L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1253)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre VIII

A partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d'Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de ses nouvelles dès la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui. Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rasé et peigné, il causait poliment, avec les manières d'un homme qui aurait reçu de l'instruction. C'est ainsi que les Coupeau apprirent peu à peu des détails sur sa vie. Pendant les huit dernières années, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ; et quand on lui demandait pourquoi il s'étaitretiré, il se contentait de parler de la coquinerie d'un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur toute sa personne comme une noblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Il se disait sans cesse près de conclure une affaire superbe, des maisons de chapellerie devaient l'établir, lui confier des intérêts énormes. En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait au soleil, les mains dans les poches, ainsi qu'un bourgeois. Les jours où il se plaignait, si l'on se risquait à lui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitié souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'échinant pour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l'air du temps. Oh ! c'était un malin, il savait s'arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de prospérité, il lui fallait bien de l'argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraie vérité était que Lantier, très bavard sur les autres, se taisait ou mentait quand il s'agissait de lui. Il ne voulait même pas dire où il demeurait. Non, il logeait chez un ami, là-bas, au diable, le temps de trouver une belle situation ; et il défendait aux gens de venir le voir, parce qu'il n'y était jamais.

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