger de mort et amputant les membres gangrenés ; ses curieux artistiques, hommes de théâtre et d’atelier, artistes et auteurs dramatiques eux-mêmes, qui jugent le tableau et le drame, annonçant le grand homme de demain et donnant en quelque sorte au public, heure par heure, le bulletin de la santé de l’art ; ses curieux scientifiques, gens austères étudiant le monde, demandant à la certitude des faits les bases d’une société et d’une foi nouvelles, chercheurs impitoyables qui viennent communiquer à la foule leurs découvertes récentes et lui faire espérer la connaissance prochaine de la vérité entière.
Il est un autre curieux encore. Les lecteurs sont insatiables ; la fièvre qui les pousse à apprendre les événements importants dans l’art, la science et la politique, ne leur permet pas d’ignorer les plus minces détails, les petits faits, les cancans, la chronique en un mot de la ville et des campagnes. Ils veulent connaître le côté pittoresque de chaque chose, être renseignés sur la physionomie de Paris en toutes saisons, pénétrer dans l’intimité des hommes et des faits du jour. En un mot, ils demandent un curieux plus curieux que les autres, un homme indiscret qui consente à dire tout ce qu’il sait.
Vous m’autorisez, monsieur, à être ce curieux pour les lecteurs de L’Avenir national. Je vous remercie de cette marque de confiance, en tremblant un peu, je l’avoue, car je ne connais rien de plus périlleux que la délicate besogne que vous voulez bien me confier.
Je tiens, dans cette première lettre, à tracer les frontières de mon royaume ; j’ai besoin, pour ma tranquillité, de dire au public, à mes confrères de L’Avenir national et à moi-même, ce que je compte faire. Voici mon programme.
J’ai hâte, avant tout, de rassurer les curieux, mes collabo¬rateurs, qui s’occupent de politique, de science, de littérature, d’art ou de théâtre ; je ne chasserai pas sur leurs domaines, en ce sens que je n’irai pas remettre en question ce qu’ils auront jugé. Comme il me faudra parler de quelque chose, je parlerai de tout, mais je parlerai en simple nouvelliste, m’attachant aux détails anecdotiques. Si je m’oublie à entretenir les lecteurs de l’ouverture du Salon, je me contenterai de leur peindre le public qui encombre les salles, mais je me garderai bien de leur dire que je n’aime pas M. Cabanel et que j’aurais donné la grande médaille à M. Corot ; si, par malheur, faute de matières, je touchais à L’Africaine, je m’occuperais du naufrage du vaisseau, affectant la plus profonde ignorance sur le salut de la pièce. C’est ainsi que je trouverai à glaner dans les champs de mes grands frères, et je les sais trop charitables pour me refuser les quelques épis que je ramasserai à leur suite.
Puis, il est tant de faits qui m’appartiendront en propre. Ceux-là, ceux que le journal ne peut qu’annoncer rapidement et que la chronique commente, ceux mêmes qui n’ont pas le degré de gravité nécessaire pour les honneurs des trois premières pages, je les prendrai pour mon feuilleton, je les caresserai avec tendresse, et, tous les huit jours, je les servirai religieusement au public qui en est friand, je vous assure.
Pardonnez-moi, monsieur, ce long préambule. Je désirais tâter le terrain, me prouver à moi-même que je pouvais vous être utile et que les lecteurs avaient certainement assez de curiosité pour me lire, rassurer tout le monde, moi le premier, me poser enfin en homme modeste et sérieux qui saura rire à l’occasion.
Je veux vous conter aujourd’hui une simple promenade que j’ai faite dernièrement dans les bois de Verrières. N’ayez crainte : nous retrouverons les hommes au milieu de ces bois, et nous aurons ainsi les grandes actualités du moment, M. Sainte-Beuve sénateur et les nouvelles feuilles, les hannetons et M. Guizot combattant pour son Dieu en pleine Académie.
J’étais parti pour respirer en paix les senteurs âcres et saines des jeunes feuillages. J’avais conçu ce projet audacieux de m’arracher pendant quelques heures à notre vie agitée, à nos luttes et à nos colères, et j’avais laissé là les rues pleines de bruit pour les allées pleines de silence. Je comptais rafraîchir ma pensée dans une campagne fraîche et souriante, toute blanche de fleurs, toute verte de feuilles ; je me promettais de me donner entier au soleil et aux verdures de mai, las des tentures et des lustres parisiens.
Hélas! l’habitude est mère des inconséquences. Au départ, sans le savoir, j’avais glissé dans ma poche un journal du matin. C’est de ce maudit journal qu’est venu tout le mal.
Je ne sais, monsieur, si vous connaissez les bois de Verrières. Ils s’étendent, là-haut, entre la vallée de Bièvre et celle de Châtenay, et ce sont, je vous jure, les bois les plus jolis des environs de Paris ; je suis un grand rôdeur de banlieue, vous pouvez me croire sur parole. On coupe en ce moment ma chère forêt, ce qui est une grande tristesse pour mon cœur. Toutefois, il y reste encore assez de feuilles pour y entendre, dans l’ombre et le silence, les mille voix des taillis qui célèbrent entre elles le retour des beaux jours. En fait d’actualité, je ne connais pas de plus charmante chose que la gaieté folle de la campagne, la chanson triomphante des eaux, des arbres et du ciel. Mai est pour moi le grand personnage du moment, l’ambassadeur de 1’Eté, dont tout chroniqueur bien élevé doit signaler l’arrivée.
Je marchais à petits pas dans les allées. La forêt était comme une belle épousée, au lendemain des noces; elle avait des pleurs de volupté, une jeune langueur, une fraîcheur humide, des parfums tièdes et pénétrants. Le soleil à l’horizon glissait obliquement, entre les arbres, par larges nappes, et je trouvais je ne sais quelle douceur, quelle harmonie suave dans ces rayons d’or qui se déroulaient à terre comme des voiles de soie souples et éblouissants. Le ciel, au-dessus des feuillages, était d’un bleu pâle, les feuilles étaient d’un vert tendre ; le soleil blond adoucissait encore ces teintes et donnait à toutes choses les reflets soyeux et changeants du velours. Et, dans la fraîcheur, j’entendais le réveil des bois, ces mille petits bruits qui témoignent de la vie des sources et des branches ; il y avait sur ma tête des chants d’oiseaux, sous mes pieds des murmures d’insectes, tout autour de moi des craquements soudains, des gazouillements d’eaux courantes, des soupirs inconnus qui semblaient sortir du flanc noueux des grands chênes. J’avançais lentement, me plaisant à m’attarder au soleil et à l’ombre, buvant l’air frais du matin, et essayant de saisir les mots confus que les aubépines m’adressaient au passage. O la douce et souriante matinée, toute trempée de larmes heureuses, tout attendrie de joie et de jeunesse! La campagne, née de la veille, en était à cet âge adorable où la vieille nature a pour quelques jours les grâces délicates de l’enfance. Mai donnait une vigueur souple, un éclat tendre, une vie jeune et légère à cette forêt, belle fille des champs que les soleils de juillet vieilliront bien vite, jaunissant sa chevelure, ridant ses ruisseaux, fanant ses parures et ses horizons.
J’avais oublié Paris, ne sentant pas ce journal que je portais sur le sein. Je me demandais sérieusement si je n’allais pas bâtir une hutte, au fond d’un taillis, et vivre là comme un grand lâche, abandonnant la ville poudreuse où mes frères se battaient.
Je me suis assis sur une herbe fine et serrée, au bord d’une mare dans laquelle se mirent des arbres de haute futaie. L’endroit est charmant, retiré, presque sauvage, avec de grandes nappes d’ombre et de lumière.
Là, en pleine nature, sous le ciel bleu, perdu dans l’herbe, au milieu du silence de la forêt, j’ai, par un mouvement machinal et irréfléchi, tiré gravement le journal de ma poche, et, seul devant Dieu, je l’ai ouvert tout grand, comme si je m’étais trouvé accoudé à la table verte d’un cabinet de lecture.
Les arbres et les eaux, les chants et les parfums ont disparu. Je me suis senti transporté dans ce Paris que je fuyais ; la politique et les sciences, les arts et la littérature, les faits divers et les entrefilets m’ont pris à la gorge, et, dès lors, je n’ai plus aperçu la forêt qu’à travers une fantasmagorie étrange.
La première page du journal était presque entièrement consacrée à l’assassinat de ce grand citoyen que la mort a rendu plus grand encore. Le soleil avait des reflets rouges dans les arbres, et la mare clapotait avec un bruit de sanglots ; je croyais entendre dans l’air des cris de douleur et de triomphe.
À la seconde et à la troisième page, se trouvaient les petites nouvelles, le pain quotidien de la chronique. C’est là que j’ai appris coup sur coup vingt faits intéressants, poussés dans une nuit comme des champignons. La Société nantaise et le Factage parisien étaient morts la veille, tous deux d’anémie. L’empereur avait quitté Paris, nous laissant son portrait, la toile de M. Cabanel, que la foule peut aller contempler à son aise au palais de l’Industrie. M. de Girardin s’était fâché avec M. Alexandre Dumas fils qui l’avait aidé à remporter une grande victoire au Théâtre-Français. Liszt, nouveau saint Paul, après s’être imprudemment engagé sur le chemin de Damas, venait d’en sortir séminariste. M. Edmond About, qui soigne en bon père sa petite famille, s’occupait à donner deux frères au Progrès: Le Manuel du citoyen et Le Ménage de la France. Enfin, dernier fait destiné aux petites dames, des capitalistes, ayant sur les bras un million qui les embarrassait, avaient acheté la halle de la Vallée pour établir en ce lieu une nouvelle Closerie des Lilas que l’on nommera, je suppose, la halle aux Volailles.
Les merles prenaient leur part de ces nouvelles. Ils sifflaient.
Toute la forêt, d’ailleurs, s’intéressait à ce journal, à cette famille inconnue qui lui apportait les échos d’un monde lointain. La querelle entre MM. de Girardin et Dumas fils a surtout fait pouffer de rire une troupe de hannetons qui rongeaient les feuilles d’un orme voisin. Ces braves insectes n’ont jamais pu comprendre le différend survenu entre les deux collaborateurs, après le triomphe de l’œuvre commune.
La conversion de Liszt a été accueillie avec réserve et froideur par les rossignols. On se méfie aux champs des artistes qui changent de foi. Le salut de l’homme est toujours la damnation du pianiste.
M. Edmond About a des amis aux bois de Verrières parmi les bouvreuils et les mésanges. J’ai entendu tous les petits oiseaux se promettre de lire ses nouveaux ouvrages. J’avoue que j’en ferai autant.
Quant à la construction prochaine de la halle aux Volailles, il n’y a que les pierrots cyniques qui se sont permis de rire indécemment.
Mais ce qui m’a le plus amusé, c’est la gaieté des faucheux qui couraient dans l’herbe, à la lecture de deux faits divers que les journaux se prêtent à tour de rôle et insèrent gravement. Il s’agit de deux araignées, l’araignée monstre et l’araignée buveuse d’huile. Elles sont toutes deux sœurs du serpent de mer du Constitutionnel, et elles se ressemblent en ceci qu’elles habitaient chacune une église, ce qui ne fait pas précisément l’éloge de la propreté des sacristains. L’une, pesant je ne sais plus combien de kilogrammes, est tombée de la voûte, en pleine messe. L’autre, plus maigre, venait, pour s’engraisser sans doute, boire chaque nuit l’huile de la veilleuse qui brûlait devant l’autel de la Vierge. Un goût honteux : que voulez-vous, les araignées ne sont pas parfaites. On ne dit pas si elle poussait la gloutonnerie jusqu’à avaler la mèche. Je n’ose accuser le sonneur, malgré la bonne envie que j’en ai.
La forêt me parut donc prendre un vif intérêt aux nouvelles du jour. Je n’avais plus les feuillages dans leur tranquille fraîcheur ; les horizons étaient fiévreux, et je trouvais au monde qui m’entourait des analogies bizarres avec les faits et les personnages dont m’entretenait mon journal.
Jamais je ne me serais douté, par exemple, de ce qui m’advint au sujet de MM. Sainte-Beuve et Guizot, dont les noms revenaient souvent dans les colonnes. Je crois devoir protester auparavant de tout mon respect pour ces messieurs.
J’ai dit que j’étais assis au bord d’une mare. Il y avait là, devant moi, une grenouille qui plongeait au moindre bruit, et qui remontait bientôt après sur une pierre plate, toute gluante de mousse, où elle tombait en extase. Cette grenouille était grasse et dodue : elle portait double menton, sa face s’élargissait puissamment, et ses gros yeux ronds à fleur de tête avaient des regards gourmands et sournois. Cette grenouille était certainement une grenouille voluptueuse et mystique.
Au-dessus d’elle, sur une branche de bois mort, se tenait un scarabée long et noir, maigre et ridé, qui agitait ses pattes grêles comme pour prêcher. Ce scarabée était austère ; il regardait dédaigneusement le sol, ou plutôt il regardait le ciel pour ne pas voir ce bas monde. Il paraissait d’autant plus sec, d’autant plus grave, d’autant plus gourmé, qu’il se trouvait dans le voisinage de la grenouille souple et large. Ce scarabée était à coup sûr un personnage religieux que la foi minait et desséchait lentement.
Les opérations de l’esprit sont pleines de mystère. Je ne sais comment il arriva − je suis vraiment confus d’une telle aventure − qu’il s’établit forcément en moi une comparaison entre M. Sainte-Beuve et cette grenouille, entre M. Guizot et ce scarabée. Un instant, je crus les avoir devant moi. Sans doute le grand air m’avait grisé, et je suis tout prêt à reconnaître que j’avais trop bu d’air pur.
Je les voyais, ils étaient là, dans la forêt, l’un sur la pierre humide, l’autre sur la branche de bois mort. Croyez que je comprends tout le mauvais goût de mes comparaisons. Je me confonds en excuses, je prie les lecteurs de ne pas se méprendre, mais la vérité me force à rapporter mes impressions, telles que je les ai éprouvées dans cette matinée mémorable.
Aussi, c’était la faute du journal. Il ne me parlait que de MM. Sainte-Beuve et Guizot. M. Sainte-Beuve venait d’être nommé sénateur, M. Sainte-Beuve prêtait serment, M. Sainte-Beuve dînait aux Tuileries. Quant à M. Guizot, il prêchait à l’Oratoire du Louvre et à l’Institut, là contre l’instruction gratuite et obligatoire, ici contre M. Vacherot.
On serait halluciné à moins.
M. Sainte-Beuve est un écrivain d’une souplesse remarquable, d’une élasticité rare. Il a créé l’art du plongeon en critique ; il est amphibie et vit dans tous les éléments littéraires. Il aime l’ombre et le silence, l’ombre du sérail et le silence du tabernacle. Je me plais à me le figurer comme un moine gras et gros vivant dans un harem, sacrifiant à la créature, chair et esprit. D’ailleurs, M. Sainte-Beuve est un des premiers écrivains de notre temps, et il a monté jusqu’aux derniers honneurs sans trop courber la tête. Je ne sais trop ce qu’il représente au Sénat, mais j’aimerais à le voir siéger, une couronne de myrte sur la tête, voilé comme une épousée, demi-rêveur demi-moqueur, appuyé d’une main sur des in-octavo, et, de l’autre main, effeuillant des roses mêlées à des orties.
M. Guizot est un autre homme. Il a la sécheresse et la volonté implacable d’un ressort ; il tend à ses croyances avec une obstination de fer. Il est l’entêtement dédaigneux, le fanatisme hautain, l’égoïsme supérieur ; il se croit certainement le centre du grand tout, l’âme du monde, le bras de Dieu sur cette terre. Je ne puis le voir sans être persuadé qu’il va monter en chaire, se poser en prophète, distribuer des certitudes d’une main aristocratique et superbe. Si M. Guizot était juif, il croirait qu’il est le Messie. Rien n’est ridicule comme ce mensonge philosophique et social qui se donne pour la vérité. Que M. Guizot prêche contre l’instruction gratuite et obligatoire, il n’est qu’un imitateur et se confond dans la foule des coryphées de l’ignorance publique. Mais où il fait preuve d’originalité, où il est seul et unique, c’est dans la petite croisade qu’il a ouverte en faveur du bon Dieu, en plein Institut. Il est le concierge de la docte assemblée, la sœur tourière du couvent ; il étudie, au guichet, les visages nouveaux, et ne tire le cordon que sur un signe de croix et une demi-douzaine d’oraisons. Il faut faire son acte de foi, à l’entrée ; la sœur Guizot ne vous introduit que sur un billet de votre confesseur. Or voilà que MM. Bersot et Vacherot se présentent à la porte de l’Académie des sciences morales et politiques. Grand embarras. Ni l’un ni l’autre n’ont communié depuis des années. Il s’agit toutefois de choisir un de ces deux hérétiques. La sœur Guizot se décide pour le plus inoffensif, le plus bénin, celui qui va paisiblement s’endormir, dès qu’on l’aura installé sur son banc, et elle se hâte de saluer gracieusement M. Bersot qu’elle avait honteusement chassé lorsqu’il s’était présenté avec le frère Cochin. L’Institut, le couvent, veux-je dire, est en liesse ; les bons religieux, si leur candidat l’emporte, se proposent de chanter dans l’intimité un petit cantique de délivrance.
Je fis un mouvement. La grenouille sauta dans la mare, le scarabée prit son vol. Je pliai le journal et j’oubliai MM. Guizot et Sainte-Beuve.
La moralité de tout ceci est qu’on ne doit pas emporter Paris dans les bois. A ce jeu, j’ai gagné une chronique, mais j’ai perdu deux bonnes heures d’oubli et de saine tranquillité.
Le soleil, haut dans le ciel, emplissait l’espace, et une pluie d’or tombait entre les feuilles vertes. De nouveau, je me mis à écouter et à regarder ma chère forêt ; je m’abîmai dans la fraîcheur parfumée des ombrages. Je me promenai ainsi jusqu’au soir, en curieux, et je surpris bien des secrets. Je veux, en terminant, vous redire une seule des anecdotes que les ramiers des Tuileries étaient venus conter à leurs frères, les ramiers des champs.
Il y avait hier, dans le demi-monde parisien, une blonde pécheresse qui avait été surnommée le Petit Manteau bleu de l’amour : elle faisait l’aumône de son cœur à tout venant, et voici trois ans que sa charité s’exerçait sans qu’elle parût avoir épuisé ses trésors d’affection.
Hier, elle rencontra dans le foyer d’un théâtre que je ne nommerai pas un pauvre diable de jeune homme dont le cœur mourait évidemment d’inanition. Elle le regarda quelques minutes en silence, puis s’approcha vivement, et, l’embrassant : « Tiens, lui dit-elle, voilà mon dernier louis, rends-moi la monnaie. »
Or j’apprends aujourd’hui que la monnaie lui a été rendue, et que le Petit Manteau bleu de l’amour, véritablement ruiné, a annoncé à ses nombreux amis, dans une lettre de faire part, qu’il se voyait forcé de suspendre ses aumônes. Il lui reste tout juste de quoi vivre dans une honnête aisance avec le dernier mendiant qu’il a secouru.
La blonde pécheresse, que tout Paris connaît, est bel et bien sur le chemin de la mairie et de l’église.

(Milieu de mai 1865.)