Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2429)

Chapitre XII

Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse. L'image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d'elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures : besogne qu'il accomplissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disant toujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritable conseil des ministres, une réunion des douze intéressés de la maison, qu'il lui fallait présider : on discutait les questions d'ordre intérieur, on examinait les achats, on arrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus compliquées. Après le conseil, elle l'accompagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne des comptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait toute une foule, les fabricants de la France entière, de hauts industriels, des banquiers, des inventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée des millions, entretiens rapides où l'on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minute en décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la retrouvait debout, à un élancement de son cœur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu'ellene voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait signer le courrier, le travail machinal de sa main recommençait, pendant qu'elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule, durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journée recommençait, ces journées si actives, si pleines d'un colossal labeur, que l'ombre fluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.

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