Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2697)

Chapitre XIII

Ce fut en janvier que madame Baudu expira, par un clair après-midi de soleil. Depuis quinze jours, elle ne pouvait plus descendre à la boutique, qu'une femme de journée gardait. Elle était assise au milieu de son lit, les reins soutenus par des oreillers. Seuls, dans son visage blanc, les yeux vivaient encore ; et, la tête droite, elle les tournait obstinément vers le Bonheur des dames, en face, à travers les petits rideaux des fenêtres. Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de la fixité désespérée de ces regards, voulait parfois tirer les grands rideaux. Mais, d'un geste suppliant, elle l'arrêtait, elle s'entêtait à voir, jusqu'à son dernier souffle. Maintenant, le monstre lui avait tout pris, sa maison, sa fille ; elle-même s'en était allée peu à peu avec le Vieil Elbeuf, perdant de sa vie à mesure qu'il perdait de sa clientèle ; le jour où il râlait, elle n'avait plus d'haleine. Quand elle se sentit mourir, elle eut encore la force d'exiger de son mari qu'il ouvrîtles deux fenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait le Bonheur, tandis que la chambre de l'antique logis frissonnait dans l'ombre. Madame Baudu demeurait les regards fixes, emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaces limpides, derrière lesquelles passait un galop de millions. Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu'ils s'éteignirent dans la mort, ils restèrent grands ouverts, regardant toujours, noyés de grosses larmes.

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