Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°1972)

Chapitre X

Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient, les paquets de vêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Clara avait inventé une autre distraction : elle taquinait le garçon Joseph, au sujet d'une passion qu'on lui prêtait pour une demoiselle employée à l'échantillonnage. Cette demoiselle, âgée de vingt-huitans déjà, maigre et pâle, était une protégée de madame Desforges, qui avait voulu la faire engager par Mouret comme vendeuse, en contant à celui-ci une histoire touchante : une orpheline, la dernière des Fontenailles, vieille noblesse du Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec un père ivrogne, restée honnête dans cette déchéance, d'une éducation trop rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donner des leçons de piano. Mouret, d'habitude, s'emportait, lorsqu'on lui recommandait des filles du monde pauvres ; il n'y avait pas, disait-il, de créatures plus incapables, plus insupportables, d'un esprit plus faux ; et, d'ailleurs, on ne pouvait s'improviser vendeuse, il fallait un apprentissage, c'était un métier complexe et délicat. Cependant, il prit la protégée de madame Desforges, il la mit seulement au service des échantillons, comme il avait déjà casé, pour être agréable à des amis, deux comtesses et une baronne au service de la publicité, où elles faisaient des bandes et des enveloppes. Mademoiselle de Fontenailles gagnait trois francs par jour, qui lui permettaient tout juste de vivre, dans une petite chambre de la rue d'Argenteuil. C'était à la rencontrer l'air triste, vêtue pauvrement, que le cœur de Joseph, de tempérament tendre sous sa raideur muette d'ancien soldat, avait fini par être touché. Il n'avouait pas, mais il rougissait, quand ces demoiselles des confections le plaisantaient ; car l'échantillonnage se trouvait dans une salle voisine du rayon, et elles l'avaient remarqué rôdant sans cesse devant la porte.

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