L'Argent

L'Argent (paragraphe n°301)

Chapitre II

Puis, tout d'un coup, madame Caroline retomba à un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, très pâle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle, il cessa de l'interroger, devant son obstination à dire qu'elle n'avait rien, qu'elle était comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire-part, la lettre qui annonçait le mariage de monsieur Beaudoin avec la fille d'un consul anglais, très jeune et immensément riche. Le coup avait dû être d'autant plus dur, que la nouvelle était arrivée par cette lettre banale, sans aucune préparation, sans même un adieu. C'était tout un écroulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte de l'espoir lointain où elle se raccrochait, aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, à la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anéantie. Le soir même, une autre stupeur l'attendait : comme, à son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle éclata en sanglots ; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volonté, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eutpas de révolte, mais sa tristesse en fut accrue, à l'infini. Pourquoi avait-elle laissé s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet homme, lui-même ne devait pas l'aimer. Ce n'était point qu'il lui parût d'un âge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beauté certes, et vieux déjà, il l'intéressait par la mobilité de ses traits, par l'activité de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supérieure, capable de réaliser les grandes entreprises de son frère, avec l'honnêteté moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbécile ! Elle, si sage, si instruite par la dure expérience, si maîtresse d'elle-même, avoir ainsi succombé, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale ! Le pis était qu'elle le sentait, autant qu'elle, étonné, presque fâché de l'aventure. Lorsque, cherchant à la consoler, il lui avait parlé de monsieur Beaudoin comme d'un amant ancien, dont la basse trahison ne méritait que l'oubli, et qu'elle s'était récriée, en jurant que jamais rien ne s'était passé entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fierté de femme ; mais elle était revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par être convaincu de la vérité de cette histoire, elle par droiture et dignité se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux années, puis se lassant et en épousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découverte, cette conviction qui aurait dû passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalité sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils nerecommencèrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie.

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