L'Argent

L'Argent (paragraphe n°2089)

Chapitre XII

Au fond de la banale alcôve d'hôtel meublé, ces deux misérables créatures effondrées, finies, c'était tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante, souveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu, des châteaux, des prairies, des labours, des forêts. Puis, cette immense fortune domaniale peu à peu s'en était allée avec les siècles en marche, et la comtesse venait d'engloutir la dernière épave dans une de ces tempêtes de la spéculation moderne, où elle n'entendait rien : d'abord ses vingt mille francs d'économies, épargnés sou à sou pour sa fille, puis les soixante mille francs empruntés sur les Aublets, puis cette ferme tout entière. L'hôtel de la rue Saint-Lazare ne payerait pas les créanciers. Son fils était mort loin d'elle et sans gloire. On lui avait ramené sa fille blessée, salie par un bandit, comme on remonte, saignant et couvert de boue, un enfant qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtesse, si noble naguère, mince, haute, toute blanche, avec son grand air suranné, n'était plus qu'une pauvre vieille femme détruite, cassée par cette dévastation ; tandis que, sans beauté, sans jeunesse, montrant la disgrâce de son cou trop long, dans le désordre de sa chemise, Alice avait des yeux de folle, où se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueil, sa virginitéviolentée. Et, toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient sans fin.

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