L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1898)

Chapitre X

Alors, pendant la dernière demi-heure, ce fut la débâcle, la déroute s'aggravant et emportant la foule en un galop désordonné. Après l'extrême confiance, l'engouement aveugle, arrivait la réaction de la peur, tous se ruant pour vendre, s'il en était temps encore. Une grêle d'ordres de vente s'abattit sur la corbeille, on ne voyait plus que des fiches pleuvoir ; et ces paquets énormes de titres, jetés ainsi sans prudence, accéléraient la baisse, un véritable effondrement. Les cours, de chute en chute, tombèrent à 1 500, à 1 200, à 900. Il n'y avait plus d'acheteurs, la plaine restait rase, jonchée de cadavres. Au-dessus du sombre grouillement des redingotes, les trois coteurs semblaient être des greffiers mortuaires, enregistrant des décès. Par un singulier effet du vent de désastre qui traversait la salle, l'agitation s'y était figée, le vacarme s'y mourait, comme dans la stupeur d'une grande catastrophe. Un silence effrayant régna, lorsque, après lecoup de cloche de la clôture, le dernier cours de 830 francs fut connu. Et la pluie entêtée ruisselait toujours sur le vitrage, qui ne laissait plus filtrer qu'un crépuscule louche ; la salle était devenue un cloaque, sous l'égouttement des parapluies et le piétinement de la foule, un sol fangeux d'écurie mal tenue, où traînaient toutes sortes de papiers déchirés ; tandis que, dans la corbeille, éclatait le bariolage des fiches, les vertes, les rouges, les bleues, jetées à pleines mains, si abondantes ce jour-là, que le vaste bassin débordait.

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