Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2426)

Chapitre XII

Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Etait-ce possible ? cette enfant le torturait à ce point ! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous semoquaient d'elle, lui-même l'avait trouvée laide d'abord. Laide ! et, maintenant, elle l'aurait fait mettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s'était amusé à cette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l'aimait-il depuis la première minute, même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un groupe de fillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une enfant pareille, était-ce possible ? Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.

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