L'Argent

L'Argent (paragraphe n°266)

Chapitre II

Ce fut même ce qui intéressa Saccard, cette tristesse croissante de madame Caroline, dont la belle gaieté s'assombrissait du découragement où elle voyait tomber son frère. Dans leur ménage, elle était un peu l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus frêle, avait des facultés de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses études, il ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier, n'en éprouvant pas le besoin, adorant sa sœur, ce qui lui suffisait. Il devait avoir des maîtresses d'un jour, qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique, aux conceptions si vastes, d'un zèle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois une telle naïveté, qu'on l'aurait jugé un peu sot. Elevé dans le catholicisme le plus étroit, il avait gardé sa religion d'enfant, il pratiquait, très convaincu ; tandis que sa sœur s'était reprise, par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu'elle se donnait à son côté, aux longues heures où il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langues,elle avait lu les économistes, les philosophes, passionnée un instant pour les théories socialistes et évolutionnistes ; mais elle s'était calmée, elle devait surtout à ses voyages, à son long séjour parmi des civilisations lointaines, une grande tolérance, un bel équilibre de sagesse. Si elle ne croyait plus, elle demeurait très respectueuse de la foi de son frère. Entre eux, il y avait eu une explication, et jamais ils n'en avaient reparlé. Elle était une intelligence, dans sa simplicité et sa bonhomie ; et, d'un courage à vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui résistait aux cruautés du sort, elle avait coutume de dire qu'un seul chagrin était resté saignant en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant.

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