L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1435)

Chapitre VIII

Dès les jours suivants, le compte rendu de cette séance, publié dans les journaux, produisit un effet énorme à la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait réservé pour ce moment-là une poussée dernière de réclames, la plus tonitruante des fanfares qu'on eût soufflée depuis longtemps dans les trompettes de la publicité ; et il courut même une plaisanterie, on raconta qu'il avait fait tatouer ces mots : Achetez de l'Universelle,aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en les lançant dans la circulation. D'ailleurs, il venait d'exécuter enfin son grand coup, l'achat de La Cote financière, ce vieux journal solide, qui avait derrière lui une honnêteté impeccable de douze ans. Cela avait coûté cher, mais la sérieuse clientèle, les bourgeois trembleurs, les grosses fortunes prudentes, tout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze jours, à la Bourse, on atteignit le cours de quinze cents ; et, dans la dernière semaine d'août, par bonds successifs, il était à deux mille. L'engouement s'était encore exaspéré, l'accès allait en s'aggravant à chaque heure, sous l'épidémique fièvre de l'agio. On achetait, on achetait, même les plus sages, dans la conviction que ça monterait encore, que ça monterait sans fin. C'étaient les cavernes mystérieuses des Mille et Une Nuits qui s'ouvraient, les incalculables trésors des califes qu'on livrait à la convoitise de Paris. Tous les rêves chuchotés depuis des mois, semblaient se réaliser devant l'enchantement public : le berceau de l'humanité réoccupé, les antiques cités historiques du littoral ressuscitées de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l'Inde et la Chine exploitées, par la troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n'avait pu faire avec son sabre, cette conquête de l'Orient, une Compagnie financière le réalisait, en y lançant une armée de pioches et de brouettes. On conquérait l'Asie à coups de millions, pour en tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites réunions intimes de cinq heures, aux grandes réceptions mondaines de minuit, à table et dans les alcôves. Elles l'avaient bien prévu : Constantinople était prise, on aurait bientôt Brousse,Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, Trébizonde, toutes les villes dont l'Universelle faisait le siège, jusqu'au jour où l'on aurait la dernière, la ville sainte, celle qu'on ne nommait pas, qui était comme la promesse eucharistique de la lointaine expédition. Les pères, les maris, les amants que violentait cette ardeur passionnée des femmes, n'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri répété de : Dieu le veut ! Puis, ce fut enfin l'effrayante cohue des petits, la foule piétinante qui suit les grosses armées, la passion descendue du salon à l'office, du bourgeois à l'ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n'ayant qu'une action, trois, quatre, dix actions, des concierges près de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraités de province dont le budget est de dix sous par jour, des prêtres de campagne dénudés par l'aumône, toute la masse hâve et affamée des rentiers infimes, qu'une catastrophe de Bourse balaye comme une épidémie et couche d'un coup dans la fosse commune.

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