L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1825)

Chapitre X

Cependant, la salle se vidait, il n'allait y rester, en l'air, que la fumée des cigares, une nuée bleuâtre, épaissie et jaunie de toutes les poussières envolées. Mazaud et Jacoby, redevenus corrects, étaient rentrés ensemble dans le cabinet des agents de change, le second plus ému par de secrètes pertes personnelles que par la défaite de ses clients ; tandis que le premier, qui ne jouait pas, était tout à la joie du dernier cours, si vaillamment enlevé. Ils causèrent quelques minutes avec Delarocque, pour des échanges d'engagements, tenant à la main leurs carnets pleins de notes, que leurs liquidateurs devaient dépouiller dès le soir, afin d'appliquer les affaires faites. Pendant ce temps, dans la salle des commis, une salle basse, coupée de gros piliers, pareille à une classe mal tenue, avec des rangées de pupitres et un vestiaire tout au fond, Flory et Gustave Sédille, qui étaient allés chercher leurs chapeaux, s'égayaient bruyamment, en attendant de connaître le cours moyen, que les employés du syndicat, à un des pupitres, établissaient d'après le cours le plus haut et le cours le plus bas. Vers trois heures et demie, lorsque l'affiche eut été collée sur un palier, tous deux hennirent, gloussèrent, imitèrent le chant du coq, dans lecontentement de la belle opération qu'ils avaient réalisée, en trafiquant sur les ordres d'achat de Fayeux. C'était une paire de solitaires pour Chuchu qui tyrannisait maintenant Flory de ses exigences, et un semestre d'avance pour Germaine Cœur que Gustave avait fait la bêtise d'enlever définitivement à Jacoby, lequel venait de prendre au mois une écuyère de l'Hippodrome. D'ailleurs, le vacarme continuait dans la salle des commis, des farces ineptes, un massacre des chapeaux, au milieu d'une bousculade d'écoliers en récréation. Et, d'autre part, sous le péristyle, la coulisse finissait de bâcler des affaires, Nathansohn se décidait à descendre les marches, enchanté de son arbitrage, parmi le flot des derniers spéculateurs, qui s'attardaient, malgré le froid devenu terrible. Dès six heures, tout ce monde de joueurs, d'agents de change, de coulissiers et de remisiers, après avoir, les uns établi leur gain ou leur perte, les autres arrêté leurs notes de courtage, allaient se mettre en habit, pour finir d'étourdir leur journée, avec leur notion pervertie de l'argent, dans les restaurants et les théâtres, les soirées mondaines et les alcôves galantes.

?>