L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1256)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre VIII

Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier, Gervaise, les premières semaines,vécut dans un grand trouble. Elle éprouvait au creux de l'estomac cette chaleur dont elle s'était sentie brûlée, le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de ce qu'elle redoutait d'être sans force, s'il la surprenait un soir toute seule et s'il s'avisait de l'embrasser. Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais, lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne la regardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quand les autres avaient le dos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de ses vilaines pensées. Pourquoi tremblait-elle ? On ne pouvait pas rencontrer un homme plus gentil. Bien sûr, elle n'avait plus rien à craindre. Et la grande brune manœuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans un coin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara d'une voix grave, en choisissant les termes, que son cœur était mort, qu'il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur de son fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dans le Midi. Il embrassait Etienne sur le front tous les soirs, ne savait que lui dire si l'enfant restait là, l'oubliait pour entrer en compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mourir en elle le passé. La présence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et de l'hôtel Boncœur. A le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus. Même elle se trouvait prise d'une répugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh ! c'était fini, bien fini. S'il osait un jour lui demander ça, elle lui répondrait par une paire de claques, elle instruirait plutôt son mari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceur extraordinaire, à la bonne amitié de Goujet.En arrivant un matin à l'atelier, Clémence raconta qu'elle avait rencontré la veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le bras à une femme. Elle disait cela en mots très sales, avec de la méchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame-de-Lorette ; la femme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitié crevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis, par blague. Le chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la petite, montée toute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémence eut beau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait à repasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l'histoire lui mettait aux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux, disait-elle, étaient tous enragés après les femmes ; il leur en fallait quand même ; ils en auraient ramassé sur une pelle dans un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa des taquineries de Clémence, qui l'intriguait avec sa blonde. D'ailleurs, il semblait flatté d'avoir été aperçu. Mon Dieu ! c'était une ancienne amie, qu'il voyait encore de temps à autre, lorsque ça ne devait déranger personne ; une fille très chic, meublée en palissandre ; et il citait d'anciens amants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le fils d'un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussait sous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avait parfumé, lorsque Etienne rentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas à conséquence et queson cœur était mort. Gervaise, penchée sur son ouvrage, hocha la tête d'un air d'approbation. Et ce fut encore Clémence qui porta la peine de sa méchanceté, car elle avait bien senti Lantier la pincer déjà deux ou trois fois, sans avoir l'air, et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameau du boulevard.

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