Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2498)

Chapitre XII

Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans les magasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvelle façade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait de longues heures, il tentait de s'intéresser à ces travaux, dont il avait si longtemps rêvé. C'était son refuge contre ses tourments, au milieu des maçons établissant les piles d'angle en pierre de taille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes. Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, les baies du premier étage, un développement de palais à l'état d'ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l'architecte l'ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les fers et les briques, descendait jusque dans les caves ; et le ronflement de la machine à vapeur, le tic-tac des treuils, le tapage des marteaux, la clameur de ce peuple d'ouvriers, au travers de cette grande cage entourée de planches sonores, arrivaient à l'étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre, noir de limaille, les pieds éclaboussés par les robinets des prises d'eau, si peu guéri de son mal, que l'angoisse revenait et battait son cœur à coups plus retentissants, à mesure que le vacarme du chantier s'éteignait derrière lui. Précisément, ce jour-là, une distraction lui avait rendu sa gaieté, il se passionnait en regardant sur un album les dessins des mosaïques et des terres cuites émaillées, qui devaient décorer les frises, lorsque Jouve était venu le chercher, essoufflé, très ennuyé de salir sa redingote parmi ces matériaux. D'abord, il avait crié qu'on pouvait bien l'attendre ; puis, sur un mot de l'inspecteur dit à voixbasse, il l'avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rien n'existait, la façade croulait avant d'être debout : à quoi bon ce triomphe suprême de son orgueil, si le nom seul d'une femme, murmuré tout bas, le torturait à ce point !

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