L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°1313)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre VIII

Peu à peu, Lantier en était venu également à s'occuper des affaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu'on pouvait leur intenter un procès. Est-ce qu'ils se fichaient du monde ! c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois ! Et il montait lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pièces de cent sous. Maman Coupeau aurait baisé les mains de Lantier, qui jouait en outre le rôle de grand arbitre, dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mère, et que celle-ci allait pleurer sur son lit, il les bousculait toutes les deux, les forçait à s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient amuser le monde avec leurs bons caractères. C'était comme Nana : on l'élevait joliment mal, à son avis. En cela, il n'avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mère soutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le père faisait une scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, se sentant excusée à l'avance, commettait les cent dix-neuf coups. A présent, elle avait inventé d'aller jouer dans la maréchalerie en face ; elle se balançait la journée entière aux brancards des charrettes ; elle se cachait avec des bandes de voyous au fond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge ; et, brusquement, elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et barbouillée, suivie de la queue des voyous, comme siune volée de marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savait joliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il avait fini par se charger de son éducation : il lui apprenait à danser et à parler patois.

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