Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°980)

Chapitre V

Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pour un train. C'était Baugé qui payait ; mais Denise avait déclaré qu'elle entendait prendre sa part des dépenses ; on réglerait le soir. Ils montèrent en seconde, toute une gaieté bourdonnante s'échappait des wagons. A Nogent, une noce débarqua, au milieu des rires. Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l'île tout de suite, pour commander le déjeuner ; et ils restèrent là, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient la Marne. L'ombre était froide, une haleine vive soufflait dans le soleil, élargissait au loin, sur l'autre rive, la pureté limpide d'une plaine, déroulant des cultures. Denise s'attardait derrière Pauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille ; elle avait cueilli une poignée de boutons d'or, elle regardait l'eau couler, heureuse, le cœur défaillant, baissant la tête, quand Baugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes lui montèrentaux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu'avait-elle à étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle s'était promis tant d'insouciance, l'emplissait-elle d'un regret vague dont elle n'aurait pu dire la cause ? Puis, au déjeuner, les rires bruyants de Pauline l'étourdirent. Celle-ci, qui adorait la banlieue d'une passion de cabotine vivant au gaz, dans l'air épais des foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheur du vent. Elle s'égayait des souffles brusques qui rabattaient la nappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore, avec son treillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert. D'ailleurs, elle dévorait, d'une gourmandise affamée de fille mal nourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des choses qu'elle aimait ; c'était son vice, tout son argent passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement aux heures libres. Comme Denise semblait avoir assez des œufs, de la friture et du poulet sauté, elle se retint, elle n'osa commander des fraises, une primeur encore chère, de crainte de trop augmenter l'addition.

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