L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1458)

Chapitre IX

Dès qu'elle fut seule, madame Caroline se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé où elle vivait. Vers la première semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents ; et c'était, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimité : Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitaient en égale, en amie du dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bénédictions montait de la foule heureuse des petits et des grands, les filles enfin dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d'une retraite, les riches brûlant de l'insatiable joie d'être plus riches encore. Au lendemain de l'exposition, dans Paris grisé de plaisir et de puissance, l'heure était unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que, dessous, sonnait le vide, le réel épuisement d'un règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit énormes, dont les caisses béantes s'éventraient de toutes parts. Au premier craquement, dans ce vertige, c'était la débâcle. Et madame Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son cœur se serrer, à chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, à peine un léger frémissement des baissiers, étonnés et domptés. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui déjà minaitl'édifice ; mais quoi ? rien ne se précisait ; et elle était forcée d'attendre, devant l'éclat du triomphe grandissant, malgré ces légères secousses d'ébranlement qui annoncent les catastrophes.

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