L'Argent

L'Argent (paragraphe n°1991)

Chapitre XI

Ce jour-là, madame Caroline devait allez chez Mazaud, au sujet de certaines pièces qu'elle voulait joindre au dossier de son frère. Elle désirait également savoir quelle serait son attitude, dans le cas où la défense le citerait comme témoin. Le rendez-vous pris n'était que pour quatre heures, après la Bourse ; et, seule enfin, elle passa plus d'une heure et demie à classer les renseignements qu'elle avait obtenus déjà. Elle commençait à voir clair, dans le monceau des ruines. De même, au lendemain d'un incendie, quand la fumée s'est dissipée et que le brasier s'est éteint, on déblaie les matériaux, avec le vivace espoir de trouver l'or des bijoux fondus.D'abord, elle s'était demandé où avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents millions, il fallait bien, si des poches s'étaient vidées, que d'autres se fussent emplies. Cependant, il paraissait certain que le râteau des baissiers n'avait pas ramassé toute la somme, un effroyable coulage en avait emporté un bon tiers. A la Bourse, les jours de catastrophe, on dirait que le sol boit l'argent, il s'en égare, il en reste un peu à tous les doigts. Gundermann devait, à lui seul, avoir empoché une cinquantaine de millions. Puis, venait Daigremont, avec douze à quinze. On citait encore le marquis de Bohain, dont le coup classique avait réussi une fois de plus : à la hausse chez Mazaud, il refusait de payer, tandis qu'il avait touché près de deux millions chez Jacoby, où il était à la baisse ; seulement, cette fois, tout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femme, en simple filou, Mazaud, affolé par ses pertes, parlait de lui envoyer du papier timbré. Presque tous les administrateurs de l'Universelle s'étaient, d'ailleurs, taillé royalement leur part, les uns comme Huret et Kolb en réalisant au plus haut cours, avant l'effondrement, les autres comme le marquis et Daigremont en passant aux baissiers, par une tactique de traîtres ; sans compter que, dans une de ses dernières réunions, lorsque la société était déjà aux abois, le conseil d'administration avait fait créditer chacun de ses membres de cent et quelques mille francs. Enfin, à la corbeille, Delarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagné personnellement de grosses sommes, déjà englouties du reste dans les deux gouffres toujours béants, impossibles à combler, que creusaient chez le premier l'appétit de la femme et chez l'autre la passion du jeu. De même, le bruit courait queNathansohn devenait un des rois de la coulisse, grâce à un gain de trois millions, qu'il avait réalisé en jouant pour son compte à la baisse, tandis qu'il jouait à la hausse pour Saccard ; et la chance extraordinaire était qu'il aurait sauté certainement, engagé pour des achats considérables au nom de l'Universelle qui ne payait plus, si l'on n'avait pas été forcé de passer l'éponge, de faire cadeau de ce qu'elle devait, plus de cent millions, à la coulisse tout entière, reconnue insolvable. Un homme décidément heureux et adroit, ce petit Nathansohn ! et quelle jolie aventure, dont on souriait, garder ce qu'on a gagné, ne pas payer ce qu'on a perdu !

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