L'Argent

L'Argent (paragraphe n°319)

Chapitre II

Madame Caroline, d'un bon sens si solide, très réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait en elle satendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, où elle s'était crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions colorées, ses renseignements débordants, qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, où elle avait habité trois ans, elle ne tarissait pas : Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithéâtre, au milieu de vastes jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les villes de la côte, au nord Antioche, déchue de sa splendeur, au sud Saïda, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume toutes, Tyr dont les marchands étaient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblé par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais, où ne se dressent, misérables et éparses, que quelques cabanes de pêcheurs. Elle avait accompagné son frère partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trébizonde ; elle avait vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivés et les champs stériles. Et, des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes, elle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisable, la luxuriante nature,la même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées ! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agriculture, au-delà d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se servait avant Jésus-Christ, et l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils à des enfants idiots, arrêtés dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exécrable, des impôts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres civiles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fâchait, elle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'Œuvre de la nature, une terre bénie, d'un charme exquis, où tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés des montagnes, les neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient se passionner, à l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la réveiller.

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