L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1827)

Chapitre X

Et l'on causait, on calculait les sommes considérables qu'il devait déjà avoir englouties, à faire avancer ainsi, le 15 et le 30 de chaque mois, pareils à des rangées de soldats que les boulets emportent, des sacs d'écus qui fondaient au feu de la spéculation. Jamais encore, il n'avait subi, en Bourse, une si rude attaque à sa puissance, qu'il y voulait souveraine, indiscutable ; car, s'il était, comme il aimait à le répéter, un simple marchand d'argent, et non un joueur, il avait la nette conscience que, pour rester ce marchand, le premier du monde, disposant de la fortune publique, il lui fallait être le maître absolu du marché ; et il se battait, non pour le gain immédiat, mais pour sa royauté elle-même, pour sa vie. De là, l'obstination froide, la farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevards, le long de la rue Vivienne, avec sa face blême et impassible, son pas de vieillard épuisé, sans que rien en lui décelât lamoindre inquiétude. Il ne croyait qu'à la logique. Au-dessus du cours de deux mille francs, la folie commençait pour les actions de l'Universelle ; à trois mille, c'était la démence pure, elles devaient retomber, comme la pierre lancée en l'air retombe forcément ; et il attendait. Irait-il jusqu'au bout de son milliard ? On frémissait d'admiration autour de Gundermann, du désir aussi de le voir enfin dévorer ; tandis que Saccard, qui soulevait un enthousiasme plus tumultueux, avait pour lui les femmes, les salons, tout le beau monde des joueurs, lesquels empochaient de si belles différences, depuis qu'ils battaient monnaie avec leur foi, en trafiquant sur le mont Carmel et sur Jérusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive était décrétée, le catholicisme allait avoir l'empire de l'argent, comme il avait eu celui des âmes. Seulement, si ses troupes gagnaient gros, Saccard se trouvait à bout d'argent, vidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponibles, près des deux tiers venaient d'être ainsi immobilisés : c'était la prospérité trop grande, le triomphe asphyxiant, dont on étouffe. Toute société qui veut être maîtresse à la Bourse, pour maintenir le cours de ses actions, est une société condamnée. Aussi, dans les commencements, n'était-il intervenu qu'avec prudence. Mais il avait toujours été l'homme d'imagination, voyant trop grand, transformant en poèmes ses trafics louches d'aventurier ; et, cette fois, avec cette affaire réellement colossale et prospère, il en arrivait à des rêves extravagants de conquête, à une idée si folle, si énorme, qu'il ne se la formulait même pas nettement à lui-même. Ah ! s'il avait eu des millions, des millions toujours, comme ces sales juifs ! Le pis était qu'il voyait la fin de ses troupes, encorequelques millions bons pour le massacre. Puis, si la baisse venait, ce serait son tour à payer des différences ; et lui, ne pouvant lever les titres, serait bien forcé de se faire reporter. Dans sa victoire, le moindre gravier devait culbuter sa vaste machine. On en avait la sourde conscience, même parmi les fidèles, ceux qui croyaient à la hausse comme au bon Dieu. C'était ce qui achevait de passionner Paris, la confusion et le doute où l'on s'agitait, ce duel de Saccard et de Gundermann dans lequel le vainqueur perdait tout son sang, ce corps à corps des deux monstres légendaires, écrasant entre eux les pauvres diables qui se risquaient à jouer leur jeu, menaçant de s'étrangler l'un l'autre, sur le monceau des ruines qu'ils entassaient.

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