Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2790)

Chapitre XIV

Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret garda sa pâleur rigide. Quand il traversait les rayons, il affectait de ne pas la voir ; jamaisil n'avait semblé plus détaché, plus enfoncé dans le travail ; et les paris recommencèrent, les braves seuls osaient risquer un déjeuner sur la carte du mariage. Cependant, sous cette froideur, si peu habituelle chez lui, Mouret cachait une crise affreuse d'indécision et de souffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d'un flot de sang : il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d'une étreinte, de la garder, en étouffant ses cris. Ensuite, il voulait raisonner, il cherchait des moyens pratiques, pour l'empêcher de franchir la porte ; mais il butait sans cesse contre son impuissance, avec la rage de sa force et de son argent inutiles. Une idée, cependant, grandissait au milieu de projets fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort de madame Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une femme sa première chance, résolu désormais à tirer sa fortune de toutes les femmes. C'était, chez lui, comme chez Bourdoncle, une superstition, que le directeur d'une grande maison de nouveautés devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâle sur les désirs épandus de son peuple de clientes : une femme introduite changeait l'air, chassait les autres, en apportant son odeur. Et il résistait à l'invincible logique des faits, il préférait en mourir que de céder, pris de soudaines colères contre Denise, sentant bien qu'elle était la revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé comme une paille par l'éternel féminin, le jour où il l'épouserait. Puis, lentement, il redevenait lâche, il discutait ses répugnances : pourquoi trembler ? elle était si douce, si raisonnable, qu'il pouvait s'abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, le combat recommençait dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre son peu de raison,lorsqu'il songeait que, même après cette soumission dernière, elle pouvait dire non, toujours non, si elle aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise en vente, il n'avait encore rien décidé, et Denise partait le lendemain.

?>