Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2649)

Chapitre XIII

Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla des Baudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C'étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et sur lesquels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit ses arguments : au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s'obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l'ancien commerce ; rien d'étonnant à ce que la maison leur tombât sur la tête. Vingt fois, il l'avait prédit ; même elle devait se souvenir qu'il l'avait chargée d'avertir son oncle d'un désastre fatal, si ce dernier s'attardait dans des vieilleries ridicules. Et la catastrophe était venue, personne au monde ne l'empêcherait maintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu'il se ruinât, afin d'épargner le quartier. Du reste, s'il avait eu la folie de fermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-même à côté, car l'idée soufflait des quatre points du ciel, le triomphe des cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle, qui emportait l'édifice croulant des vieux âges. Peu à peu, Mouret s'échauffait, trouvait une émotion éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameur des petites boutiques moribondes, qu'il entendait monter autour de lui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien les enterrer ; et, d'un geste, il envoyait dans la terre, il balayait et jetait à lafosse commune le cadavre de l'antique négoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la honte des rues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n'avait aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et elle le savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion des affaires larges, conclues au plein jour de la publicité. Réduite au silence, elle l'écouta longtemps, elle se retira, l'âme pleine de trouble.

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